Être conscient de ce qui nous entoure ou avoir conscience de soi-même inclut de façon générale une forme, même implicite, de rapport à soi, qui peut s’éprouver, soit dans l’ordre de la connaissance, soit sur le plan de l’éthique. Or, l’expérience de cet être-conscient, de cet avoir-conscience, ou encore de ce devenir-conscient n’est aucunement l’apanage des philosophes, puisque chacun d’entre nous peut en faire l’épreuve à chaque instant de sa vie quotidienne, à l’occasion de tel événement, tragique (un deuil, une séparation) ou heureux (une naissance, une rencontre), qui marque une rupture radicale dans le cours habituel de notre vie.
Cependant, il se trouve que cette façon d’entrer en relation plus profonde avec soi-même, dès lors qu’elle est exercée voire érigée en méthode, consonne remarquablement avec la démarche philosophique elle-même, que ce soit selon son axe pratique, celui de la sagesse antique, ou d’après son sens plus théorique de jugement critique tel qu’il a été mis au centre par la pensée moderne. Il semble donc que le motif de la conscience révèle de façon exemplaire une forte continuité entre l’interrogation spontanée du sens commun et la recherche délibérée et rigoureuse du philosophe. Cela confère une légitimité évidente à la discipline phénoménologique dans l’approche prioritaire et englobante d’une telle expérience qu’ont si intimement en partage l’attitude naïve et l’attitude philosophique : la démarche phénoménologique, en effet, prend son point de départ dans l’attitude naturelle ; par l’opération de la réduction, qui correspond à une conversion de mon regard sur le monde et les choses, s’instaure en méthode le passage gradué à la prise de conscience de type philosophique. De fait, la réduction est la méthode par excellence de la phénoménologie : par elle, je détourne mon regard des choses et cesse d’être absorbé en elles, pour faire retour sur les actes de la conscience par lesquels je vise celles-ci.
Aussi a-t-on affaire avec la conscience à une expérience intégrante, tout à la fois de soi et du monde, de soi par le monde et du monde via soi-même. Les dimensions multiples de la relation que, en tant que sujets, nous entretenons avec le monde, s’y trouvent d’emblée inscrites : perception, affect, temporalité, mouvement, imagination, volonté, jugement, langage, rencontre d’autrui, communauté, histoire, savoir-faire, habitus, aspiration infinie au sacré et à l’absolu, telle est l’ample palette des différentes couleurs de la conscience. Chacune de ces dimensions en reflète tout à la fois la structure et la dynamique. Sur un mode structurel, ce sont les actes de la conscience qui définissent [6] chacun à leur manière mon rapport au monde : perceptif, remémorant, imageant, empathique, judicatif, langagier, volontaire, moteur, émotionnel, social, historique, habituel et spirituel ; cette forme de stratification de la conscience, se trouve régie par l’ordre d’apparition, de ces différents actes vécus ; sur un mode dynamique, c’est la genèse même de ces vécus qui est en jeu, à savoir la façon singulière dont émergent mes différentes aptitudes sensorielles, mes souvenirs immédiats et mes anticipations proches, la manière dont se forment en moi certaines images, dont je rencontre autrui, dont naissent mes jugements et dont se produisent mes paroles, ou la forme sous laquelle mes capacités motrices, mes affects et mes actes délibérés apparaissent, enfin l’engendrement social, historique, habituel, mystique de mon être-conscient.