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L’Absolu Technique

Milet (2000:10-12) – Du « calcul absolu de toutes choses »

La question de la technique comme question du «calcul absolu de toutes choses»

terça-feira 30 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

MILET  , Jean-Philippe. L’Absolu technique. Paris: Kimé, 2000, p. 10-12.

«On peut forcer la nature, mais non la contraindre». Cette sagesse du jardinier de Goethe  , notre époque peut-elle l’entendre ? Peut-être est-elle celle des Grecs, eux dont l’art et la technique (rassemblés sous le terme de techne) travaillent d’«après nature». L’art du charpentier, disait Aristote  , ne descend pas dans les flûtes : la production d’un meuble, si elle se faisait selon les règles d’un art, devait au moins s’ajuster aux potentialités du bois, qui n’était pas seulement le bois en général, mais tel bois, ce bois-ci. Les potentialités étaient supposées pré-existantes et pré-dévoilées : l’art résidait dans le coup d’oil qui les discernait à l’avance, préalablement à toute exécution, en vue de l’exécution. C’est selon l’impératif du tour de main, guidé par les formes latentes pré-inscrites dans le matériau, qu’il fallait savoir voir (savoir et voir signifiant alors la même chose). Irréductible au «métier», à ses règles et à leur maîtrise, la technè résidait dans ce coup d’oil initial à partir duquel le métier devait se déployer et s’ordonner les étapes de la fabrication. Ce qui guidait la production technique était la puissance d’une autre production, préexistante, pré-donnée, pré-technique. C’est à la faveur de l’opération technique qu’une telle production laissait reconnaître sa puissance pré-technique. Mais ce que l’opération technique révélait, c’est qu’une puissance la précédait et la portait, à laquelle les Grecs donnaient le nom de «physis». On traduit couramment par «nature» : ce mot nomme habituellement l’ordre de ce qui précède l’artefact, un ensemble de forces déjà-là ; mais s’il nomme cela, ce qu’il vise est en vérité le déjà-là de ces forces et de ce qui précède l’artefact. Il nomme la dimension du déjà-là, la dimension de la présence — physis dit la présence de ce qui advient à partir de et en vue de soi ; ce qui existe «par nature», physei, a en soi l’origine de son mouvement. Ce qui est produit par l’art a l’origine de son mouvement en autre chose (en l’occurrence, dans l’artisan, ou dans l’artiste) ; il suppose la transformation d’un matériau pré-donné, supposé incapable de se transformer lui-même. Mais cette transformation requiert un coup d’oil ajusté aux formes latentes, pré-inscrites dans le matériau. La production technique dévoile ces formes dans leur latence, les fait ressortir en les faisant sortir de leur latence — ou encore, si l’on peut dire, de leur réserve. Cette sortie hors du retrait, ce passage au non caché, les Grecs le nomment : aletheia. Il suppose la prise en considération d’une puissance propre à la chose, qui se manifeste de soi-même à la vue «technique» — il suppose la prise en considération de la physis. C’est pour autant qu’elle consent à son appartenance à l’ordre de la physis que la techné peut déployer la puissance qui lui est propre.

Cette interprétation du rapport entre techne et physis est celle de Heidegger. Ce que les Grecs nous ont transmis à notre insu mais aussi à leur insu, c’est que la technique est fondée dans le dévoilement. C’est pourquoi la techne n’est pas seulement le savoir fabricateur : elle est «vue constante au-delà du subsistant», prise en considération d’une dimension de présence, à la facticité de laquelle toute production technique est soumise. Mais la fidélité heideggerienne à la parole des Grecs ne vise pas à maintenir ou à restaurer l’expérience grecque de la technique : elle vise plutôt à prendre la mesure de ce qui est arrivé avec la modernité, lorsque Descartes   a conçu sa méthode comme l’instrument d’un vouloir qui viserait à devenir «comme maître et possesseur de la nature». Si la nature pré-existe à l’opération technique, c’est désormais comme «fonds disponible pour un calcul». Le calcul n’est pas seulement quantification, il est «mise en ordre» de la totalité du réel, «calcul absolu (unbedingt) de toutes choses», précise Heidegger dans les Essais et conférences. L’absoluité du calcul, Heidegger la pensera quelques années plus tard sous les titres de «provocation» (Herausfordern) et d’arraisonnement (Gestell). La provocation inverse la priorité ontologique des Grecs : elle ne règle pas le projet sur les possibilités pré-données de la nature, elle règle la puissance de la nature sur la construction en projet. C’est en vue d’une telle production que le calcul met en ordre la totalité de l’étant, inscrivant toute chose dans le plan d’une réquisition généralisée : «L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerai, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique.». Cette réquisition, instrumentalisant tout ce qui est au service de l’expansion illimitée de la puissance productrice de la technique, déploie la réalité en un unique nexus technique — faisant de la technique le «nexus même de l’existence». Appréhendé dans son unité, comme totalité, ne dépendant d’aucune condition étrangère à l’ordre de la production technique, il se laisse penser comme «absolu technique». Nommant l’essence de la technique moderne, l’absolu technique implique que la technique ne reconnaît aucune limite à sa puissance, qui viendrait de conditions «naturelles», c’est-à-dire antérieures à l’opération technique. Les conditions de l’opération technique sont supposées exclusivement techniques. C’est ainsi que la médecine, en laquelle la philosophie, selon Descartes  , trouve un de ses points d’achèvement, ne se détermine plus comme l’art de guérir, réglé sur une puissance de vivre qui se manifesterait physei, — à partir de et en vue de soi —, mais elle vise à produire techniquement les conditions de cette puissance, comme en témoignent les premières avancées vers une interprétation des mécanismes génétiques du vieillissement. Ce qui est désormais touché, comme Heidegger devait le remarquer avec stupeur, c’est l’essence même de la vie — sa donation prétechnique, sa facticité, non pas en tant que l’objet d’un constat, mais comme un trait d’essence, formant à ce titre l’horizon préalable de toute compréhension. Avec l’essence de la vie, concernant l’homme, c’est l’existence qui est touchée en sa finitude, en ceci que l’existant, à qui il appartient de la déployer, ne l’a ni choisie ni constituée, mais reçue, de telle sorte que de cette existence reçue, la responsabilité lui incombe. Ce qui étonne Heidegger, dans la technique moderne, ce n’est pas seulement sa prétention au calcul absolu de toutes choses, c’est le risque de voir, à terme, la technique se donner les moyens d’une telle prétention. Dans les années soixante, les développements croisés de la cybernétique et de la biologie moléculaire lui inspirent souvent les plus sombres pronostics relativement à la menace que le déploiement de la technique fait peser sur la possibilité d’une ouverture non violente de l’homme à la présence — d’une habitation poétique qui saurait «laisser être» ou «laisser venir». En 1966, Heidegger avance : «Nous ne vivons plus que des conditions techniques». Le «calcul absolu» aurait détaché la puissance de la technique de son appartenance initiale à l’ordre d’une présence pré-technique — à la physis. La technique moderne aurait irrémédiablement oublié la sagesse du jardinier de Goethe   : détachée, séparée de toute puissance antérieure à la sienne, et donc, autre que la sienne, elle apparaîtrait en sa vérité comme «l’absolu technique».

Mais en a-t-elle seulement le pouvoir ? Si tel était le cas, il faudrait penser une artifïcialité de la technique totalement détachée ou déliée de tout ordre naturel — penser une production technique incommensurable à toute «présence». Dire que l’on pourrait contraindre la nature reviendrait à dire que la nature «n’est pas», que la référence à la nature ne fait pas sens. Aussi bien, Heidegger, s’il affirme la possibilité d’une technique détachée de la puissance productrice de la nature (de la physis), affirme aussi, et de façon conjointe, qu’une telle possibilité est impensable : c’est le motif du «salut» et du «sauf», du «tournant», de l’événement à la faveur duquel le projet du «calcul absolu»se recourberait vers la terre, trouvant sa mesure, c’est-à-dire sa limite, dans la rigueur inflexible d’une puissance plus initiale — celle de la physis, de ce qui demeure intact, parce que soustrait à l’emprise technique, «sauf», ou encore, comme on dit quelquefois, «sacré». Une telle puissance imposerait sa mesure au déploiement de la puissance technique sans restaurer l’expérience grecque de la techne, elle devrait produire en ménageant le pouvoir que chaque chose possède de soi-même préalablement à tout projet, à toute construction, à toute technique. Ménager le pouvoir propre aux choses, c’est, selon Heidegger, aménager une possibilité de monde.

Mais retournement n’est pas retour : on ne saute pas plus par dessus son époque que par dessus son ombre, de sorte qu’il ne saurait être question de s’affranchir des conditions modernes du déploiement de la technique — soit de la puissance du calcul — pour restaurer l’expérience grecque de la techne. La question est alors de savoir si l’absolu technique doit être pensé dans sa correspondance avec une dimension de présence qui le précède, ou bien comme une production dont l’artificialité le délierait («délier» traduisant «absolvere») de toute présence.

Cette question traverse et porte la pensée de Heidegger. C’est donc depuis le site de cette pensée que la question doit être déployée. Inversement, c’est à partir de cette question, en la suivant comme un fil conducteur, que l’on s’attachera à expliciter la pensée heideggerienne de la technique. Cependant, il convient de prendre, à titre préalable, la mesure d’une difficulté. Heidegger a conjoint la question de la technique et la question de l’être, mais il a disjoint la question de l’être et la question de l’absolu. C’est le fondement qui est absolu, et l’être n’est pas un fondement. En quel sens est-il légitime de nommer «absolu technique» ce que Heidegger nous donne à penser ?


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