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Sein und Zeit

Être et temps : § 44. Dasein, ouverture et vérité

Ser e Tempo

segunda-feira 5 de setembro de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

 a. Le concept traditionnel de la vérité et ses fondements ontologiques

Trois thèses caractérisent la conception traditionnelle de l’essence de la vérité et l’opinion   qu’on se fait de sa définition première : 1. Le « lieu » de la vérité est l’énoncé (le jugement) ; 2. l’essence de la vérité réside dans l’« accord » du jugement avec son objet ; 3. Aristote, le père de la logique, aurait lui aussi assigné la vérité au jugement comme à son lieu originaire, et il aurait lui aussi mis en circulation la définition de la vérité comme « accord ».

Notre intention   n’est pas ici de retracer une histoire du concept de vérité, qui d’ailleurs ne pourrait être exposée que sur la base d’une histoire de l’ontologie  . Quelques références caractéristiques à des données bien connues suffiront à introduire nos élucidations analytiques.

Aristote dit : pathemata tes psyches ton pragmaton homoiomata [10], les « vécus » de l’âme, les noemata (représentations) sont des as-similations aux choses. Cet énoncé qu’Aristote ne donne nullement pour une définition d’essence expresse de la vérité, a fourni son occasion à l’élaboration de la définition ultérieure de l’essence de la vérité comme adaequatio   intellectus et rei. Thomas d’Aquin   [11], qui renvoie à propos de cette définition à Avicenne, qui l’avait à son tour reçu du Livre des Définitions d’Isaac Israëli (Xème siècle), utilise aussi, au lieu de adaequatio (as-similation, ad-équation), les termes correspondentia (correspondance) et convenientia   (con-venance, convergence).

[215] La théorie de la connaissance néo-kantienne du XIXème siècle a souvent voulu voir dans cette définition de la vérité l’expression d’un réalisme naïf et méthodologiquement retardataire, et elle l’a déclarée incompatible avec une problématique qui se serait imposée à travers la « révolution copernicienne » de Kant  . Parler ainsi, cependant, revient à oublier que Kant lui-même - ainsi que Brentano   en avait déjà fait la remarque - demeure si fermement attaché à ce concept de la vérité qu’il renonce même à l’élucider : « L’ancienne et fameuse question, dit-il, avec laquelle on prétendait pousser à bout les logiciens […] est celle-ci : qu’est-ce que la vérité ? La définition nominale de la vérité, qui en fait l’accord de la connaissance avec son objet, est ici offerte et présupposée… » [12] « Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, il faut par là même que cet objet soit distingué des autres ; car une connaissance est fausse si elle ne s’accorde pas avec l’objet auquel elle se rapporte, même si elle contient quelque chose qui pourrait valoir d’autres objets » [13], ajoute-t-il ; et il dira encore dans l’introduction à la « Dialectique transcendantale » : « La vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet pour autant qu’il est intuitionné, mais dans le jugement porté sur lui pour autant qu’il est pensé »? [14]

La caractérisation de la vérité comme « accord », adaequatio, homoiosis   est certes très générale et vide. Elle doit pourtant détenir quelque légitimité puisque, malgré toute la variété des interprétations de la connaissance qui doit recevoir ce prédicat privilégié, elle réussit à se maintenir. C’est pourquoi nous posons maintenant la question des fondements de cette « relation ». Nous demandons : Qu’est-ce qui est tacitement co-posé dans ce tout de relations qu’est l’« adaequatio intellectus et rei » ? Et quel caractère ontologique ce co-présupposé possède-t-il ?

D’abord, que signifie en général le terme d’« accord » ? L’accord de quelque chose avec quelque chose a le caractère formel de la relation de quelque chose à quelque chose. Tout accord, donc toute « vérité », est une relation. Pourtant, toute relation n’est pas accord. Un signe fait signe vers ce qu’il montre. Le signe est une relation, mais il n’est pas un accord du signe et du montré. D’autre part, tout accord ne désigne manifestement pas non plus quelque chose comme la convenientia fixée dans la définition de la vérité. Le nombre 6 s’accorde avec 16 - 10. Les nombres s’accordent, ils sont égaux du point de vue du combien. L’égalité est [216] une guise de l’accord. À celui-ci appartient structurellement quelque chose comme un « point de vue », un « rapport à… ». Par rapport à quoi ce qui est mis en relation dans l’adaequatio s’accorde-t-il ? La clarification de la « relation de vérité » exige de considérer conjointement la spécificité des membres relatifs. Par rapport à quoi intellectus et res, s’accordent-ils ? Est-ce qu’en leur mode d’être, en leur teneur d’essence, ils apportent en général avec eux quelque chose par rapport à quoi ils puissent s’accorder ? Si une identité des deux est rendue impossible par leur hétérogénéité, tous deux, intellectus et res sont-ils cependant peut-être semblables ? Mais la connaissance doit pourtant « donner » la chose telle qu’elle est. L’« accord » a donc le caractère de relation du « tel - tel ». Selon quelle guise cette relation est-elle possible en tant que relation entre intellectus et res ? On le voit clairement par toutes ces questions : pour tirer au clair la structure de la vérité, il ne suffit point de présupposer simplement ce tout relationnel, il faut que le questionnement s’en retourne jusqu’à la connexion d’être qui porte ce tout comme tel.

Faut-il pour cela cependant déployer la problématique de la « théorie de la connaissance » au sujet de la relation sujet-objet ? Ou bien l’analyse peut-elle se restreindre à l’interprétation de la « conscience immanente de la vérité », donc rester « à l’intérieur de la sphère » du sujet ? Suivant l’opinion universelle, ce qui est vrai est la connaissance. Or la connaissance réside dans le juger. Et dans le jugement, il faut distinguer : le juger comme processus   psychique réel et le jugé comme teneur idéale. C’est de celle-ci que l’on dit qu’elle est « vraie ». Le processus psychique réel, au contraire, est sous-la-main ou il ne l’est pas. C’est donc la teneur idéale du jugement qui se tient dans la relation d’accord. Cette relation, par conséquent, concerne une connexion entre la teneur idéale du jugement et la chose réelle considérée comme ce sur quoi il est jugé. Cet accord même, en son mode d’être, est-il réel ou idéal ? Ou rien des deux ? Comment la relation entre étant idéal et sous-la-main réel doit-elle être saisie ontologiquement ? Car elle subsiste bel et bien, et elle n’existe pas seulement, dans des jugements factices, entre teneur du jugement et objet réel, mais en même temps entre teneur idéale et accomplissement réel du jugement - et elle y est encore plus « intime »…

Ou bien n’est-il pas permis de s’enquérir du sens ontologique de la relation entre réel et idéal (de la methexis  ) ? La relation doit subsister - mais que veut dire ontologiquement cette subsistance ?

Qu’est-ce qui pourrait empêcher la légitimité de cette question ? Est-ce un hasard si, [217] depuis plus de deux millénaires, ce problème n’a pas bougé de sa place ? La perversion de la question résiderait-elle déjà dans le point de départ, dans la séparation ontologiquement non clarifiée du réel et de l’idéal ?

Quant à la séparation, opérée du point de vue du juger « effectif » sur le jugé, entre accomplissement réel et teneur idéale, est-elle en général illégitime ? L’effectivité du connaître et du juger n’est-elle pas brisée en deux guises ou « couches » d’être, dont l’assemblage ne saurait atteindre le mode d’être du connaître ? Le psychologisme n’est-il pas fondé à s’inscrire en faux contre cette séparation, même si lui-même n’éclaircit pas ontologiquement, ni même ne connaît comme problème le mode d’être de la pensée du pensé ?

Dans le traitement de la question du mode d’être de l’adaequatio, le retour à la scission de l’accomplissement judicatif et de la teneur judicative, bien loin de faire avancer l’élucidation, fait apparaître tout au plus que l’éclaircissement du mode d’être du connaître est lui-même absolument nécessaire. L’analyse requise à cet effet doit tenter de porter en même temps sous le regard le phénomène de la vérité caractéristique de la connaissance. Quand, dans le connaître lui-même, la vérité devient-elle phénoménalement expresse ? Lorsque le connaître s’atteste comme vrai. C’est cette autolégitimation qui lui assure sa vérité. Par suite, c’est en connexion phénoménale avec la légitimation que la relation d’accord doit se rendre visible.

Supposons que quelqu’un, le dos tourné à un mur, prononce cet énoncé vrai : « Le tableau accroché au mur est penché. » Cet énoncé se légitimera si celui qui l’a prononcé se retourne et perçoit le tableau mal accroché au mur. Mais qu’est-ce qui est proprement légitimé dans cette légitimation ? Quel est le sens de la confirmation de l’énoncé ? Serait-ce par exemple l’accord de la « connaissance », ou du « connu », avec la chose sur le mur, qui est constaté ? Oui et non - suivant que l’on interprète de manière phénoménalement adéquate ce que signifie l’expression « le connu ». À quoi l’auteur de l’énoncé, lorsque - ne percevant pas le tableau, mais « se le représentant seulement » - il juge, est-il rapporté ? À des « représentations » ? Sûrement pas, si du moins la représentation doit signifier ici le représenter comme procès psychique. Pas davantage n’est-il référé à des représentations au sens du représenté, si ce mot désigne une « image » de la chose réelle au mur. Bien plutôt l’énoncer « simplement représentant », suivant son sens le plus propre, est-il référé au tableau réel accroché au mur. Lui seul, et rien d’autre, est visé. Toute interprétation qui voudrait [218] insérer ici un nouvel élément censément visé dans l’énoncer seulement représentant falsifierait la réalité phénoménale de ce sur quoi l’énoncé est porté. L’énoncer est un être pour la chose étante elle-même. Et qu’est-ce qui est légitimé par la perception ? Rien d’autre que ceci que c’est l’étant lui-même qui était visé dans l’énoncé. Ce qui vient à confirmation, c’est que l’être énonçant pour la chose énoncée est une mise au jour de l’étant, c’est qu’il découvre l’étant auquel il se rapporte. Ce qui est confirmé, c’est l’être-découvrant de l’énoncé. Le connaître, en cet accomplissement de légitimation, demeure alors uniquement rapporté à l’étant lui-même. C’est en celui-ci même que se joue, pour ainsi dire, la confirmation. L’étant visé lui-même se montre tel qu’il est en lui-même, autrement dit il est découvert identiquement tel qu’il est mis au jour comme étant dans l’énoncé. Il ne s’agit point de comparer des représentations, ni entre elles, ni en relation à la chose réelle. Ce qui se trouve légitimé n’est point un accord entre le connaître et l’objet ou même entre du psychique et du physique - et pas non plus entre des « contenus de conscience » - mais, uniquement, l’être-découvert de l’étant lui-même, lui dans le comment de son être-découvert. Celui-ci se confirme en ceci que la chose énoncée, c’est-à-dire l’étant lui-même, se montre comme le même. Confirmation signifie : le se montrer de l’étant en son identité [15]. La confirmation s’accomplit sur la base d’un se-montrer de l’étant. Mais cela n’est possible que dans la mesure où ce connaître qui énonce et se confirme est lui-même, quant à son sens ontologique, un être découvrant pour l’étant réel.

L’énoncé est vrai, cela signifie : il découvre l’étant en lui-même. Il énonce, il met au jour, il « fait voir » (apophansis  ) l’étant en son être-découvert. L’être-vrai (vérité) de l’énoncé doit nécessairement être entendu comme être-découvrant. La vérité n’a donc absolument pas la structure d’un accord entre le connaître et l’objet au sens d’une [219] as-similation d’un étant (sujet) à un autre (objet).

Derechef, l’être-vrai comme être-découvrant n’est possible que sur la base de l’être-au-monde. Ce phénomène, où nous avons reconnu une constitution fondamentale du Dasein, est le fondement du phénomène originaire de la vérité. C’est celui-ci qu’il convient maintenant d’approfondir.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[10ARISTOTE, De Interpretatione, 1, 16 a 6.

[11Quaestiones disputatae de Veritate, q. 1, a. 1.

[12Kritik der reinen Vernunft, B 82.

[13Id., B 83.

[14Id., B 350.

[15Pour l’idée de légitimation comme « identification », cf. HUSSERL, Recherches logiques, t. II-2, Recherche VI ; sur « évidence et vérité », id., §36-39, p. 115 sq. (NT: trad. citée, p. 143 sq.) Les exposés courants de la théorie phénoménologique de la vérité se restreignent à ce que Husserl en dit dans les Prolégomènes (t. I), dont la fonction est critique, et notent le rapport de cette théorie avec la doctrine de la proposition de Bolzano ; en revanche, ils laissent de côté les interprétations phénoménologiques positives qui, quant à elles, sont radicalement différentes de celle de Bolzano. Le seul à avoir positivement reçu - bien qu’il se situât en dehors de la recherche phénoménologique - les analyses citées fut E. Lask, dont la Logik der Philosophie de 1911 est aussi fortement marquée par la VIème Recherche (« Intuitions sensible et catégoriale », p. 128 sq.) que sa Lehre vom Urteil [Doctrine du jugement] l’est par les chapitres cités sur l’évidence et la vérité.