Página inicial > Fenomenologia > Taminiaux (1995b:195-199) – Édipo-Rei (II)

Taminiaux (1995b:195-199) – Édipo-Rei (II)

terça-feira 23 de janeiro de 2024, por Cardoso de Castro

destaque

"Qual é então, qual é o homem, que compreende um Dasein   mais domesticado e ajustado do que o necessário para se manter na aparência (Schein  ) para depois — como aparente (scheinender) — declinar (nomeadamente fora do se-tenir-franchement-debout-en soi-même)?" (GA40  , 82; 120)

Que Heidegger comenta da seguinte forma: a aparência (das Scheinen) como um "desvio do ser (Abart des Seins) é a mesma coisa que a queda (das Verfallen  ). É um desvio do ser no sentido em que ser é estar de pé em si mesmo" (82; 120). Em outras palavras, a estrofe apela ao Dasein para que se domestique e se ajuste de tal modo que escape à aparência decadente para a qual está espontaneamente inclinado, e na qual existe em primeiro lugar, que se arranque à queda em que esse movimento consiste e que o faz desviar-se do seu ser autêntico. Por outras palavras, a questão colocada pelo coro é um convite a arrancar-se à inautenticidade da doxa   — que Heidegger traduz por "aparência" (Schein) — para refundir no ser autêntico.

original

« Lequel donc, quel homme, comporte davantage de Dasein dompté et ajusté qu’il n’en faut pour qu’il se tienne dans l’apparence (Schein) pour alors — en tant qu’apparent (scheinender) — décliner (à savoir hors du se-tenir-franchement-debout-en soi-même) ? » (GA40, 82 ; 120)

Ce que Heidegger commente comme suit : l’apparence (das Scheinen) en tant que « déviation de l’être (Abart des Seins) est la même chose que la chute (das Verfallen). C’est une déviation de l’être au sens où être, c’est se tenir franchement debout en soi-même » (82 ; 120). Autrement dit, la strophe lance au Dasein un appel à se dompter et à s’ajuster d’une manière telle qu’il échappe à cette apparence effondrée à laquelle il est spontanément enclin, et dans laquelle il existe d’abord, qu’il s’arrache à la chéance en quoi ce mouvement consiste et qui le fait dévier de son être authentique. En d’autres termes encore, la question lancée par le chœur serait une invitation à s’arracher à ce que peut avoir d’inauthentique la doxa — c’est elle que Heidegger traduit par « apparence » (Schein) — pour se ressourcer dans l’être authentique.

Mais si cette lecture heideggerienne du chœur sophocléen est parfaitement conforme à l’ontologie   fondamentale, il se trouve qu’on cherche en vain dans le texte de Sophocle l’équivalent de la notion de Gerade-in-sich-aufrecht-dastehen, de cette station franche en soi-même censée définir l’être par opposition à l’apparence. De même qu’on cherche en vain dans l’eudaimonia   dont parle ici le chœur la notion d’ « un domptage et d’un ajustement» de l’exister, par combat contre ce que peut avoir d’inauthentique la doxa. Tout se passe comme si Heidegger ne pouvait introduire ces deux notions que pour avoir négligé les premiers et les derniers vers de la strophe. Les premiers disent :

« Hélas, générations des mortels,
je compte vos vies pour égales à rien. »

Et les derniers :

« Possédant la mesure de tes exemples
celle de ton daimon  , ô infortuné Œdipe,
je ne prononce heureux aucun des mortels. »

[197] Si l’on tient compte de toute la strophe, on s’aperçoit que les vers que cite Heidegger font tout autre chose, chez Sophocle, que célébrer le combat contre l’apparence au sein   de l’apparence, et le domptage et l’ajustement du Dasein par ce combat. Regardons y donc de plus près.

Les quatre vers que cite et traduit Heidegger s’inscrivent dans une strophe qui, loin de célébrer un domptage, déplore une fragilité. Le mot grec que Heidegger traduit par « Dasein dompté et ajusté » (gebändigt-gefügtes Dasein) est : eudaimonia. On admettra avec lui que les quatre vers concernent le rapport de l’eudaimonia à l’apparence. En traduisant comme il traduit, Heidegger fait dire aux quatre vers de Sophocle que ce rapport a deux possibilités. Il peut consister à se tenir dans l’apparence d’une manière telle qu’on y persévère à « se-tenir-franchement-debout-en soi-même », mais il peut consister aussi à se tenir dans l’apparence d’une manière telle que l’on décline de cette tenue franche en soi-même. Autrement dit, il est possible de se tenir dans l’apparence en étant authentiquement soi-même, mais il est possible de s’y tenir d’une manière telle que l’on décline de cette authenticité. Dans le premier cas, l’apparaître est à la mesure de l’être. Dans le deuxième, il est en déclivité par rapport à celui-ci. Là la doxa est rayonnement de l’être, ici elle est pure et simple apparence. C’est donc bien d’un seul tenant que Heidegger lit le quatrain de Sophocle et le fragment d’Héraclite   dont il fait état dans cette enquête sur « Être et apparence », et qui serait censé opposer la poursuite de la doxa authentique par les nobles et le rassasiement des polloi par la simple apparence. En disant que cette lecture du quatrain de Sophocle est conforme aux perspectives de l’ontologie fondamentale, nous ne faisons somme toute que relever une continuité dans l’écoute heideggerienne du mot grec eudaimonia. A l’époque où cette ontologie s’articulait à la faveur d’une réappropriation d’Aristote   et de Platon  , Heidegger traduisait péremptoirement ce mot par Eigentlichkeit  , authenticité, être-en-propre. C’est bien de quoi il s’agit dans la notion d’un Dasein dompté et ajusté, se tenant franchement debout en soi-même, et luttant contre l’affaissement dans la simple apparence, plus précisément luttant pour que l’apparence, arrachée à cet affaissement, soit à la mesure de l’être. Lutte pour que l’apparence soit seulement l’apparition de l’être.

[198] Mais, si cette lecture heideggerienne du quatrain de Sophocle peut s’autoriser de l’ontologie fondamentale, elle ne peut s’autoriser de Sophocle qu’en le tronquant, en arrachant ce quatrain à son contexte immédiat — l’intégralité de la strophe — et plus généralement au contexte d’ensemble qu’est la tragédie d’Œdipe-Roi. Qu’il suffise ici de relever d’abord que ce contexte immédiat n’a aucun accent de célébration : sa tonalité est la déploration. Que cette déploration ensuite s’exprime par la bouche de ceux qui voient ce qu’Œdipe ne pouvait voir : son propre daimôn, qui il était, son identité. Le mot daimon fait ici écho au mot eudaimonia et il en est poétiquement inséparable. A l’eudaimonia accessible à Œdipe dans les limites de sa doxa, fait écho — par contraste — le daimôn du héros tel que le voit le chœur lorsqu’il a devant lui l’exemple de son destin. Le daimôn d’Œdipe, c’est celui-ci «tel qu’en lui-même enfin», visible non pas par lui mais par d’autres, spectateurs de son histoire.

Le quatrain dit donc plutôt : « Lequel donc, quel homme, peut porter davantage d’identité, y exceller davantage qu’à la mesure de ce qui lui apparaît, avant de disparaître ainsi ? » Question dont on peut penser qu’elle est en étroite consonance avec l’adage antique selon lequel personne ne peut être dit eudaimon avant d’être mort. La question fait signe vers l’ambiguïté insurmontable de l’apparaître. A la possibilité de l’infléchissement, de la distorsion de ce qui apparaît, il n’y a d’autre remède que la pluralisation de la doxa. A l’ambiguïté de celle-ci nul ne peut s’arracher, et certainement pas grâce à un « œil en trop ». C’est plutôt le contraire que semble suggérer le contexte d’ensemble de la tragédie d’Œdipus Tyrannos, texte dont les hellénistes soulignent à bon droit les innombrables ambiguïtés, la moindre d’entre elles n’étant certes pas que le déchiffreur d’énigmes, le vainqueur de la sphinge, alors qu’il se faisait isotheos, se rendait par là même aveugle bien avant de se crever les yeux [1]. De sorte que le malheur de celui qui se prétendait maître de la doxa — « dompteur et ajusteur » de celle-ci — est finalement d’être « abandonné sans aucune doxa, [199] le mot étant pris dans toute la gamme de ses significations : opinion, splendeur, réputation, et un monde à soi » [2]. Ainsi parlait Arendt   qui se gardait bien de lire les tragiques eu égard au bios   theoretikos, et aux doublets que celui-ci, depuis Platon, substitue à l’ambiguïté de l’apparaître, et de la praxis   qui s’y inscrit. Lecture antithétique de la lecture heideggerienne mais plus respectueuse du texte de la tragédie, précisément parce que son axe, comme celui de la Poétique d’Aristote, est intégralement praxéologique et nullement métaphysique.


Ver online : Jacques Taminiaux


TAMINIAUX, J. Le théatre des philosophes: La tragédie, l’être, l’action. Grenoble: J. Millon, 1995.


[1Cf. notamment J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, F. Maspero, Paris, 1981.

[2Hannah Arendt, « Philosophy and politics », Social Research, vol. 57,1, 1990, p. 90.