Qu’en est-il donc maintenant de la technique moderne? Elle est encore, à sa manière, un mode du dévoilement, celui dans lequel pourtant le rapport avec la vérité — avec toute vérité, originaire ou dérivée — s’est comme perdu. Elle est une production, mais une production pensée comme une provocation ou une sommation — ein Herausfordern, celle dans laquelle la nature mise à la raison est mise en demeure de nous livrer les énergies nous permettant d’assurer notre maîtrise sur elle. Pour désigner l’essence de la technique moderne, Heidegger emploie le mot Gestell. Stellen est poser debout, dresser, établir, monter. Ein Gestell, dans la langue allemande courante, est par exemple un tréteau, un chevalet, un socle, un châssis, un casier, le rayonnage d’une bibliothèque, bref, toute espèce de montage ou d’armature. Das Ge-stell désigne ici l’essence recueillie de la technique comme planification, information, ordination et dis-position du monde.
C’est cette essence même de la technique moderne qui soudain sort de son sommeil, se lève, prend la science en main, et avec elle, notre vue du monde et notre vie dans le monde. « Cette révolution radicale, écrit Heidegger, s’accomplit dans la philosophie moderne. Il en résulte une position entièrement nouvelle de l’homme dans le monde et par rapport au monde. Le monde apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculatrice dirige des attaques auxquelles plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant, une source d’énergie pour la technique et l’industrie moderne. Ce rapport foncièrement technique au tout du monde est apparu pour la première fois au XVIIe siècle, à savoir en Europe et seulement en Europe. Longtemps il est demeuré inconnu des autres parties de la terre. Il fut totalement étranger aux époques antérieures et aux destinées des peuples d’alors. » [1]
La révolution radicale de la science s’accomplit, dit Heidegger, dans la philosophie des temps modernes, au XVIIe siècle, en Europe. La philosophie est donc le lieu de cette révolution « radicale » qui affecte la « racine » même de la technique, de la science, de l’existence européenne, occidentale, universellement occidentale ou planétaire. Cette philosophie est évidemment la philosophie des cartésiens, celle de Descartes , celle de Leibniz . Avec Descartes , avec Leibniz , la connaissance cesse d’être pensée en termes de « prêtrise » pour être pensée en termes de « maîtrise » : elle commence à fonctionner comme volonté de domination et d’assurance, comme volonté de puissance. Tous les progrès, toutes les progressions de la science relèveront désormais d’une même agression. Après un long temps d’incubation, le principe du fondement surgit et s’affirme avec Leibniz comme principe de la raison suffisante devant être rendue : principium rationis sufficientis reddendae. Ce principe que Leibniz présente comme un axiome a la valeur d’un impératif. Il s’adresse tout ensemble à la pensée, aux choses, à la totalité des choses, au tout de chaque chose. Rien ne doit lui échapper, ni le monde de la nature ni celui de la grâce, car ils ont l’un et l’autre leurs principes propres également « fondés en raison ». L’Être nécessaire lui-même qui s’appellera Dieu ne peut ni être, ni être connu qu’en vertu de ce principe tout-puissant qui commande et qui suscite l’interrogation métaphysique elle-même : pourquoi, c’est-à-dire pour quelle cause ou raison, y a-t-il quelque chose plutôt que rien?
Retenons ici la première et la troisième thèse d’un écrit sans titre et jusqu’à présent non daté de Leibniz (Gerh. VII, 289-291) que Heidegger appelle « Les Vingt-quatre Thèses » (en améliorant d’après le manuscrit la 11e et la 23e).
La première s’énonce ainsi : « Ratio est in Natura, cur aliquid potius existat quam nihil. Id consequens est magni illius principii, quod nihil fiat sine ratione, quemadmodum etiam cur hoc potius existat quam aliud rationem esse oportet. »
La troisième manifeste clairement la dépendance de Dieu à l’égard de ce principe « peu employé communément » que Leibniz appelle non sans raison principium grande, principium magnum, principium nobilissimum. Elle s’énonce ainsi : « Hoc autem Ens oportet necessarium esse, alioqui causa rursus extra ipsum quarenda esset cur ipsum existat potius quam non existat, contra Hypothesin. Est scilicet Ens illud ultima ratio Rerum, et uno vocabulo solet appellari DEUS. » [2]
Dieu n’est pas la cause ou la raison de toutes choses parce qu’il est Dieu. Dieu, tout au contraire, n’a coutume d’être appelé Dieu que parce qu’il est ultima ratio Rerum. Dieu est l’Être qui est à lui-même et pour lui-même la cause ou la raison de son être. La divinité de Dieu est ici fonction de la « nobilité » même du grand principe.
La raison « devant être rendue » est la raison suffisante, c’est-à-dire une raison intégralement capable de rendre compte de l’être des choses et de leur être tel ou tel. Cette « reddition » enfin a la valeur d’un sibi reddere: la raison des choses doit être rendue à la raison, le compte qu’il faut rendre est un « se rendre compte ».
Telle est l’essence calculante ou calculatrice d’une raison finie ou infinie plus éprise de la certitude ou de la justesse de ses opérations que de la rectitude de ses propositions ou de ses jugements. Ici commencent à se perdre non seulement le souvenir en fait depuis longtemps perdu de la vérité originairement comprise comme dévoilement, mais encore la trace fatalement plus insistante de la vérité interprétée comme conformité de l’intellect connaissant à la chose connue. La pensée se présente désormais comme une opération, la connaissance comme une information. La conformation s’éclipse au profit de l’information, l’adéquation au profit de la justification, la vérité au profit de la légitimité. La pensée fonctionne comme pensée vide ou aveugle (cogitatio caeca), vacuité sévèrement réglée, cécité non moins visionnaire ou prévoyante que celle d’un vouloir qui lui aussi passa longtemps pour être aveugle.
Seule l’essence technique de la science permet de comprendre ce phénomène, en vérité très banal et très insolite : à savoir, l’indéniable corrélation entre une certaine montée de la connaissance et un certain effondrement de la vérité. Qui donc aujourd’hui pourrait encore douter de la science et de la technique, de leur efficience et de leur efficacité? Qui donc, en revanche, pourrait ne pas douter de la vérité et de la réalité même à laquelle cette vérité devrait se conformer? Omnipotence de la science, impotence de la vérité : telle est la double loi de notre connaissance effrénée et dégrisée, affranchie et disciplinée, sceptique et militaire, nihiliste et volontaire.