Au regard de quelle certitude inébranlable, le « fondement » cartésien a-t-il pu se révéler incertain et mal assuré ? Au regard de la mort certes ! Non point du « fait » immanquablement confirmé que l’« on meurt ». Une proposition du type « on meurt » ne saurait fournir le principe d’aucune certitude, non seulement parce que son sujet est essentiellement indéterminé et repose sur un nivellement préalable, mais parce qu’à la vérité On ne meurt jamais et qu’une certaine forme d’im-mortalité pourrait même représenter un des traits constitutifs ultimes du « On ». Si la mort offre bien une certitude fondamentale (Grundgewissheit), c’est uniquement pour autant qu’elle appartient de plein droit et constitutionnellement [1] au Dasein qui est à chaque fois tien ou mien. Le doute hyperbolique peut ruiner toute assurance, il lui faudra pourtant capituler devant « cette certitude que je suis moi-même ». Non que je sache qui je suis, quel est mon « identité ». La certitude que je suis moi-même (ich selbst bin), n’est pas celle du cogito, sum. Un tel énoncé n’offre qu’une apparence (Schein) de certitude. Le seul énoncé authentique où le Dasein trouve à s’exprimer, celui qui est consubstantiel au Dasein lui-même et à son auto-certitude, c’est plutôt (plus tôt) : Je mourrai, je dois mourir (GA20 , 437). Le sujet d’une telle proposition — la proposition première et fondamentale — est certes toujours à chaque fois « mien ». Il est essentiellement [308] commandé par la structure de la Jemeinigkeit. Il n’en reste pas moins vrai que le « sujet » ici, l’ego peut être omis ou, comme on le dit avec un certain bonheur, « sous-entendu », par exemple en latin. Heidegger propose une double transformation de la proposition cartésienne centrale : il ne suffit pas de réduire l’ego cogito, ego sum à son noyau ontologique ego sum, mais il faut encore expliciter le sum ou l’être (temporel) du sum en sum moribundus et par conséquent « sous-entendre » l’ego. Non pas au sens où ce dernier serait toujours déjà présupposé à titre de dernier substrat ou « sujet », mais parce qu’il ne peut jamais ressortir dans son égoïté ou son ipséité qu’à partir du gérondif moribundus, d’un à venir ouvert par le « venir-à-mourir » (Sterbenwerden) et comme réverbéré par lui. L’Ego ne prend les devants, ne s’institue en position de sujet, y compris dans l’acception grammaticale du terme, que s’il s’entend appelé comme mortel.
(Je) suis — mort. Sum moribundus. — Tel est, comme le précise Heidegger, l’énoncé qui, bien plus que « Je pense, je suis », peut toucher, concerner le Dasein dans son être même. Faut-il ajouter que « moribundus » ne caractérise pas celui qu’en français on nomme un « moribond », celui qui, grièvement blessé ou frappé par une maladie sévère et qu’on dit mortelle justement, va mourir ? C’est pour autant que je suis absolument, et abstraction faite de toute détermination complémentaire relative à la santé ou à la maladie, à la jeunesse ou à la vieillesse, que je suis — moribundus, « mourant ».
Nous tenons à présent le principe de la réponse à la question initiale relative au sens de l’être de l’ego sum cartésien : ce qui donne son sens propre au sum pour autant qu’il s’agit de l’être du Dasein qui est le mien ou que je suis toujours moi-même, c’est le moribundus. C’est la mort qui signe le sens d’être du Dasein.
L’énoncé sum moribundus (ou en détachant pour mieux souligner la circularité qui emporte chacun des prétendus « termes » : sum — moribundus) ne réintroduit-il pas, demandera-t-on sans doute, une indétermination analogue à celle du Man stirbt (« on meurt »), dont nous avons rappelé l’ambiguïté, analysée dans Sein und Zeit ? Certes, la proposition sum — moribundus laisse entièrement ouverte la question de savoir quand je mourrai, quand viendra pour moi l’heure de la mort. Mais précisément une telle indétermination appartient essentiellement à la certitude de la (de ma) [309] mort. Le « je suis » du « je suis — venant-à-mourir » doit toujours s’entendre au sens d’un « je peux mourir » à tout moment, à chaque instant. La certitude de la mort qui détermine le sens de mon être se définit même strictement et uniquement par rapport à cette possibilité — possibilité temporelle ou mieux possibilité du temps.
Ici la conceptualité traditionnelle qui appréhende le possible au sens d’une potentialité susceptible ou non de se réaliser effectivement se révèle foncièrement inadéquate. La relation ontologique (Seinsverhältnis) à la possibilité de laquelle il importe ici d’accéder n’est pas celle de l’effectuation : il faut au contraire laisser être la possibilité comme possibilité. « Une relation d’être à celle-ci — précise Heidegger (GA20 , 439) — doit par conséquent être telle qu’à travers elle je suis moi-même cette possibilité » (ibid., 439). L’être de l’ego : ego sum, qui doit s’énoncer sum — moribundus, peut se dire de manière équivalente : je suis — la possibilité. La possibilité, au sens insigne de possibilité de la mort, est pour le Dasein l’extrémité ou le fin fond de la possibilité (die äusserste Möglichkeit). Elle définit une manière d’être dans laquelle le Dasein est renvoyé à lui-même et comme rejeté sur lui-même. L’à venir de la mort comme possibilité essentielle rejette le Dasein en arrière et le réfère à lui-même. Cette « rétro-projection » (Zurückwerfen) est si absolue dans son arrachement que l’être-avec (Mitsein), dont Heidegger souligne pourtant qu’il coappartient essentiellement au Dasein, devient dans sa concrétion, non relevant, non pertinent. La réflexion mortelle (répercution ou réverbération) est non seulement absolue, mais en réalité absolvante : elle défait tous les liens noués avec le monde ambiant, l’espace public du « On », l’être-en-commun l’un avec l’autre préoccupé. On peut donc soutenir en toute rigueur que la possibilité ouverte par l’être vers la mort et la rétro-projection qui lui appartient essentiellement, est possibilité ab-solue. Sans doute Heidegger précise-t-il encore que le Dasein « demeure même dans le mourir essentiellement être-au-monde et donc être-avec avec les autres », mais c’est pour souligner aussitôt qu’à la lumière de la possibilité mortelle, « l’être se transporte (verlegt) maintenant précisément et proprement pour la première fois dans le ‘Je suis’ ». — Je suis au sens plein ou absolu quand je suis — mort. « Ce n’est que dans le mourir que je peux dire de manière certaine et absolument : ‘Je suis’ ».
[310] On ne saurait affirmer plus clairement le sens strictement mortel de l’ego sum. En un premier sens obvie, la mort peut être caractérisée comme « possibilité extrême du ‘Je suis’ », dès lors que l’exitus marque précisément la fin de mon être et de l’être mien. Il importe pourtant d’entendre à l’inverse cet énoncé, en comprenant que c’est la possibilité mortelle et elle seule — la possibilité comme possibilité, soit encore la possibilité de la mort en tant que telle — qui est l’ultime condition de possibilité par laquelle un Dasein peut (se) dire : « Je suis » (ibid 440). Je suis pour autant que je m’affecte de mon ultime possibilité. L’affection est ici autoaffection en ce sens radical qu’elle constitue par là même et d’emblée toute ipséité.
Dans ce même cours de 1925, après avoir rappelé que pour Descartes , conformément à la thèse canonique des Principia [2], il était impossible de faire droit à quelque affection de l’être pris comme tel, Heidegger caractérisait de manière sans doute encore plus nette que dans Sein und Zeit , l’angoisse comme pure affection de l’être pris comme tel ou absolument. Si l’angoisse est en effet ce qui révèle d’abord « le monde comme monde », elle est aussi et plus profondément « affection » (Affektion, Stimmung) accordée à la « merveille » : que l’étant est. L’affection du pur quod appréhendé dans sa nudité [3], si elle se laisse expliciter à travers la tonalité affective de l’angoisse, doit aussi pouvoir sous-tendre, à travers l’expérience du venir-à-mourir (ou aussi rigoureusement à travers la possibilité mortelle comme possibilisation de toute expérience), l’énoncé ontologique fondamental (die echte Daseinsaussage und Grundgewissheit des Daseins selbst) : Je suis au sens de Je suis — mort [4].
[311] Si le Dasein, pour déterminer son être et le mode d’être qui lui est spécifiquement propre, ne peut énoncer : ich bin qu’à la condition de traduire implicitement une telle formule en un ich kann sterben, c’est précisément parce que le Dasein n’est pas. Ce pourquoi il serait vain par exemple de chercher à opposer une thèse ontologique fondamentale, au sens de la Fundamental-ontologie, à la thèse parménidienne : « esti gar einai ». Si le Dasein est, son être n’est précisément rien d’autre que Möglichsein, être-possible eu égard à l’extrême de la possibilité : la mort. « Le Dasein que je suis à chaque fois moi-même, est en son être déterminé par ceci que je peux dire de lui : Ich bin (je suis), c’est-à-dire je peux mourir » (ibid., 403). Et cela non pas « un de ces jours », le moment venu, mais bien « à chaque instant ». Préciser : « Ich bin », c’est-à-dire « ich kann (sterben) », est encore insuffisant. Il faut comprendre encore plus radicalement le « Je suis » au sens d’un « Je suis ce ‘Je peux’, à savoir ‘Je peux mourir à chaque instant’. Je suis toujours déjà cette possibilité insigne qui n’est proprement la mienne que comme extrême de toute possibilité, possibilité pour moi précisément de ne plus être là » [5]. Ma possibilité, inappropriable possibilité du propre et de toute propriété, ne se définit elle-même qu’à venir sur moi depuis la (ma) mort comme cette instantialité qui soutient toute temporalisation.