Comment formuler la spatialité du corps propre en tant que spatialité personnelle ? Quelle est la différence essentielle entre la spatialité de l’existence dotée d’un caractère personnel et celle de l’étant non personnel ?
Il faudrait se rendre compte de ce qui distingue l’étant en troisième personne de l’étant impersonnel en général. L’étant de la troisième personne recèle un rapport essentiel à la première et à la deuxième personne. L’étant impersonnel y joint une thèse qui ne confère la dignité ontologique qu’à la troisième personne, la thèse selon laquelle elle seule existe véritablement, les deux autres étant de simples aspects et perspectives non pertinents pour [58] « les choses telles qu’en elles-mêmes ». Cette thèse peut être ou bien spontanée, non réfléchie, comme dans l’expérience courante et la philosophie grecque antique, ou bien posée expressément, comme dans le cartésianisme. Dans le premier cas, l’aspect personnel du réel passe simplement inaperçu, ayant un caractère d’horizon ; dans le second, il est discerné, mais interprété comme un mode d’être accessoire, secondaire, dépendant d’un étant primaire. Ce n’est que dans ce dernier cas que l’on attribue à l’étant en général un caractère d’im-personnalité.
Comme Descartes l’a bien vu, le modèle de l’étant impersonnel est l’étendue des géomètres. Dans l’Antiquité déjà, chez Démocrite qui découvre l’espace géométrique et l’identifie à l’espace physique, il a le caractère d’un étant, non pas en troisième, mais en aucune personne. C’est pour cette raison qu’il est illimité, qu’il ne comporte ni point privilégié ni lieux « naturels ». Il n’y a dans cet espace aucune orientation ni possibilité d’orientation. Les choses s’y trouvent dans des relations entièrement objectives, telles que la contiguïté, la continuité du passage de l’une à l’autre, les déterminations métriques, l’identité de la forme. Il n’y a au bout du compte rien d’autre qu’un système cohérent et continu de relations de ce genre, absolument identiques, ordonnées selon des lois, entre des éléments (points du continuum) considérés comme in-différents.
Il importe de bien prendre conscience de cette différence. S’il est vrai que la philosophie antique (hormis l’exception, non pensée jusqu’au bout, dont il a été question ci-dessus [1]) est intégralement une philosophie de la troisième personne, la première et la deuxième personne n’en demeurent pas moins présentes, à son insu : dans le mode de thématisation de l’espace, dans l’incapacité à faire abstraction des couples de contraires droite-gauche, haut-bas, devant-derrière, comme aussi dans la manière dont la philosophie antique objective les concepts situationnels qui ne sont pas supprimés sans autre forme de procès, mais assument simplement un caractère objectif (ainsi lorsque Aristote conçoit l’univers comme un grand animal). L’impersonnalité de la vision moderne, inaugurée par Descartes et systématiquement élaborée chez Spinoza , tient en revanche à ce que le personnel est bien discerné comme tel, mais converti en l’accompagnement impersonnel d’un étant essentiellement impersonnel, essentiellement hors situation et, partant, in-sensé, un étant tel que le sens, la fin, l’orientation vers un but n’ont en lui aucune valeur primaire, mais demandent à être interprétés d’un tout autre point de vue si l’on veut en dégager ce qu’ils « signifient » proprement.
Leibniz est le premier penseur à réagir contre cette impersonnalité de la vision moderne, si bien représentée par Spinoza , mais sa tentative de réponse porte toutes les marques de l’échec. Premièrement, la substance [59] est, à ses yeux, égale au moi. Le moi, l’ego pur est le substrat des cogitationes, leur ὑποκείμενον. Les substances sont, par conséquent, purement spirituelles, et le corps, de même que l’ensemble du monde physique, est un simple phaenomenon bene fundatum. La sauvegarde du côté personnel du monde oblige alors à condamner le monde physique en général à l’irréalité. Cet aspect personnel se limite au fond à une pluralité de moi en dehors de laquelle il n’y a rien d’autre, car les monades n’ont pas de fenêtres, rien par quoi elles puissent entrer en contact. Au demeurant, les monades ne sont nulle part, elles n’occupent aucun lieu. Quand même la monade serait un miroir de l’univers, on ne voit pas comment un miroir inétendu pourrait être un centre de perspectives.
La conception substantialiste du moi qui part de la troisième personne aboutit ainsi ou bien à l’impersonnalité pure de l’univers (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum, les idées étant Y accompagnement, Y expression de quelque chose de plus profond, compréhensibles uniquement à partir de celui-ci, jamais à partir d’elles-mêmes), ou bien à une personnalité qui exclut la réalité du monde extérieur. D’un côté, la troisième personne est généralisée en une conception de l’étant qui n’admet rien de personnel. De l’autre (chez Leibniz ), elle est rapprochée, par identification, de la première personne, mais d’une manière tout autre que celle attestée par l’expérience. En effet, s’il est vrai qu’il se réalise aussi dans l’expérience une identification du je et du cela, c’est chaque fois pour un je déterminé que le je est égal au cela, et non pas en soi-même, comme cela devrait être le cas si le moi était une substance se comprenant soi-même en tant que substance.
A l’encontre, il faut souligner que la fonction spatiale du corps subjectif ne peut pas consister en des relations objectives ni, de façon générale, en de quelconques déterminations du corps-chose. Le corps personnel n’est pas une chose dans l’espace objectif. Il est une vie qui, par elle-même, est spatialement, qui produit sa propre localisation, qui se rend elle-même spatiale. Le corps personnel n’est pas étant à la manière d’une chose, mais en tant que rapport, ou plutôt se-rapporter à soi qui n’est le rapport subjectif qu’il est qu’en faisant le détour à travers un étant étranger. Or, pour cette raison même, il est nécessairement corps vivant, il n’a pas à se localiser lui-même parmi les choses comme l’une d’elles.