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Sein und Zeit

Être et temps : § 26. L’être-Là-avec des autres et l’être-avec quotidien.

Ser e Tempo

domingo 10 de julho de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

La réponse à la question du qui du Dasein quotidien doit être conquise dans une analyse du mode d’être où le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent. La recherche prendra donc son orientation sur l’être-au-monde en tant que constitution fondamentale du Dasein qui co-détermine tout mode de son être. Si nous avions raison de dire que l’explication précédente du monde avait également déjà fait apparaître au regard les autres moments structurels de l’être-au-monde, alors cette explication doit en même temps avoir préparé d’une certaine manière la réponse à la question du qui ?

Notre « description » du monde ambiant prochain, par exemple du monde d’ouvrage de l’artisan, a montré [1], que les autres à qui l’ouvrage est destiné « font encontre avec » l’outil [2] qui est sur le métier. Dans le mode d’être de cet à-portée-de-la-main, c’est-à-dire dans sa tournure, est impliqué un renvoi essentiel à des porteurs possibles, « à la mesure desquels » il doit être taillé. Tout de même, dans le matériau employé, celui qui l’a produit ou « livré » fait [118] encontre comme quelqu’un qui « sert » bien ou mal. Par exemple, le champ le long duquel nous marchons « dehors » se montre comme appartenant à tel ou tel, comme ordinairement entretenu par lui ; le livre que nous utilisons a été acheté chez… ou offert par…, etc. Le bateau à l’ancre sur le rivage renvoie en son être-en-soi à un familier qui s’en sert pour ses excursions - mais même en tant que « bateau inconnu » il manifeste autrui. Ces autres qui nous font ainsi « encontre » dans le contexte d’outils à-portée-de-la-main, intérieur au monde ambiant ne sont point par exemple ajoutés par la pensée à une chose de prime abord sans plus sous-la-main, mais ces « choses » font encontre à partir du monde où elles sont à-portée-de-la-main pour les autres, lequel monde, d’emblée, est toujours aussi déjà le mien. Dans notre analyse antérieure, l’orbe de l’étant rencontré de manière intramondaine a d’abord été restreint à l’outil à-portée-de-la-main ou à la nature sous-la-main, c’est-à-dire à un étant ne présentant pas le caractère du Dasein. Cette restriction n’était pas seulement nécessaire afin de simplifier l’explication mais avant tout parce que le mode d’être du Dasein des autres tel qu’il est rencontré de manière intramondaine se distingue de l’être-à-portée-de-la-main et de l’être-sous-la-main. Le monde du Dasein libère par conséquent de l’étant qui n’est pas seulement en général différent de l’outil et des choses, mais qui, de par son mode d’être propre, est lui-même en tant que DASEIN « dans » le monde - où il fait en même temps encontre de manière intramondaine - selon la guise de l’être-au-monde. Cet étant n’est ni-sous-la-main ni à-portée-de-la-main, mais comme est le Dasein même qui le libère - lui aussi est Là et Là-avec. Si l’on voulait identifier en général le monde avec l’étant intramondain, l’on serait forcé de dire que le « monde » est aussi Dasein.

Cependant, la caractérisation du faire-encontre des autres s’oriente à nouveau à chaque fois sur le Dasein propre. Est-ce à dire qu’elle parte elle aussi d’un « Moi » privilégié et isolé, de telle manière qu’il faille ensuite chercher un passage conduisant de ce sujet isolé vers autrui ? Pour éviter ce contresens, il convient de préciser en quel sens nous parlons ici des « autres ». « Les autres », cela ne veut pas dire : tout le reste des hommes en-dehors de moi, dont le Moi se dissocierait - les autres sont bien plutôt ceux dont le plus souvent l’on ne se distingue pas soi-même, parmi lesquels l’on est soi-même aussi. Cet être-Là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-sous-la-main « ensemble » à l’intérieur d’un monde. L’« avec » est ici à la mesure du Dasein, le « aussi » désigne une mêmeté d’être comme être-au-monde préoccupé de manière circon-specte. L’« avec » et le « aussi » doivent être compris existentialement, non pas catégorialement. Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être-au-monde, le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun. L’être-à est être-avec avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec.

Si les autres me font encontre, ce n’est point à la faveur d’une saisie qui distinguerait [119] d’emblée entre le sujet propre de prime abord sous-la-main et les autres sujets tels qu’ils surviennent « eux aussi » - d’un avisement primaire de soi-même où serait pour la première fois constaté le corrélat d’une différence. Les autres font encontre depuis le monde où le Dasein préoccupé et circon-spect se tient essentiellement. À l’encontre des « explications » de l’être-sous-la-main d’autrui que la théorie n’a que trop tendance à forger, il importe avant tout de maintenir cette donnée phénoménale qu’on vient de mettre en évidence : autrui fait encontre dans le monde ambiant. Cette modalité mondaine prochaine et élémentaire de rencontre du Dasein va si loin que même le Dasein propre n’est de prime abord « trouvable » par lui-même qu’en faisant abstraction de, voire en n’« apercevant » même pas encore ses « vécus » et le « centre de ses actes ». Si le Dasein se trouve « soi-même » quelque part, c’est de prime abord dans ce qu’il fait, dans ce dont il a besoin, dans ce qu’il attend, dans ce qu’il conjure - bref dans l’à-portée-de-la-main intramondain tel que de prime abord il s’en préoccupe.

Plus encore, même lorsque le Dasein s’interpelle lui-même expressément comme « Moi-ici », cette détermination locale de la personne doit encore être comprise à partir de la spatialité existentiale du Dasein. En interprétant celle-ci (§23), nous suggérions déjà que ce Moi-ici ne désignait pas un point privilégié occupé par la chose-Moi, mais se comprenait comme être-à à partir du là-bas du monde à-portée-de-la-main auprès duquel le Dasein se tient en tant que préoccupation.

W. v. Humboldt   [3] a attiré l’attention sur des langues qui expriment le « Je » par « ici », le « tu » par « là » et le « il » par « là-bas », c’est-à-dire, en terme grammaticaux, qui restituent les pronoms personnels par des adverbes de lieu. La signification originelle des expressions de lieu est-elle adverbiale ou pronominale ? La question est controversée. Néanmoins, la querelle perd tout fondement dès l’instant qu’on observe que les adverbes de lieu ont rapport au Moi en tant que Dasein. L’« ici », le « là », le « là-bas » ne sont pas primairement les déterminations locales de l’étant intramondain sous-la-main en des emplacements spatiaux, mais des caractères de la spatialité originaire du Dasein. Les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein, leur signification primaire n’est pas catégoriale, mais existentiale. Du reste, ils ne sont pas non plus des pronoms : leur signification est antérieure à la différence entre adverbes de lieu et pronoms personnels ; mais la signification proprement [120] spatiale qu’ont ces expressions par rapport au Dasein atteste que l’interprétation du Dasein encore indemne de toute déviation théorique aperçoit immédiatement celui-ci dans son « être » spatial, c’est-à-dire é-loignant-orientant, « auprès » du monde de la préoccupation. Dans le « ici», le Dasein identifié à son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de soi vers le « là-bas » d’un étant à-portée-de-la-main pour la circon-spection, sans laisser pourtant de se viser dans la spatialité existentiale.

Le Dasein se comprend de prime abord et le plus souvent à partir de son monde, et de même c’est à partir de l’à-portée-de-la-main intramondain que fait diversement encontre l’être-Là-avec d’autrui. Même lorsque les autres deviennent pour ainsi dire thématiques en leur Dasein, ils ne font pas encontre en tant que choses-personnes sous-la-main, mais nous les rencontrons « au travail », c’est-à-dire, primairement, dans leur être-au-monde. Même si nous voyons l’autre « en train de ne rien faire », il n’est pas saisi comme chose-homme sous-la-main, mais ce « ne rien faire » est un mode existential d’être, celui qui consiste à côtoyer, sans préoccupation ni circon-spection, tout le monde et personne. L’autre fait encontre en son être-Là-avec dans le monde.

Mais, dira-t-on, l’expression « Dasein » montre pourtant clairement que cet étant est « de prime abord » sans aucune relation à autrui, et que c’est après coup qu’il peut en plus être « avec » d’autres. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que nous utilisons le terme d’être-Là-avec pour désigner l’être auquel les autres qui sont libérés au sein du monde. Si cet être-Là-avec des autres n’est ouvert que de manière intramondaine à un Dasein - et ainsi également pour ceux qui sont-Là-avec -, c’est seulement parce que le Dasein est en lui-même essentiellement être-avec. L’énoncé phénoménologique : le Dasein est essentiellement être-avec a un sens ontologico-existential. Cet énoncé ne prétend pas constater ontiquement que je ne suis pas facticement seul sous-la-main, et qu’au contraire surviennent d’autres étants de mon espèce. Si la proposition : l’être-au-monde du Dasein est essentiellement constitué par l’être-avec, avait ce sens, l’être-avec ne serait pas une détermination existentiale caractérisant le Dasein à partir de soi-même et selon son mode d’être, mais simplement une propriété s’imposant à chaque fois sur la base de la survenance d’autrui. L’être-avec détermine existentialement le Dasein même lorsqu’un autre n’est ni sous-la-main ni perçu facticement. Même l’être-seul du Dasein est être-avec dans le monde. L’autre ne peut manquer que dans et pour un être-avec. L’être-seul est un mode déficient de l’être-avec, sa possibilité est la preuve de celui-ci. D’autre part, l’être-seul factice n’est pas supprimé par le simple fait qu’un deuxième exemplaire « homme », voire même dix, surviennent « à côté » de moi. Même si ceux-ci, et plus encore, sont sous-la-main, le Dasein peut être seul. L’être-avec et la facticité de l’être-l’un-avec-l’autre ne se fonde donc pas dans une survenance de plusieurs « sujets » [121] ensemble. Plus encore, même l’être-seul « parmi » beaucoup ne signifie pas, au sujet de l’être de ces « beaucoup », qu’ils soient alors simplement sous-la-main. Même pour l’être « parmi eux », ils sont là-avec ; leur être-Là-avec fait encontre selon le mode de l’indifférence et de l’étrangèreté. Le manque, le « départ » sont des modes de l’être-Là-avec, ils ne sont possibles que parce que le Dasein comme être-avec laisse le Dasein d’autrui faire encontre en son monde. L’être-avec est une déterminité du Dasein à chaque fois propre ; l’être-Là-avec caractérise le Dasein d’autrui pour autant que celui-ci est libéré pour un être-avec par le monde de celui-ci. Quant au Dasein propre, ce n’est que pour autant qu’il a la structure d’essence de l’être-avec qu’il est lui-même être-Là-avec faisant encontre à d’autres.

Si l’être-Là-avec demeure existentialement constitutif de l’être-au-monde, il doit alors, tout comme l’usage circon-spect de l’à-portée-de-la-main intramondain, que nous caractérisions anticipativement comme préoccupation, être interprété à partir du phénomène du souci, par lequel l’être du Dasein est en général déterminé (cf. le chapitre VI de cette section). Le caractère d’être de la préoccupation ne peut échoir à l’être-avec, quand bien même ce mode d’être est, comme la préoccupation, un être pour l’étant faisant encontre à l’intérieur du monde. Cependant, l’étant « pour » (envers) lequel le Dasein se comporte en tant qu’être-avec n’a pas le mode d’être de l’outil à-portée-de-la-main, il est lui-même Dasein. Cet étant n’appelle pas la préoccupation, mais la sollicitude [4].

La « préoccupation » pour la nourriture et le vêtement, les soins donnés au corps malade sont eux aussi sollicitude. Toutefois, nous comprenons cette expression, comme c’était le cas pour notre usage terminologique de la « préoccupation », comme un existential. La sollicitude sous la forme factice et sociale de l’« assistance », par exemple, se fonde dans la constitution d’être du Dasein comme être-avec. Son urgence factice est motivée par le fait que le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent dans les modes déficients de la sollicitude. Être pour, contre, sans… les uns les autres, passer indifféremment les uns à côté des autres, ce sont là des guises possibles de la sollicitude. Et précisément, les modes cités en dernier lieu de la déficience et de l’indifférence caractérisent l’être-l’un-avec-l’autre quotidien et moyen. Ces modes d’être manifestent derechef le caractère de non-imposition et d’« évidence » qui échoit tout aussi bien à l’être-Là-avec quotidien intramondain d’autrui qu’à l’être-à-portée-de-la-main de l’outil dont on se préoccupe chaque jour. Ces modes indifférents de l’être-l’un-avec-l’autre peuvent aisément conduire l’interprétation ontologique à expliciter de prime abord cet être au sens du pur être-sous-la-main de plusieurs sujets. Apparemment, il ne s’agit que de variantes infimes de ce même mode d’être, et pourtant, entre la survenance ensemble « indifférente » de choses quelconques et l’indifférence propre à des étants qui sont l’un avec [122] l’autre, la différence est essentielle.

Quant à ses modes positifs, la sollicitude offre deux possibilités extrêmes. Elle peut ôter pour ainsi dire le « souci » à l’autre, et, dans la préoccupation, se mettre à sa place, se substituer à lui. Cette sollicitude assume pour l’autre ce dont il y a à se préoccuper. L’autre est alors expulsé de sa place, il se retire, pour recevoir après coup l’objet de préoccupation comme quelque chose de prêt et de disponible, ou pour s’en décharger complètement. Dans une telle sollicitude, l’autre peut devenir dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée. Cette sollicitude qui se substitue, qui ôte le « souci » détermine l’être-l’un-avec-l’autre dans la plus large mesure, et elle concerne le plus souvent la préoccupation pour l’à-portée-de-la-main.

En face d’elle existe la possibilité d’une sollicitude qui ne se substitue pas tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le « souci », mais au contraire et proprement pour le lui restituer. Cette sollicitude, qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à se rendre transparent dans son souci et à devenir libre pour lui.

La sollicitude apparaît ainsi comme une constitution d’être du Dasein qui, suivant ses possibilités diverses, est aussi bien solidaire de son être vis-à-vis du monde de la préoccupation que de son être authentique vis-à-vis de lui-même. L’être-l’un-avec-l’autre se fonde de prime abord, et même souvent exclusivement, dans ce qui fait l’objet d’une préoccupation commune dans cet être. Un être-l’un-avec-l’autre provenant de ce que l’on fait la même chose se tient non seulement le plus souvent dans des limites extérieures, mais encore revêt le mode de la distance et de la réserve. L’être-l’un-avec-l’autre de ceux qui sont attelés à la même affaire ne se nourrit souvent que de méfiance. Inversement, l’engagement commun pour la même chose est déterminé par le Dasein à chaque fois saisi de manière propre. C’est seulement cette solidarité authentique qui rend possible la « pragmaticité » vraie qui libère l’autre, sa liberté, vers [5] lui-même.

C’est entre ces deux extrêmes de la sollicitude positive - la sollicitude substitutive-dominatrice et la sollicitude devançante-libérante - que se tient l’être-l’un-avec-l’autre quotidien ; en ce qui concerne les diverses formes mixtes qu’il peut présenter, leur description et leur classification déborde les limites de notre recherche. [123] De même que la circon-spection appartient à la préoccupation comme modalité de la découverte de l’à-portée-de-la-main, de même la sollicitude est guidée par l’égard et par l’indulgence. Tous deux peuvent, conjointement à la sollicitude, parcourir les modes déficients et indifférents correspondants, jusqu’à atteindre l’indiscrétion ou une tolérance faite de pure indifférence.

Le monde ne libère pas seulement l’à-portée-de-la-main comme étant rencontré à l’intérieur du monde, mais aussi le Dasein, les autres dans leur être-Là-avec. Mais cet étant libéré dans le monde ambiant est, conformément à son sens d’être le plus propre, un être-à dans le même monde où, faisant encontre à d’autres, il est Là avec… La mondanéité a été interprétée (§18 - EtreTemps18) comme la totalité de renvois de la significativité. Dans la familiarité immédiatement compréhensive avec cette mondanéité, le Dasein laisse de l’à-portée-de-la-main faire encontre comme découvert en sa tournure. Le complexe de renvois de la significativité trouve son point d’ancrage dans l’être du Dasein pour son être le plus propre - être avec lequel il ne peut plus retourner de rien puisqu’il est bien plutôt l’être en-vue-de-quoi le Dasein est lui-même comme il est [6].

Mais, en vertu de la présente analyse, appartient également à l’être du Dasein, dont il y va pour lui en son être même, l’être-avec autrui. Comme être-avec, le Dasein « est » donc essentiellement en-vue-d’autrui. Cet énoncé doit être compris comme énoncé d’essence. Même lorsque le Dasein factice ne se tourne pas vers d’autres, qu’il croit pouvoir se passer d’eux ou s’en passe effectivement, il est selon la guise de l’être-avec. Dans l’être-avec en tant que en-vue-des-autres existential, ceux-ci sont déjà ouverts en leur Dasein. Cette ouverture des autres, d’emblée constituée avec l’être-avec, contribue donc à la constitution de la significativité, c’est-à-dire de la mondanéité où celle-ci est ancrée dans le en-vue-de existential. C’est pourquoi la mondanéité du monde ainsi constituée, où le Dasein est essentiellement à chaque fois déjà, laisse l’à-portée-de-la-main intramondain faire encontre de telle manière que, en même temps que lui en tant qu’objet de préoccupation circon-specte, l’être-Là-avec d’autrui fait encontre. La structure de la mondanéité du monde implique que les autres ne soient pas de prime abord sous-la-main comme des sujets flottant en l’air juxtaposés à d’autres choses, mais qu’ils se manifestent, en leur être spécifique au sein du monde ambiant, dans le monde à partir de ce qui est à-portée-de-la-main en celui-ci.

L’ouverture de l’être-Là-avec d’autrui qui appartient à l’être-avec signifie ceci : la compréhension d’être un Dasein inclut d’emblée, puisque l’être du Dasein est être-avec, la compréhension d’autrui. Ce comprendre, tout comme le comprendre en général, n’est pas une connaissance acquise, née d’un acte cognitif, mais un mode d’être originairement existential qui rend tout d’abord possible l’acte de connaître et la connaissance. Le fait de se-connaître [124] mutuellement se fonde dans l’être-avec originairement compréhensif. Conformément au mode d’être prochain de l’être-au-monde qui est-avec, ce se-connaître se meut de prime abord dans le (re)connaître compréhensif de ce que le Dasein trouve et dont il se préoccupe dans le monde ambiant avec les autres. C’est à partir de ce dont elle se préoccupe et avec sa compréhension que la préoccupation animée par la sollicitude est comprise, et ainsi, l’autre est de prime abord ouvert dans la sollicitude préoccupée.

Mais comme la sollicitude se tient de prime abord et le plus souvent dans les modes déficients, ou tout au moins indifférents - dans l’indifférence d’un simple côtoiement -, le se-connaître prochain et essentiel a besoin d’un faire-connaissance. Plus encore, comme le se-connaître se perd dans les guises de la réserve, du masque ou de la dissimulation, l’être-l’un-avec-l’autre a besoin de voies particulières pour approcher autrui ou pour « entrer » en lui.

Mais de même que le fait de s’ouvrir ou de se fermer se fonde à chaque fois dans le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre, et même n’est rien d’autre que ce mode, de même l’ouverture expresse d’autrui propre à la sollicitude n’est jamais possible qu’à partir de l’être-avec primaire avec lui. Cet ouvrir thématique certes, mais non pas pour autant théorético-psychologique, des autres est facilement pris par la problématique théorique de la compréhension de la « vie psychique étrangère » pour le phénomène qui viendrait le premier sous le regard. [Avec un certain droit ;] cependant, ce qui représente ainsi de prime abord « phénoménalement » une guise de l’être-l’un-avec-l’autre compréhensif est en même temps pris pour ce qui possibiliserait et constituerait « initialement » et originairement en général l’être pour autrui. Du coup, ce phénomène, qui a été désigné du nom assez malheureux d’« Einfühlung », est ontologiquement chargé de jeter pour ainsi dire le premier pont entre le sujet propre, de prime abord donné isolément, et l’autre sujet, de prime abord absolument refermé.

Certes, l’être pour autrui est ontologiquement différent de l’être pour des choses sous-la-main. L’« autre » étant a lui-même le mode d’être du Dasein. Dans l’être avec et pour les autres est donc contenu un rapport d’être de Dasein à Dasein. Seulement, prétend-on, ce rapport est déjà constitutif du Dasein à chaque fois propre, qui a de lui-même une compréhension d’être et se rapporte ainsi au Dasein. Le rapport d’être aux autres devient alors une projection « dans autre chose » de l’être propre pour soi-même. L’autre est un doublet du Soi-même.

Il est cependant facile d’apercevoir que cette analyse apparemment « évidente » repose sur une base fragile. La présupposition invoquée par cette argumentation, selon laquelle l’être du Dasein pour lui-même serait en même temps l’être pour un autre, est intenable. Tant que [125] cette présupposition n’a pas été évidemment établie en sa légitimité, nul ne saurait comprendre comment elle est censée ouvrir à l’autre comme autre le rapport du Dasein à lui-même.

Non seulement l’être pour autrui est un rapport d’être autonome, irréductible, mais, en tant qu’être-avec, il est déjà étant avec l’être du Dasein. Sans doute on ne peut contester que la connaissance réciproque qui croît sur le sol de l’être-avec ne dépende souvent de la mesure en laquelle le Dasein propre s’est à chaque fois lui-même compris ; mais cette mesure est tout au plus celle en laquelle il s’est rendu transparent - et n’a point dissimulé - l’être-avec essentiel avec d’autres, ce qui n’est possible que si le Dasein comme être-au-monde est à chaque fois déjà avec autrui. L’« Einfühlung », bien loin de constituer l’être-avec, n’est possible que sur sa base, et elle n’est motivée que par les modes déficients prédominants de l’être-avec considérés en leur nécessité inéluctable.

Néanmoins, que l’« Einfühlung » soit tout aussi peu que le connaître en général un phénomène originairement existential, cela ne signifie pas qu’elle ne soulève aucun problème. Son herméneutique spéciale aura à montrer comment les diverses possibilités d’être du Dasein lui-même séduisent et dénaturent l’être-l’un-avec-l’autre et le se-connaître mutuel qui lui appartient, de telle sorte que toute « compréhension » authentique est empêchée et que le Dasein cherche refuge auprès de substituts ; recours qui cependant suppose comme sa condition existentiale positive de possibilité une réelle compréhension d’autrui. L’analyse l’a montré : l’être-avec est un constituant existential de l’être-au-monde. L’être-Là-avec se manifeste comme une modalité d’être propre d’un étant faisant encontre à l’intérieur du monde. Pour autant que le Dasein est en général, il a le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre. Celui-ci ne peut être conçu comme résultat sommatif de la survenance de plusieurs « sujets ». Trouver une pluralité de « sujets », cela même n’est possible que si les autres, tels qu’ils font de prime abord encontre en leur être-Là-avec, ne sont plus traités que comme « numéros ». Mais ce nombre ne peut être lui-même découvert que grâce à un être-l’un-avec-et pour-l’autre déterminé. Cet être-avec « sans égards » « compte » avec les autres, mais sans sérieusement « compter sur eux », ni même « avoir affaire à eux ».

Le Dasein propre aussi bien que l’être-Là-avec d’autrui fait encontre de prime abord et le plus souvent à partir du monde commun tel qu’il est objet de préoccupation dans le monde ambiant. Dans son identification au monde de la préoccupation, autrement dit en même temps à l’être-avec pour les autres, le Dasein n’est pas lui-même. Qui est-ce alors qui a assumé l’être en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien ?


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: Supra, §15, p. [70-71].

[2NT: C’est-à-dire l’ouvrage lui-même

[3Ueber die Verwandschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen, 1829, dans Gesammelte Schriften, éd. de l’Académie des Sciences de Prusse, t. VI, 1ère section, p. 304-330.

[4NT: BW traduisaient « assistance ». Mais quoique ce mot Fürsorge soit en effet utilisé couramment en allemand quand on parle d’assistance publique ou sociale, on va voir qu’il n’a pas ici ce sens, étroitement « transitif ». De plus, souci et sollicitude, ayant même étymologie, reflètent mieux la parenté entre Sorge et Fürsorge. Cette parenté, malheureusement, le français ne nous permettait pas de l’exprimer aussi bien entre souci et préoccupation (Besorgen).

[5NT: Je construis : freigeben für, c’est-à-dire libérer à, ou plutôt : pour, au sens de : vers (cf. envers). Cet être-toujours-déjà-tourné-vers, donc cet être-envers-autrui est la dimension de la sollicitude, du souci-envers. Dimension très différente, donc, de celle du « pour » caractéristique du rapport à l’outil.

[6NT: Cf. supra, p. [84].