Que signifie l’« horizon » ? Essayons d’analyser la métaphore contenue dans ce mot. L’horizon enserre toutes les singularités d’un paysage donné, disposé perspectivement autour d’un centre. L’horizon en délimite la partie visuelle, mais la dépasse et forme un cercle plein. Le déplacement du centre entraîne une modification des objets ; ceux qui étaient à la périphérie peuvent se rapprocher du centre, mais l’horizon comme tel est toujours là. L’horizon demeure stationnaire à l’intérieur du changement des objets. Par ailleurs, n’importe quel objet, si lointain soit-il, peut être atteint par un mouvement du centre vers la périphérie, par un déplacement dans le cadre de l’horizon : chaque singularité présuppose l’horizon, chacune en est une « explication », mais peut aussi, au contraire, l’être simplement impliquée, contenue dans l’horizon en une guise non intuitive. C’est précisément dans sa partie non intuitive, non individuée, que l’horizon stationnaire est le plus englobant. L’horizon est la présence en personne de ce qui n’est pas présent en personne ; il en est la limite, montrant en même temps, de façon indubitable, que ce qui n’est pas présent en personne est néanmoins là et peut être atteint par un cheminement légal. — La métaphore de l’horizon possède, en un autre sens encore, une signification non moins essentielle. L’horizon comme visibilité ultime d’un paysage est déterminé, d’une part, par les choses qui se recouvrent les unes les autres, d’autre part, par la loi de perspective qui fait converger en un point de fuite. Cela montre que chaque chose qui apparaît à l’intérieur de l’horizon est soumise à la loi de celui-ci : la place, la signification et le sens de la chose sont déterminés par son rapport à l’horizon. Ce qu’il l’a de plus lointain, de plus englobant et de moins rempli détermine la signification de ce qui est donné de la manière la plus concrète, la plus pleine. Sous ce rapport, la métaphore de l’horizon entre en jeu là surtout où un même objet physique apparaît dans différents contextes : à mesure que le jeune Mark Twain s’assimile la perspective, l’horizon d’un pilote, le Mississipi perd pour lui sa poésie, c’est-à-dire que le fleuve se voit privé de son horizon poétique.
Si l’horizon est phénomène, c’est en un tout autre sens que les choses qui l’expliquent. Celles-ci sont des phénomènes, des apparaissants au sens propre du terme : ce qui se montre, autant que possible, pleinement, en original, de façon que cela ne saurait se montrer mieux ou davantage. Le phénomène est ici la donation de la chose elle-même qui se dévoile, sa présence en personne. L’horizon en revanche n’est phénomène qu’en ce sens qu’il est là, qu’il nous montre sa présence — en tant que présence de ce qui [64] n’est pas présent, donation du non-donné. Le phénomène de l’horizon ne peut être formulé qu’en de tels paradoxes, frisant la contradiction. Si l’on réserve le titre de phénomène, apparaissant, à ce qui se montre, l’horizon n’est pas un phénomène, mais le retrait à découvert des phénomènes.
En tant que l’horizon est au-dessus des choses qui l’expliquent, il signifie donc : les phénomènes sont toujours le dévoilement du voilé, l’être-voilé est originaire, la mise à découvert et le dévoilement ne sont possibles que sur son fondement.
Dire enfin que le moi est un horizon, c’est dire que toutes les composantes de l’ego cogito cogitatum ne sont pas de plain-pied. L’ego ne peut être donné au même sens que le cogito et le cogitatum, mais uniquement dans la « complication » qui signale les horizons. Le moi n’apparaît pas pleinement, il n’est pas la donation propre de ce qu’il indique ; au contraire, il renvoie ailleurs, hors de lui-même.
Le monde est défini parfois comme horizon de tous les horizons : horizon de la réalité en totalité dans laquelle chaque horizon partiel, chaque connexion fermée de sens et de compréhension s’insère à la place qui est la sienne. Le rêve, le passé et l’avenir, les sphères de l’imagination, de l’abstraction et de la schématisation, la nature, l’histoire et la société avec toutes ses relations, le monde des choses du besoin courant, le contexte du travail, de la concurrence et de la lutte, le monde de l’érotisme et de la solitude, le chez-soi et l’étranger, tout cela a sa place dans le cadre du plus vaste de tous les horizons vers lequel nous nous dirigeons continuellement en cherchant à le pénétrer, si bien que, étant toujours en lui, nous n’y sommes jamais assez. Notre vie domine normalement, de manière préréflexive et non réfléchie, tout ce complexe de relations dont l’articulation consciente est une tâche dont notre pensée la plus ardue a encore à venir à bout. Cela dit, il importe de noter que les horizons, ce ne sont pas seulement ceux qu’on peut qualifier d’externes, le monde et ses grands domaines, tels que la nature ou le monde des πράγματα. Chaque chose singulière, chaque réalité individuelle est elle aussi donnée avec un horizon interne, car elle n’est jamais présente d’un seul coup, tout entière dans la donation actuelle, mais toujours dans des perspectives possibles dont notre expérience opère automatiquement la synthèse. Faire l’expérience des choses, c’est pénétrer dans des horizons pré-esquissés, les expliciter, pratiquer une synthèse continuelle de recouvrement, de concordance, de complémentarité non contradictoire et de concrétisation ou, au contraire, de biffage, de dissolution et de substitution. Vivre dans des horizons, c’est vivre dans des possibilités d’explicitation, vivre en dehors de l’actualité au sens strict, mais de telle manière que l’actualité, l’expérience pour laquelle nous optons, a à tout instant devant elle un immense champ de possibilités ouvertes. C’est, de surcroît, vivre dans des possibilités qui ne sont pas simplement possibles, mais toujours déjà en partie réalisées, qui sont, en ce [65] sens, des réalités effectives et permettent d’avancer continûment au sein du réel, comme l’on saute de pierre en pierre dans le lit d’une rivière. Vivre dans des horizons, c’est élargir infiniment la réalité, sans pour autant la quitter. Cette manière de vivre dans des possibilités, comme s’il s’agissait de réalités, est caractéristique de la vie humaine. Les possibilités se solidifient pour nous en des formations achevées, en des étants massifs dont nous ne remarquons plus la nature dynamique, car leur réalisation est devenue tellement banale que nous la prenons d’emblée pour une réalité. Ce transfert d’actualité est, dans notre expérience, un motif d’une signification considérable, qui rend possible l’objectivation progressive, le dépassement de soi de l’expérience. Grâce à lui, non seulement les réalisations, mais encore les allusions, les résonances, les projets et les programmes d’expérience sont actuellement réels. Grâce à lui, nous vivons dans des rapports qui excèdent de loin toute actualité possible ; des choses extérieures à la sphère de nos sens, comme des sens de quiconque, nous sont présentes ; est actuellement réel pour nous ce qui ne pourra jamais nous être donné en original, par exemple l’expérience de l’autre en tant qu’autre.
La création d’horizons, la vie dans des horizons renvoie au courant puissant de l’orientation centrifuge qui domine notre vie. Nous vivons selon une orientation qui nous porte vers le dehors, en nous dépassant, ou plutôt en nous étant toujours déjà dépassés et en nous éloignant de nous-mêmes en direction du monde, de ses domaines qui renvoient toujours plus loin. Nous nous ancrons ensuite dans le monde et, à partir de lui, faisons retour à nous-mêmes pour déterminer notre position en son sein. D’un côté, nous sommes donc ce courant d’énergie centrifuge ; de l’autre, nous sommes ce que ce courant trouve de lui-même lors de son retour à soi, si l’on peut dire, du point de vue du monde, ce qu’il se trouve être dans son intégration dans le monde.
En disant que le moi nomme un horizon, et non pas une représentation particulière, d’une « pureté » abstraite, nous ne nions en aucune façon l’unité du moi, pas plus que nous ne nions l’unité du monde ou de la chose en les qualifiant l’un et l’autre d’horizons. Nous voulons dire simplement par là que ces termes désignent une tâche sans fin — l’expérience de quelque chose qui est là sans être, dans toute son extension, donné en original, qui est là toutefois de telle manière que ce qui en est pour nous présent en original contient à la fois une norme régissant les renvois sensés vers une explicitation plus poussée. Le moi en tant qu’horizon n’a pas le même caractère que la chose en tant qu’horizon ou le monde en tant qu’horizon. Nous verrons plus tard précisément en quoi il en diffère.