IV Le souci comme être du Dasein [1]
1. Les analyses précédentes de l’être-dans-le-monde nous ont fait saisir celui-ci comme une structure originelle et comme un tout. Mais en même temps nous avons vu que cette structure pouvait comporter des aspects multiples. Nous sommes par là conduits à nous demander comment caractériser, d’un point de vue ontologique, en tant même que totalité indifférenciée, la structure concrète du Dasein. Mais ce problème ne peut être résolu par la voie d’une synthèse des résultats déjà obtenus, car nous n’avons analysé que le mode d’être inauthentique du Dasein, et, de plus, la question du caractère ontologique fondamental du Dasein est essentiellement différente de celle de l’être de la quotidienneté. On ne peut, d’autre part espérer de le déduire d’une pure idée de l’homme, qui nous installerait dans ce monde de l’abstraction que nous avons dès l’abord écarté. Reste que nous cherchions s’il n’est pas possible de découvrir, dans le Dasein lui-même, quelque phénomène révélateur de son être le plus profond et le plus originel et qui nous présente un Dasein extraordinairement simplifié et pour ainsi dire mis à nu.
Nous allons voir que ce phénomène révélateur de la structure du Dasein, saisie dans sa totalité, c’est l’angoisse (Angst ). L’angoisse, en effet, exprime le sentiment le plus profond du Dasein, celui qui est principe et source de tous les autres (volonté, souhait, désir, inclination, impulsion), mais qui reste normalement voilé ou latent sous les apparences du souci [2].
Nous partirons de l’analyse concrète de la déchéance [3]. Celle-ci nous est apparue comme une fuite du Dasein devant lui-même, en tant que pouvoir d’être soi (Selbst ). Comment expliquer cette fuite ? Nous avons plus haut étudié le phénomène de la peur et nous avons vu qu’il se marquait par une réaction de recul devant l’objet menaçant. La fuite du Dasein devant lui-même peut-elle être ramenée au recul devant un objet menaçant ? Il ne le semble pas, car la peur est toujours relative à un objet défini, qui est ceci ou cela. L’angoisse, au contraire, ne paraît jamais déterminée par un objet défini : elle suppose bien une menace, mais qui n’est nulle part, « nulle part » ne signifiant pas rien, mais seulement l’exclusion de toute détermination en ceci ou cela. En réalité, c’est le monde directement comme tel qui est la chose devant laquelle le Dasein s’angoisse.
Ce n’est pas à dire toutefois que, dans l’angoisse, la mondanité du monde soit, saisie explicitement comme la réalité menaçante. Cette mondanité est, en fait, simplement impliquée dans l’indétermination de la menace devant laquelle tremble le Dasein et dans l’absence d’intérêt qui affecte tous les objets du monde : le monde environnant s’est effondré. C’est pourquoi l’angoisse ramène le Dasein à son propre être-dans-le-monde ; elle l’isole devant lui et lui fait sentir cet isolement avec une intensité extrême : « solipsisme existential », qui est la forme fondamentale du sentiment de la situation originelle.
Cet état est tel que le bavardage quotidien est désormais complètment vain. Tous les appuis de la quotidienneté se sont évanouis, la solitude règne et le Dasein éprouve un sentiment confus et massif de foncière étrangeté et de totale insécurité dans un monde où il n’est plus « chez soi », dans le monde de la quotidienneté. Chassé de ce milieu environnant, au sein duquel une sécurité factice lui voilait sa condition fondamentale, il éprouve son être comme contraint à la liberté de se choisir soi-même ; il se sent responsable de lui-même, inéluctablement.
L’angoisse est rare [4]. Mais cela même, si l’on tient compte que le « on » intervient constamment pour la supprimer, est une preuve évidente de son caractère fondamental. D’elle-même, elle tend à arracher le Dasein à sa déchéance et à l’obliger à choisir entre l’existence authentique et l’existence inauthentique [5].
2. Nous avons établi que l’angoisse est le sentiment fondamental de l’être-dans-le-monde, qu’elle surgit elle-même du fait que le Dasein s’éprouve comme « déjà-jeté-là » et comme contraint d’opter entre deux formes d’existence opposées. Or ces déterminations ontologiques ne sont pas les éléments d’un tout, dont l’un ou l’autre pourrait faire défaut : elles composent organiquement une structure originelle qui doit nous révéler en quoi consiste la totalité indifférenciée du Dasein, sa nature ontologique. Toute la question est donc de caractériser cette unité. Nous le ferons en disant que l’être du Dasein est souci (Sorge ) et comporte, à ce titre, ces trois éléments : l’être-en-avant (Das-sich-vorweg-sein ) ou existence, — l’être-déjà-dans-le-monde (Das-sich-vorweg-schon-sein) ou facticité (Faktizität ), — l’être-jeté-là (Das-Sein-bei ) ou déchéance (Verfallen ) [6].
En effet, l’être du Dasein apparaît comme étant toujours en avant de lui-même, non pas en tant qu’il est en rapport avec d’autres existants, mais en tant que pouvoir-être (Sein-konnen), c’est-à-dire responsable de l’être qu’il est comme être-déjà-jeté-dans-un-monde. L’exister est un fait primitif : au moment où je m’interroge sur lui, j’existe déjà, avec tout ce que cela implique pour moi de nécessité de me projeter en avant de moi-même, c’est-à-dire d’être « souci de ». Le souci comme anticipation de soi n’est donc pas une conduite particulière et contingente du Dasein par rapport à lui-même : il définit adéquatement, dans leur unité foncière, toutes les déterminations de l’être. Je n’ai pas du souci, ou si j’ai du souci, si je veux, désire, si je suis incliné et poussé, c’est à titre de conséquence : je suis souci, en tant même que je suis [7].
3. Nous pouvons maintenant proposer une solution au problème de la vérité. La philosophie a toujours lié la vérité à l’être et par conséquent ramené le problème de la vérité au problème fondamental de l’ontologie , si bien qu’une histoire de la notion de vérité ne pourrait s’écrire qu’en fonction d’une histoire de l’ontologie. Il est évident, en effet, que l’idée de vérité met en jeu une certaine conception de la structure de l’être et qu’elle ne peut s’expliciter par une simple analyse du sujet en tant que tel, puisque toute vérité se présente comme relative à l’objet même, en tant qu’il se distingue du sujet et s’oppose à lui. Les assertions essentielles dans cet ordre viennent d’Aristote et se retrouvent jusque chez Kant . On affirme d’une part que le « lieu » de la vérité est le jugement et d’autre part que l’essence de la vérité se trouve dans « l’accord » du jugement avec son objet. Reprenons donc ces deux assertions pour en juger la valeur en fonction de l’ontologie existentiale.
Observons d’abord que l’accord du jugement avec l’objet suppose que la chose est donnée à la connaissance telle quelle est. L’accord implique donc une relation du genre « tel que ». La question est de savoir comment cette relation est possible entre l’intellectus et la res, c’est-à-dire entre l’être idéal qui est conçu et l’être réel dans sa réalité ontologique. Mais cette question est évidemment mal posée, en tant qu’elle implique que le connaissant doit, pour posséder la vérité, établir une comparaison et opérer le passage ou même franchir l’abîme qui sépare l’objet conçu et l’objet réel, comme si le réel pouvait être saisi autrement que par le concept [8]. En fait, la vérité nous apparaît plutôt comme une découverte (Ent-dec-kung) du réel existant tel qu’il est en lui-même. J’affirme que l’objet se montre et se manifeste tel qu’il est. La vérité consiste justement dans cette manifestation de l’objet dans son être. Elle n’a donc pas du tout la structure d’un accord entre le connaître et l’objet, entendu du moins comme une adéquation d’un sujet et d’un objet. Sa structure ontologique réside dans une manière d’être visant à dé-couvrir l’existant réel lui-même [9].
Le jugement n’est donc possible que sous la condition première que l’objet existant soit déjà accessible, ce qui implique, précise ailleurs Heidegger [10], une manifestabilité antéprédicative (ou vérité antique) de l’existant. Mais cela même n’est ontologiquement concevable que sur la base de l’être-dans-le-monde, puisque la vérité suppose à la fois que le Dasein est apte à dé-couvrir et que le réel existant est découvrable. Ce ne sont pas là de simples définitions nominales, mais des données certaines de l’analyse ontologique : l’acte de dé-couvrir est un mode d’être de l’être-dans-le-monde [11].
Ce mode d’être lui-même exprime fondamentalement la vérité de l’existence. Eh effet, l’intelligibilité et le sens de l’existant intra-mondain en résulte et le Dasein ne se saisit lui-même dans sa vérité que par ce qu’on pourrait appeler le choc en retour des objets qu’il a constitués en les dé-couvrant. Si bien qu’il y a une sorte d’égalité nécessaire entre la vérité des choses et la vérité du Dasein : c’est, en fait, la même et unique « vérité » qui est en jeu ici et là. Il n’y a d’être — nous ne disons pas d’existant — qu’en tant qu’il y a vérité et il n’y au Dasein [12].
Il est vrai aussi que le Dasein peut s’établir dans la « non-vérité ». Cela se produit par l’effet de la déchéance : l’existant se manifeste bien au Dasein, mais sous le mode de l’apparence. Tout ce qui avait été auparavant dé-couvert plonge de nouveau dans la nuit : le Dasein a choisi la vie inauthentique [13].
S’il n’y a de vérité, ajoute Heidegger, que dans la mesure où le Dasein est et aussi longtemps qu’il est, puisque toute vérité est relative à l’être du Dasein, il ne s’ensuit pas que toute vérité soit « subjective », si du moins on entend par « subjectif » ce qui est l’effet d’un vouloir arbitraire du sujet. La vérité comme dévoilement est un mode d’être du Dasein et elle échappe, à ce titre, aux caprices de celui-ci, par là même qu’elle résulte d’une structure qui est universellement caractéristique du Dasein. Il y a donc une « vérité universelle », ou, plus exactement, une « valeur universelle » de la vérité: Aucun scepticisme, par conséquent, n’est possible.
Il y a nécessairement une vérité, par là même qu’existant sur le mode d’être du Dasein, nous sommes dans la vérité. Si nous devons « supposer » qu’il y a une vérité, c’est parce que le Dasein, en tant même qu’il est, est déjà convaincu de sa capacité de connaître la vérité, — et la connaître, pour lui, c’est la faire en existant : il la sécrète en quelque sorte naturellement. Ainsi, pas plus qu’on ne peut admettre des « vérités éternelles », pas plus ne peut-on concevoir qu’il existe un sceptique réel, en chair et en os [14].