Martineau
Introduction
Avec la caractérisation provisoire de l’objet thématique de la recherche (être de l’étant, ou sens de l’être en général), il semble que sa méthode soit aussi et déjà pré-dessinée. La dissociation de l’être par rapport à l’étant et l’explication de l’être lui-même, c’est là la tâche de l’ontologie. Mais la méthode de l’ontologie demeure au plus haut degré problématique tant que l’on veut — par exemple — prendre conseil auprès d’ontologies historiquement transmises ou de tentatives de ce genre. Comme le terme d’ontologie n’est appliqué à la présente recherche qu’en un sens formellement vaste, la voie qui consisterait à clarifier sa méthode en étudiant son histoire s’interdit d’elle-même.
Par cet usage du terme d’ontologie, l’on ne plaide pas davantage pour une discipline philosophique spéciale, liée avec les autres disciplines. Il n’est nullement question de satisfaire à la tâche d’une discipline prédonnée, bien au contraire : c’est à partir des nécessités internes de questions déterminées et à partir du mode de traitement requis par les « choses elles-mêmes » qu’une discipline peut seulement s’élaborer.
Avec la question directrice du sens de l’être, la recherche aborde la question fondamentale de la philosophie en général. Or le mode de traitement de cette question est phénoménologique. Du coup, le présent essai ne s’asservit ni à un « point de vue » ni à un « courant », s’il est vrai que la phénoménologie, tant qu’elle se comprend elle-même, n’est et ne saurait devenir aucun des deux. L’expression « phénoménologie » signifie primairement un concept méthodique. Elle ne caractérise pas le quid réal des objets de la recherche philosophique, mais leur comment. Plus un concept méthodique se déploie authentiquement et détermine amplement la figure fondamentale d’une science, et plus originellement il est enraciné dans le débat avec les choses mêmes, plus il s’éloigne de ce que nous appelons un procédé technique, comme il n’en manque pas même dans les disciplines théoriques.
Le titre « phénoménologie » exprime une maxime qui peut donc être formulée ainsi : « Aux choses mêmes ! », par opposition à toutes les constructions en l’air, les trouvailles fortuites, par opposition à la réception de concepts légitimés de manière purement apparente, et aux pseudo-questions qui s’imposent souvent durant des générations à titre de « problèmes ». Mais cette maxime — pourrait-on répliquer — va parfaitement de soi, en outre elle n’exprime guère que le principe de toute connaissance scientifique, et l’on ne voit pas pourquoi cette « évidence » devrait être expressément reprise dans la titulature d’une recherche. En fait, il y va ici d’une « évidence » que nous voulons considérer de plus près, autant qu’il est nécessaire pour mettre au jour la démarche de cet essai. Nous exposerons simplement le pré-concept de la phénoménologie.
L’expression est composée de deux éléments : phénomène et logos ; l’un et l’autre remontent à des termes grecs : phainomenon ou logos. Considéré extérieurement, le titre « phénoménologie » est formé de la même manière que théologie, biologie, sociologie, noms que l’on traduit par : science de Dieu, de la vie, de la communauté. La phénoménologie serait ainsi la science des phénomènes. Le pré-concept de la phénoménologie doit être établi par la caractérisation de ce qui est désigné par les deux constituants du titre, « phénomène » et « logos », et par la fixation du sens du nom composé des deux. L’histoire du mot lui-même, qui semble être né dans l’école de Wolff, est ici sans importance.
A. Le concept de phénomène
L’expression grecque phainomenon, à laquelle remonte le terme « phénomène », dérive du verbe phainesthai, qui signifie : se montrer ; phainomenon signifie donc : ce qui se montre, le manifeste ; phainesthai est lui-même une formation moyenne de phaino mettre au jour, à la lumière ; phaino, appartient au radical pha- tout comme phos, la lumière, la clarté, c’est-à-dire ce où quelque chose peut devenir manifeste, en lui-même visible. Comme signification de l’expression « phénomène », nous devons donc maintenir ceci : ce-qui-se-montre-en-lui-même, le manifeste. Les phainomena « phénomènes » sont alors l’ensemble de ce qui est au jour ou peut être porté à la lumière — ce que les Grecs identifiaient parfois simplement avec ta onta (l’étant). Or l’étant peut se montrer en lui-même selon des guises diverses, suivant le mode d’accès à lui. La possibilité existe même que l’étant se montre comme ce qu’en lui-même il n’est pas. En un tel se-montrer, l’étant « a l’air de… », « est comme si… ». Nous appelons un tel se-montrer le paraître. Et c’est ainsi qu’en grec l’expression phainoumenon phénomène présente également la signification de : ce qui est comme si…. l’« apparent », l’« apparence » ; phainomenon agathon désigne un bien qui est comme si — mais qui « en réalité » n’est pas ce comme quoi il se donne. L’essentiel, pour une compréhension plus poussée du concept de phénomène, est d’apercevoir comment ce qui est nommé dans les deux significations de phainomenon ( « phénomène » au sens de ce qui se montre, « phénomène » au sens de l’apparence) forme une unité structurelle. C’est seulement dans la mesure où quelque chose en général prétend par son sens propre à se montrer, c’est-à-dire à être phénomène, qu’il peut se montrer comme quelque chose qu’il n’est pas, qu’il peut « seulement avoir l’air de… » Dans la signification du phainomenon comme apparence est déjà co-incluse, comme son fondement même, la signification originelle (phénomène : le manifeste). Nous assignons terminologiquement le titre de « phénomène » à la signification positive et originelle de phainomenon? et nous distinguons le phénomène de l’apparence comme modification primitive du phénomène. Cependant, ce que l’un et l’autre termes expriment n’a d’abord absolument rien à voir avec ce que l’on appelle [ordinairement] « phénomène » [1] ou même « simple phénomène ».
On parle en effet par exemple de « phénomènes pathologiques ». Ce qu’on entend par là, ce sont des événements corporels qui se montrent et qui, tandis qu’ils se montrent et tels qu’ils se montrent, « indiquent » quelque chose qui soi-même ne se montre pas. L’apparition de tels événements, leur se-montrer est corrélatif de la présence de troubles qui eux-mêmes ne se montrent pas. Ce « phénomène » comme apparition « de quelque chose » ne signifie donc justement pas : se montrer soi-même, mais le fait, pour quelque chose qui ne se montre pas, de s’annoncer par quelque chose qui se montre. L’apparaître ainsi entendu est un ne-pas-se-montrer. Toutefois, ce ne pas ne doit pas être confondu avec le ne pas privatif qui détermine la structure de l’apparence. Ce qui ne se montre pas au sens de l’apparaissant ne peut pas non plus paraître. Toutes les indications, présentations, symptômes et symboles ont la structure formelle fondamentale de l’apparaître qui a été citée, quelles que soient les différences qui les séparent entre eux.
Bien que l’« apparaître » ne soit en aucun cas un se-montrer au sens du phénomène, apparaître n’est cependant possible que sur le fond d’un se-montrer de quelque chose. Mais ce se-montrer qui rend l’apparaître possible n’est point l’apparaître lui-même. Apparaître, c’est s’annoncer par quelque chose qui se montre. Si donc nous disons que par le mot « apparition » nous renvoyons à quelque chose où quelque chose apparaît sans être lui-même apparition, le concept de phénomène n’est point par là délimité, mais présupposé, cette présupposition demeurant cependant recouverte, puisque dans la détermination de l’« apparition » l’expression « apparaître » est utilisée équivoquement. Ce où quelque chose « apparaît » signifie ce où quelque chose s’annonce, c’est-à-dire ne se montre pas ; et dans l’expression : « sans être soi-même “apparition” », apparition signifie le se-montrer. Mais ce se-montrer appartient essentiellement à cet « où » en lequel quelque chose s’annonce. Les phénomènes ne sont donc jamais des apparitions, tandis que toute apparition est bel et bien assignée à des phénomènes. Si l’on définit le phénomène à l’aide d’un concept, qui plus est encore obscur, de l’« apparition », alors tout est mis sens dessus dessous, et une « critique » de la phénoménologie installée sur une telle base devient un fort curieux propos.
L’expression « apparition » peut elle-même à son tour désigner deux choses : d’une part l’apparaître au sens d’un s’annoncer comme ne-pas-se-montrer, d’autre part l’annonce elle-même, tel qu’en son se-montrer elle indique quelque chose qui ne se montre pas. Et enfin on peut employer « apparaître » comme titre pour nommer le sens authentique du phénomène en tant que se-montrer. Si l’on désigne ces trois états de choses distincts sous le nom d’« apparition », alors la confusion est inévitable.
Mais elle est encore aggravée par le fait qu’« apparition » est susceptible d’une quatrième signification. Soit l’annonce qui, en son se-montrer, indique le non-manifeste : si on la conçoit comme quelque chose qui surgit dans ce non-manifeste, qui en rayonne de telle manière que le non-manifeste soit pensé comme essentiellement jamais manifeste — alors apparition signifie autant qu’une production, c’est-à-dire un produit, mais qui ne constitue jamais l’être propre du producteur : c’est l’apparition au sens de « simple apparition ». Certes l’annonce produite se montre elle-même, de telle sorte qu’en tant que rayonnement de ce qu’elle annonce, elle voile justement et constamment celui-ci en lui-même. Mais ce non-montrer voilant n’est pas pour autant apparence. Kant utilise le terme Erscheinung, apparition [2] dans ce double sens. Des apparitions, selon lui, ce sont d’abord les « objets de l’intuition empirique », ce qui se montre en celle-ci. Mais cet étant qui se montre (le phénomène au sens authentique et originel) est en même temps « apparition » au sens d’un rayonnement annonciateur de quelque chose qui se retire dans l’apparition.
Dans la mesure où un phénomène est toujours constitutif de l’« apparition » prise au sens du s’annoncer par quelque chose qui se montre, mais où ce phénomène peut se modifier privativement en apparence, l’apparition elle aussi peut devenir simple apparence. Sous une lumière particulière, tel peut paraître avoir les joues rouges, cette rougeur qui se montre peut être prise pour une annonce de la présence de la fièvre, laquelle à son tour est l’indice d’un trouble dans l’organisme.
Phénomène — le se-montrer-en-soi-même — signifie un mode d’encontre privilégié de quelque chose. Apparition, au contraire, désigne un rapport de renvoi qui est au sein même de l’étant, de telle manière que ce qui renvoie (ce qui annonce) ne petit satisfaire à sa fonction possible que s’il se montre en lui-même, est « phénomène ». Apparition et apparence sont elles-mêmes diversement fondées dans le phénomène. La multiplicité confuse des « phénomènes » qui sont nommés par les titres de phénomène, d’apparence, d’apparition. de simple apparition ne peut être débrouillée qu’à condition que d’emblée le concept de phénomène soit compris comme : ce-qui-se-montre-en-lui-même.
Si dans une telle saisie du concept de phénomène, l’indétermination subsiste touchant l’étant qui est advoqué comme phénomène, et si en général la question reste ouverte de savoir si ce qui se montre est à chaque fois un étant ou un caractère d’être de l’étant, c’est qu’on se sera borné à obtenir le concept formel de phénomène. Mais que l’on entende par ce qui se montre l’étant qui, au sens de Kant par exemple, est accessible grâce à l’intuition empirique, et alors le concept formel de phénomène trouve son application correcte. Le phénomène ainsi employé remplit la signification du concept vulgaire de phénomène. Cependant, ce concept vulgaire n’est pas le concept phénoménologique de phénomène. Dans l’horizon de la problématique kantienne, ce qui est conçu phénoménologiquement sous le nom de phénomène peut, sans préjudice d’autres différences, être illustré en disant : ce qui se montre déjà, d’emblée et conjointement, quoique non thématiquement. dans les apparitions — dans le phénomène vulgairement entendu — peut-être thématiquement porté au se-montrer, et ce-qui-ainsi-se-montre-en-soi-même (« formes de l’intuition »), voilà les phénomènes de la phénoménologie. Car manifestement l’espace et le temps doivent nécessairement pouvoir se montrer ainsi, ils doivent pouvoir devenir phénomènes si Kant prétend énoncer une proposition transcendantale fondée lorsqu’il dit que l’espace est le « où » apriorique d’un ordre.
Mais si le concept phénoménologique de phénomène doit en général être compris, indépendamment de la question de savoir comment ce qui se montre peut être déterminé de façon plus précise, alors la présupposition indispensable de cette compréhension est un aperçu dans le sens du concept formel de phénomène et de son application légitime en un sens vulgaire. — Avant de fixer le pré-concept de la phénoménologie, il faut délimiter la signification du logos, afin qu’il nous apparaisse en quel sens la phénoménologie peut en général être « science des » phénomènes.
B. Le concept de logos
[32] Chez Platon et Aristote le concept de logos est plurivoque, et il l’est assurément de telle manière que ses significations tendent à s’écarter les unes des autres, sans être positivement réglées par une signification fondamentale. En fait, il ne s’agit ici que d’une apparence, qui ne peut que se maintenir tant que l’interprétation échoue à saisir adéquatement la signification fondamentale en sa teneur primaire. Lorsque nous affirmons que la signification fondamentale de logos est « discours », cette traduction littérale ne peut recevoir sa validité que de la détermination de ce que « discours » veut lui-même dire. L’histoire sémantique ultérieure du mot logos, et avant tout les interprétations aussi arbitraires que nombreuses de la philosophie postérieure ne cessent de recouvrir la signification proprement dite du « discours », qui pourtant est assez manifeste. logos est « traduit », autant dire toujours interprété par raison, jugement, concept, définition, fondement, rapport. Mais comment le « discours » peut-il ainsi se modifier que logos se mette à signifier tout ce qu’on vient d’énumérer, et cela à l’intérieur de l’usage linguistique scientifique ? Même lorsque logos est entendu au sens d’énoncé, mais l’énoncé lui-même au sens de « jugement », alors il est encore tout à fait possible que cette traduction apparemment légitime manque la signification fondamentale, spécialement si le jugement est conçu au sens de quelque « théorie du jugement » contemporaine. logos ne signifie point, et en tous cas point primairement le jugement tant que l’on entend par là une « liaison » ou une « prise de position » (acquiescement - refus).
Logos en tant que discours signifie bien plutôt autant que deloun, rendre manifeste ce dont « il est parlé » (il est question) dans le discours. Cette fonction du parler, Aristote l’a explicitée de manière plus aiguë comme apophainesthai [3]. Le logos fait voir (phainesthai) quelque chose, à savoir ce sur quoi porte la parole, et certes pour celui qui parle (voix moyenne), ou pour ceux qui parlent entre eux. Le parler « fait voir » apo… à partir de cela même dont il est parlé. Dans le parler (apophansis) pour autant qu’il est authentique, ce qui est dit doit être puisé dans ce dont il est parlé, de telle sorte que la communication parlante rende manifeste, en son dit, ce dont elle parle, et ainsi le rendre accessible à l’autre. Telle est la structure du logos comme apophansis. Toutefois ce mode de manifestation au sens d’un faire-voir qui met en lumière ne revient pas à tout « discours ». La prière (euche), par exemple, rend également manifeste, mais d’une façon différente.
Dans son accomplissement concret, le parler (faire-voir) a le caractère d’un parler au [33] sens d’un ébruitement vocal en mots. Le logos est phone, plus précisément phone meta phantasias - ébruitement vocal où à chaque fois quelque chose est aperçu.
Et c’est seulement parce que la fonction du logos comme apophansis réside dans le faire-voir qui met en lumière quelque chose que le logos peut avoir la forme structurelle de la synthesis. Synthèse ne veut pas dire ici le fait de lier des représentations, c’est-à-dire de manier des événements psychiques dont la liaison soulèverait alors le « problème » de savoir comment, en tant qu’internes, ils peuvent s’accorder avec l’extériorité du physique. Le syn a ici une signification purement apophantique et veut dire : faire voir quelque chose dans son être-ensemble avec quelque chose, quelque chose comme quelque chose.
De même, c’est parce que le logos est un faire-voir qu’il peut être vrai ou faux. L’important, ici encore, est de se dégager de tout concept construit de la vérité au sens d’un « accord ». Car cette idée n’est nullement primordiale dans le concept de l’aletheia. L’« être-vrai » du logos comme aletheuein veut dire : soustraire à son retrait, dans le legein comme apophainesthai, l’étant dont il est parlé et le faire voir comme non-retiré, (alethes) le découvrir. De même, l’« être-faux » (pseudesthai) signifie autant que tromper au sens de recouvrir : placer quelque chose devant quelque chose (sur le mode du faire-voir) et ainsi le donner comme quelque chose qu’il n’est pas.
Mais si la « vérité » a ce sens et si le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne saurait justement pas être considéré comme le « lieu » primaire de la vérité. Lorsque l’on détermine, comme c’est devenu aujourd’hui chose tout à fait courante, la vérité comme ce qui appartient « proprement » au jugement, et que de surcroît on invoque Aristote à l’appui de cette thèse, une telle invocation est tout aussi illégitime que, surtout, le concept grec de la vérité est incompris. Est « vraie » au sens grec, et certes plus originellement que le logos cité, aisthesis, l’accueil pur et simple, sensible de quelque chose. Tandis qu’une aisthesis vise ses idia, c’est-à-dire l’étant qui essentiellement n’est accessible que par elle et pour elle, par exemple le voir des couleurs, alors cet accueil est toujours vrai. Ce qui veut dire que le voir découvre toujours des couleurs, l’entendre toujours des sons. Mais est « vrai » au sens le plus pur et le plus originel - autrement dit découvre sans jamais pouvoir recouvrir - le pur noein, l’accueil purement et simplement considératif des déterminations d’être les plus simples de l’étant comme tel. Ce noein ne peut jamais recouvrir, jamais être faux, il peut tout au plus être non-accueil, agnoein, ne pas suffire à l’accès pur et simple, adéquat.
[34] Ce qui n’a plus la forme d’accomplissement du pur faire-voir, mais recourt à chaque fois, en mettant en lumière, à autre chose et fait voir ainsi quelque chose comme quelque chose, cela recueille, en même temps que cette structure synthétique, la possibilité du recouvrir. Cependant la « vérité judicative » n’est que le pendant de ce recouvrir autrement dit un phénomène de vérité déjà fondé de multiple façon. Réalisme et idéalisme manquent tout aussi radicalement le sens du concept grec de la vérité, concept à partir duquel seulement peut être comprise en général la possibilité de quelque chose comme une « doctrine des idées » à titre de connaissance philosophique.
Et c’est parce que la fonction du logos réside dans le pur et simple faire-voir de quelque chose, dans le faire-accueillir de l’étant, que logos peut signifier raison. Et derechef c’est parce que le logos n’est pas pris seulement dans le sens de legein mais en même temps dans celui du legomenon, mis en lumière comme tel, lequel n’est rien d’autre que hypokeimenon gisant toujours déjà sous-la-main au fondement de toute advocation et discussion survenant [4] [à lui], que logos qua legomenon signifie fondement, raison, ratio. Et enfin c’est parce que logos qua legomenon peut aussi vouloir dire : ce qui est advoqué comme quelque chose, ce qui est devenu visible en sa relation à quelque chose, en sa « relativité », que logos reçoit la signification de relation et rapport. Cette interprétation du « discours apophantique » peut suffire pour clarifier la fonction primaire du logos.
C. Le pré-concept de la phénoménologie
Il suffit d’évoquer concrètement ce que vient d’établir l’interprétation du « phénomène » et du « logos » pour que saute aux yeux le lien interne unissant les choses visées par ces deux termes. L’expression phénoménologie peut être formulée en grec : legein ta phainomena mais legein signifie apophainesthai. Phénoménologie veut donc dire : apophainesthai ta phainomena : faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie. Mais ce n’est alors rien d’autre qui vient à l’expression que la maxime formulée plus haut : « Aux choses mêmes ! »
Le titre de phénoménologie présente donc un sens autre que les désignations comme théologie, etc. Celles-ci nomment les objets de la science considérée selon leur teneur réale propre. Mais « phénoménologie » ne nomme point l’objet de ses recherches, ni ne caractérise leur teneur réale. Le mot ne révèle que le comment de la mise en lumière et du mode de traitement de ce qui doit être traité dans cette science. Science « des » phénomènes veut dire : [35] une saisie telle de ses objets que tout ce qui est soumis à élucidation à leur propos doit nécessairement être traité dans une mise en lumière et une légitimation directes. L’expression tautologique de « phénoménologie descriptive » n’a pas au fond d’autre sens. Description ne signifie pas ici un procédé comparable - par exemple - à celui de la morphologie botanique ; bien plutôt ce titre a-t-il à nouveau un sens prohibitif : tenir éloignée toute détermination non légitimatrice. Quant au caractère de la description elle-même, c’est-à-dire au sens spécifique du logos, il ne peut être fixé qu’à partir de la « réalité » de ce qui doit être « décrit », c’est-à-dire porté à une déterminité scientifique conforme au mode d’encontre de phénomènes. Formellement, la signification du concept formel et vulgaire de phénomène autorise à appeler phénoménologie toute mise en lumière de l’étant tel qu’il se montre en lui-même.
Mais par rapport à quoi le concept formel de phénomène doit-il être dé-formalisé en concept phénoménologique, et comment celui-ci se distingue-t-il du concept vulgaire ? Qu’est-ce donc que la phénoménologie doit « faire voir » ? Qu’est-ce qui doit, en un sens insigne, être appelé phénomène ? Qu’est-ce qui, de par son essence est nécessairement le thème d’une mise en lumière expresse ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent.
Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulée », ce n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations initiales, l’être de l’étant. Il peut être recouvert au point d’être oublié, au point que la question qui s’enquiert de lui et de son sens soit tue. Ce qui par conséquent requiert, en un sens insigne et à partir de sa réalité la plus propre, de devenir phénomène, c’est cela dont la phénoménologie s’est thématiquement « emparée » comme de son objet.
La phénoménologie est le mode d’accès à et le mode légitimant de détermination de ce qui doit devenir le thème de l’ontologie. L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie. Le concept phénoménologique de phénomène désigne, au titre de ce qui se montre, l’être de l’étant, son sens, ses modifications et dérivés. Et le se-montrer n’est pas quelconque, [36] ni même quelque chose comme l’apparaître. L’être de l’étant peut moins que jamais être quelque chose « derrière quoi » se tiendrait encore quelque chose « qui n’apparaît pas ».
« Derrière » les phénomènes de la phénoménologie il n’y a essentiellement rien d’autre, mais ce qui doit devenir phénomène peut très bien être en retrait. Et c’est précisément parce que les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas donnés qu’il est besoin de phénoménologie. L’être-recouvert est le concept complémentaire du « phénomène ».
La modalité de recouvrement possible des phénomènes est à chaque fois différente. Un phénomène peut d’abord être recouvert en ce sens qu’il est encore en général non-découvert. De sa nature, il n’y a alors ni connaissance ni inconnaissance. Un phénomène peut ensuite être obstrué. Cela implique qu’il a auparavant été une fois découvert, mais a succombé à nouveau au recouvrement. Celui-ci peut devenir total, ou bien, comme c’est la règle, ce qui a été auparavant découvert est encore visible, bien que seulement en tant qu’apparence. Mais autant d’apparence, autant d’« être ». Ce recouvrement comme « dissimulation » est le plus courant et le plus périlleux, parce que les possibilités d’illusion et de fourvoiement sont ici particulièrement tenaces. Les structures d’être disponibles, mais voilées en leur solidité [5], ainsi que les concepts leur correspondant peuvent à la rigueur revendiquer leur droit à l’intérieur d’un « système » : sur la base de leur insertion en un système, elles se donnent comme quelque chose qui n’a pas besoin de justification supplémentaire, qui est « clair » et peut donc servir de point de départ au progrès d’une déduction.
Mais le recouvrement lui-même, qu’il soit saisi au sens du retrait, de l’obstruction ou de la dissimulation, comporte encore une double possibilité. Il y a des recouvrements fortuits et il y en a de nécessaires, c’est-à-dire de fondés dans le mode de subsistance du découvert. Tout concept ou proposition phénoménologique puisée originairement est soumise, en tant qu’énoncé communiqué, à la possibilité de la dénaturation. Elle est simplement propagée dans une compréhension vide, elle perd sa solidité et devient une thèse flottant en l’air. La possibilité que se durcisse ou qu’échappe ce qui avait été à l’origine « capturé » fait partie du travail concret de la phénoménologie elle-même. Et la difficulté de cette recherche consiste précisément à la rendre, en un sens positif, critique à l’égard d’elle-même.
Le mode d’encontre de l’être et des structures d’être en tant que phénomènes doit tout d’abord être conquis sur les objets de la phénoménologie. C’est pourquoi aussi bien le départ de l’analyse que l’accès au phénomène que la traversée des recouvrements régnants exigent [37] une confirmation méthodique propre. L’idée de la saisie et de l’explication « originaires » et « intuitives » des phénomènes est diamétralement opposée à la naïveté d’une « vision » gratuite, « immédiate » et irréfléchie.
Sur la base du pré-concept de la phénoménologie tel qu’il vient d’être délimité, il devient également possible de fixer le sens des termes « phénoménal » et « phénoménologique ». Nous appelons « phénoménal » ce qui est donné et explicitable dans le mode d’encontre du phénomène - d’où l’expression de structures phénoménales -, et « phénoménologique » tout ce qui appartient au mode de mise en lumière et d’explication, et qui constitue la conceptualité requise par cette recherche.
Comme le phénomène au sens phénoménologique est toujours seulement ce qui constitue l’être, et que l’être est toujours être de l’étant, il est d’abord besoin, afin de libérer l’être, d’un apport correct de l’étant lui-même. Celui-ci doit aussi bien se montrer selon le mode d’accessibilité qui lui appartient authentiquement. Ainsi le concept vulgaire de phénomène devient-il phénoménologiquement pertinent. Cependant, la tâche préalable d’une confirmation « phénoménologique » de l’étant exemplaire comme point de départ pour l’analytique proprement dite est toujours déjà pré-dessinée à partir du but de celle-ci.
Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant - l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant - en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation [38] de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit.
L’être, en tant que thème fondamental de la philosophie, n’est pas un genre d’étant, et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » doit être cherchée plus haut. Être et structure d’être excèdent tout étant et toute déterminité étante possible d’un étant. L’être est le transcendens par excellence. La transcendance de l’être du Dasein est une transcendance insigne, dans la mesure où en elle réside la possibilité et la nécessité de la plus radicale individuation. Toute mise à jour de l’être comme transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique (ouverture de l’être) est veritas transcendantalis.
Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines distinctes juxtaposées à d’autres disciplines philosophiques. Les deux titres caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et son mode de traitement. La philosophie est une ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, laquelle, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner philosophique là où il jaillit et là où il re-jaillit.
Les recherches qui suivent ne sont devenues possibles que sur le sol posé par E. Husserl , dont les Recherches logiques ont assuré la percée de la phénoménologie. Les éclaircissements apportés sur le pré-concept de la phénoménologie indiquent que ce qu’elle comporte d’essentiel n’est point sa réalité de « courant » philosophique. Plus haut que l’effectivité se tient la possibilité. La compréhension de la phénoménologie consiste uniquement à se saisir d’elle comme possibilité [6].
En ce qui concerne la lourdeur et l’absence de « grâce » de l’expression au cours des [39] analyses qui suivent, il est permis d’ajouter une remarque : une chose est de rendre compte de l’étant de façon narrative, autre chose de saisir l’étant en son être. Or pour la tâche à l’instant indiquée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais avant tout la « grammaire ». Si l’on nous autorise à faire allusion à des recherches ontologiques plus anciennes et assurément incomparables par la dignité, que l’on compare des passages ontologiques du Parménide de Platon ou le chapitre 4 du livre VII de la Métaphysique d’Aristote avec un chapitre narratif de Thucydide, et l’on verra à quel point étaient inouïes les formulations que les Grecs se virent imposer par leurs philosophes. Or là où les forces sont sensiblement moindres et, de surcroît, le domaine d’être à ouvrir bien plus difficile ontologiquement que celui qui s’offrait aux Grecs, le caractère circonstancié de la conceptualité et la dureté de l’expression ne peuvent que s’accroître.
Auxenfants
Avec cette caractérisation provisoire [vorläufig] de l’objet thématique de notre investigation (l’Être de l’étant, ou plutôt le sens de l’Être « en général »), il semble encore que nous en ayons déjà indiqué par avance la méthode. Détacher [Abhebung] de l’étant l’Être, et expliciter l’Être lui-même, telle est la tâche de l’ontologie. Et la méthode de l’ontologie reste au plus haut point problématique aussi longtemps que l’on cherche à demander conseil notamment auprès [bei] des ontologies que nous a léguées [überliefert] l’histoire ou auprès de tentatives du même genre. Étant donné que pour cette investigation nous ferons usage [gebrauchen] du terme technique [Terminus] d’ontologie en un sens formellement large, la démarche s’interdit d’elle-même, qui consiste à clarifier sa méthode au cours de son histoire. (al. 1)
En faisant usage du terme technique d’ontologie, nous ne prônons pas non plus une discipline philosophique précise, laquelle se tiendrait en connexion avec les autres. Il ne s’agit absolument pas de satisfaire à la tâche que se serait fixée une discipline alléguée à cet effet ; mais c’est, à l’inverse, à partir des nécessités de fait [sachlich] qui sont inhérentes à des questions déterminées et à partir du mode de traitement que requièrent les « choses mêmes » qu’une discipline peut à la rigueur se développer. (al. 2)
En prenant pour question directrice celle qui est en quête du sens de l’Être, notre investigation aborde la question fondamentale de la philosophie en général. La manière de traiter cette question est la manière phénoménologique. Par là, le présent traité ne se prescrit ni un « point de vue », ni une « direction », et cela parce que la phénoménologie, aussi longtemps qu’elle se comprend elle-même, n’est aucun des deux, ni ne peut le devenir. L’expression « phénoménologie » signifie principalement [primär] un concept de méthode. Elle ne caractérise pas le contenu quidditif [das sachhaltige Was] des objets de la recherche philosophique, mais le quomodo [Wie] de ladite recherche, la manière dont elle procède. Plus un concept de méthode produit ses effets de façon authentique et plus il détermine le style principiel d’une science de manière toujours embrassante [umfassen], d’autant plus il est enraciné originellement dans le débat avec les choses mêmes et d’autant plus il s’éloigne [sich entfernen] de ce que nous appelons un procédé technique, dont les disciplines théoriques elles aussi ne manquent point. (al. 3)
L’intitulé « phénoménologie » exprime [ausdrücken] une maxime que l’on peut formuler de cette façon : « Droit aux choses mêmes ! ». Elle s’oppose à toutes [28] les constructions [Konstruktion] gratuites, à toutes les trouvailles occasionnelles [zufällig] ; elle s’oppose à la reprise de concepts qui ne sont qu’apparemment identifiés [ausweisen] ; elle s’oppose aux pseudo-questions [Scheinfrage] qui se propagent souvent d’une génération à l’autre comme autant de « problèmes ». On pourrait toutefois objecter que cette maxime va largement de soi et qu’elle est en outre l’expression du principe de toute connaissance scientifique. On ne voit pas pourquoi il conviendrait que cette évidence soit admise explicitement dans la désignation [Bezeichnung] de l’intitulé d’une recherche. Il s’agit en effet d’une « évidence » dont nous voulons nous rapprocher autant qu’il importe pour clarifier [Aufhellung] la démarche de ce traité. À ce titre, nous nous bornerons à exposer le pré-concept de la phénoménologie. (al. 4)
L’expression a deux éléments [Bestandstück] : phénomène et logos ; tous deux remontent à des termes techniques grecs : phainomenon et logos. En apparence [äusserlich], l’intitulé phénoménologie est formé de la même manière que théologie, biologie, sociologie, tous noms que l’on traduit respectivement par : science de Dieu, science de la vie, science de la communauté. Il s’ensuit alors que la phénoménologie serait la science des phénomènes. Il convient donc de mettre en évidence le pré-concept de la phénoménologie en caractérisant ce que visent les deux éléments de l’intitulé, à savoir « phénomène » et « logos », et en fixant le sens du nom composé à partir d’eux. L’histoire du mot lui-même, lequel est probablement apparu dans l’école de Wolff, est ici sans importance. (al. 5)
A. Le concept du phénomène
L’expression grecque phainomenon, à laquelle remonte le terme technique « phénomène », tire son origine du verbe phainesthai, lequel signifie : se montrer ; phainomenon veut par conséquent dire : cela qui se montre, le ‘se-montrant’, le manifeste [Offenbare] ; phainesthai est lui-même une formation médiane de phaino, porter à la lumière, placer dans la clarté ; phaino appartient au radical pha−, de même que phos, la lumière, la clarté, c’est-à-dire ce dans quoi quelque chose peut devenir manifeste, en lui-même visible. Comme signification de l’expression « phénomène », il faut par conséquent s’en tenir fermement à : ce qui se montre en lui-même, autrement dit le manifeste. Les phainomena, « phénomènes » sont en ce cas l’ensemble de ce qui se trouve à la lumière ou qui peut être placé à la lumière, ce que les Grecs identifiaient [identifizieren] parfois tout bonnement avec tá onta (l’étant). Or, de lui-même, l’étant peut se montrer en autant de manières distinctes qu’il y a de modes correspondants d’accéder à lui. La possibilité existe même que l’étant se montre comme ce que, en lui-même, il n’est point. En cette dernière façon de se montrer, l’étant « a l’air de… » [29]. Nous appelons ‘être-apparemment’ [Scheinen] une telle façon de se montrer. Et c’est ainsi qu’en grec l’expression phainomenon, phénomène, signifie également : ce qui a l’air tel que…, ce qui est « en apparence » [scheinbar], l’« apparence » [Schein] ; phainomenon agathon [(le) Bien apparent] désigne un Bien qui a l’air tel que – mais qui, « de manière effective », n’est pas ce en tant que quoi il se donne. Pour comprendre plus avant le concept de phénomène, il faut voir dans tout cela comment ce qui est nommé phainomenon dans les deux acceptions que nous venons de mentionner (« phénomène » : ce qui se montre, et « phénomène » : l’apparence), comment cela reste, quant à sa structure, étroitement lié par en dessous. Ce n’est que dans la mesure où quelque chose en général, d’après le sens qui est le sien, prétend se montrer, c’est-à-dire être phénomène, qu’il peut se montrer comme quelque autre chose qu’il n’est point, qu’il peut « seulement avoir l’air tel que… ». Dans la seconde signification de phainomenon (« apparence ») se trouve déjà incluse, comme ce qui la fonde, la signification originelle (phénomène : le manifeste). Dans notre terminologie, nous attribuons le titre de « phénomène » à l’acception positive et originelle de phainomenon, et nous faisons la différence entre le phénomène et l’apparence en tant qu’elle en est la modification privative. Toutefois, ce qu’expriment ces deux termes techniques n’a de prime abord absolument rien à voir avec ce que l’on appelle « apparition » [Erscheinung], ou même « simple apparition ». (al. 6)
Ainsi parle-t-on de « phénomènes [Erscheinung] pathologiques ». On entend par là des événements [Vorkommnis] à même le corps, lesquels se montrent et, en se montrant, en tant que de tels événements se montrent, « indiquent » ce qui soi-même ne se montre pas. L’entrée en scène de tels événements, le fait qu’ils se montrent, va de pair avec la présence subsistante [Vorhandensein] de troubles qui eux-mêmes ne se montrent pas. « Phénomène » [Erscheinung], en tant qu’apparition « de quelque chose », ne veut donc précisément pas dire : se montrer soi-même, mais veut dire le fait, pour quelque chose qui ne se montre pas, de s’annoncer au travers de quelque chose qui se montre. Apparaître, c’est [NH: en ce cas] ne pas se montrer. Mais ce « ne (…) pas » [Nicht] ne doit en aucun cas être confondu avec le ‘ne (…) pas’ privatif, tel que celui que détermine la structure de l’apparence. Ce qui, à la manière dont le fait ce qui apparaît, ne se montre pas, cela ne peut également jamais sembler [scheinen]. Tous signes caractéristiques, tous affichages [Darstellung], tous symptômes et symboles, même s’ils diffèrent encore les uns des autres, ont la structure formelle de base, ici rapportée, de ce qui apparaît. (al. 7)
Bien que le fait d’« apparaître » ne soit pas, et ne soit jamais, un fait de se montrer, au sens de phénomène, il n’est cependant possible d’apparaître que sur la base du fait que quelque chose se montre. Mais ce fait de se montrer, lequel rend conjointement possible le fait d’apparaître, n’est pas le fait d’apparaître lui-même. Apparaître, c’est s’annoncer à travers quelque chose qui se montre. Dès lors, si l’on dit que, par le mot « phénomène » [Erscheinung], nous attirons l’attention sur quelque chose dans quoi quelque chose apparaît, sans que ce dernier quelque chose soit lui-même apparition, alors le concept de phénomène, ce faisant, n’est point circonscrit, mais présupposé, laquelle présupposition [30] reste toutefois dissimulée, et cela parce que, dans cette définition de « phénomène » [Erscheinung], l’expression « apparaître » est employée à double sens. Ce dans quoi quelque chose « apparaît » veut dire : ce dans quoi quelque chose s’annonce, c’est-à-dire ne se montre pas ; et quand on précise : « sans que ce dernier quelque chose soit lui-même apparition », apparition signifie en ce cas le fait de se montrer. Mais ce fait de se montrer relève par essence du « dans-quoi » [Worin], dans lequel quelque chose s’annonce. En conséquence, les phénomènes ne sont donc jamais des apparitions, tandis que toute apparition est bel et bien dépendante [angewiesen auf] de phénomènes. Si l’on définit le phénomène à l’aide d’un concept, qui plus est encore confus, de phénomène [Erscheinung] en tant qu’« apparition », alors tout est mis sens dessus dessous, et une « critique » de la phénoménologie, sur cette base, est à vrai dire une curieuse entreprise. (al. 8)
L’expression « apparition » peut elle-même à son tour signifier deux choses : d’abord le fait d’apparaître, au sens de s’annoncer en tant que ne pas se montrer ; et ensuite cela même qui annonce, autrement dit ce qui, en se montrant, indique quelque chose qui ne se montre pas. Et enfin on peut employer « apparaître » pour intituler le phénomène en son sens authentique de se montrer. Dès lors que l’on désigne sous le même nom de « phénomène » [Erscheinung] ces trois façons dissemblables qu’ont les choses de se comporter [Sachverhalt], la confusion [Verwirrung] est alors inévitable. (al. 9)
Mais cette confusion est encore fortement [wesentlich] aggravée par le fait que « phénomène » [Erscheinung] peut admettre une autre signification encore. Si l’on saisit ce qui annonce, ce qui, en se montrant, indique ce qui n’est pas manifeste ; si on le saisit comme ce qui, de cela même qui n’est pas manifeste, entre en scène, ce qui en rayonne, au point en effet que ce qui n’est pas manifeste soit pensé comme ce qui, par essence, n’est jamais manifeste – alors phénomène [Erscheinung] équivaut à dire : mise en avant, ou plus exactement : ce qui est mis en avant, mais ne constitue pas l’Être propre de ce qui se met en avant, à savoir : phénomène [Erscheinung] au sens de « simple apparition ». Certes, ce qui, ainsi mis en avant, annonce, se montre lui-même, mais il le fait de telle façon qu’en tant que rayonnement de ce qu’il annonce, il masque précisément en permanence, en lui-même, ce qu’il annonce. Mais, par le fait de masquer, ce fait de ne pas montrer n’est encore une fois pas apparence. Kant emploie le terme technique de phénomène [Erscheinung] dans le couplage suivant : Selon lui, les phénomènes [Erscheinung] sont d’abord les « objets de l’intuition empirique », ce qui, en celle-ci, se montre. Mais cela même qui se montre (le phénomène au sens originel authentique) est en même temps « apparition », et cela au sens d’un rayonnement qui annonce quelque chose qui se cache dans le phénomène [Erscheinung]. (al. 10)
Dans la mesure où, pour qu’il y ait « apparition » prise en tant qu’elle signifie s’annoncer au moyen de quelque chose qui se montre, un phénomène est requis à la base ; mais dans la mesure où ce dernier peut, de façon privative, se modifier [sich abwandeln] en une apparence, alors l’apparition peut également devenir simple apparence. Par exemple, sous un certain éclairage, quelqu’un peut paraître avoir les joues rouges, laquelle rougeur, qui se montre, peut être prise pour l’annonce [31] de la présence subsistante de fièvre, laquelle de son côté indique à son tour une perturbation dans l’organisme. (al. 11)
Phénomène – ce qui se montre en lui-même – signifie un mode insigne de rencontre de quelque chose. Apparition, en revanche, désigne une liaison de renvoi qui, interne à l’étant lui-même, est en effet de telle sorte que ce qui renvoie (ce qui annonce) ne peut satisfaire à sa fonction possible que s’il se montre en lui-même, autrement dit s’il est « phénomène ». L’apparition et l’apparence sont elles-mêmes fondées dans le phénomène, et ce de diverses manières. La diversité troublante [verwirren] des « phénomènes » que, sous l’intitulé de phénomène, d’apparence, d’apparition, on peut appeler de simples apparitions, cette diversité ne se peut démêler que si, dès le début, par le concept de phénomène, on comprend : ce qui se montre en lui-même. (al. 12)
Dans cette saisie du concept de phénomène, si la question reste indéterminée de savoir quel étant on évoque en tant que phénomène, et si la question reste de toute façon ouverte de savoir si ce qui se montre est, à chaque fois, un étant, ou bien un caractère d’être de l’étant, alors on a uniquement acquis le concept formel de phénomène. Mais dès lors que, par ce qui se montre, on comprend l’étant qui, dans le sens voisin de celui que lui donne Kant , est accessible grâce à l’intuition empirique, alors, en ce cas, le concept formel de phénomène reçoit une application légitime [rechtmässig]. Employé de cette façon, le nom de phénomène satisfait à la signification du concept vulgaire de phénomène. Mais ce concept vulgaire n’est point le concept phénoménologique de phénomène. Dans l’horizon de la problématique kantienne, ce qui, sous le nom de phénomène, est conçu phénoménologiquement, peut être illustré, sans préjudice d’autres différences, par notre façon de dire : ce qui, dans les apparitions, autrement dit dans le phénomène compris de façon vulgaire, se montre déjà, toujours en premier et simultanément, quoique de manière non thématique, cela peut être amené à se montrer de manière thématique, et cela qui se montre ainsi en lui-même (« les formes de l’intuition »), ce sont les phénomènes de la phénoménologie. Car manifestement, l’espace et le temps doivent pouvoir se montrer ainsi, ils doivent pouvoir devenir phénomènes, dès lors que Kant prétend par là avoir énoncé [Aussage] une proposition transcendantale dûment fondée quand il dit que l’espace est le « contenant » [Worinnen] apriorique d’un ordre. (al. 13)
Mais dès lors, si le concept phénoménologique de phénomène en général a vocation à être compris, et cela abstraction faite de la façon dont ce qui se montre peut être déterminé de manière plus précise, alors il est à ce titre indispensable de présupposer que l’on a accédé au sens du concept formel de phénomène et qu’on l’applique légitimement en son sens vulgaire. Avant de fixer le pré-concept de la phénoménologie, il nous faut toutefois circonscrire la signification de logos, cela afin qu’apparaisse clairement en quel sens la phénoménologie en général peut être la « science des » phénomènes. (al. 14)
B. Le concept du logos
Chez Platon et Aristote , le concept du logos a une pluralité de sens, et cela d’une façon telle assurément que les significations divergent sans être positivement guidées par une signification de fond [Grundbedeutung]. En l’occurrence, ce n’est qu’une apparence, laquelle se conserve aussi longtemps que l’interprétation ne parvient pas à saisir comme il faut la signification de fond, en sa teneur [Gehalt] originelle [primär]. Lorsque nous disons : la signification de fond de logos est discours [Rede], alors cette traduction littérale ne prend sa pleine validité qu’une fois déterminé ce que discours lui-même veut dire. L’histoire ultérieure de la signification du mot logos, et avant tout les interprétations aussi diverses qu’arbitraires de la philosophie qui s’ensuit, ne cessent de dissimuler la véritable signification de discours, laquelle souvent est assez évidente. Logos est « traduit », c’est-à-dire toujours explicité en tant que raison [Vernunft], jugement, concept, définition, raison, Rapport. Mais comment « discours » va-t-il pouvoir se modifier [modifizieren] au point que logos signifie tout ce que nous venons d’énumérer, et cela au cœur de l’usage scientifique du langage ? Même lorsque logos est compris au sens d’énoncé, mais énoncé en tant que « jugement », alors il est encore possible, avec cette traduction apparemment légitime, que soit manquée [verfehlen] la signification fondamentale du mot, surtout si jugement est conçu au sens de quelque actuelle « théorie du jugement ». Logos ne veut pas dire, et en tous cas pas primairement, jugement, dès lors que, par jugement, on entend une « liaison » par copule ou une « prise de position » (approuver – rejeter). (al. 15)
En tant que discours, logos veut bien plutôt dire la même chose que deloun [montrer], rendre manifeste ce dont « il est question » dans le discours. Cette fonction du discours, Aristote l’a expliquée de manière plus approfondie comme étant l’apophainesthai [7] [faire paraître, faire voir à partir de …]. Le logos fait voir quelque chose (phainesthai), à savoir ce dont il est question, et cela pour celui qui parle (médiateur), voire pour ceux qui parlent entre eux. Le discours « fait voir » apo… [à partir de] cela même dont il est question. Dans le discours (apophansis [acte de faire paraître, proposition]), pour autant qu’il en soit vraiment un, ce qui est dit doit être tiré de ce dont il est parlé, au point que, dans ce qu’elle dit, la communication [Mitteilung] par la parole rende manifeste ce dont elle parle, et le rende de la sorte accessible aux autres. Telle est la structure du logos en tant qu’apophansis. Toutefois, ce mode de ‘rendre-manifeste’, au sens d’un ‘faire-voir’ qui met en lumière, ne convient point à tout « discours ». Par exemple, la prière (euche) elle aussi rend manifeste, mais d’une autre façon. (al. 16)
Lors de son effectuation [Vollzug] concrète, l’acte de discourir [Reden] (de faire-voir) a le caractère du parler [Sprechen], de la communication [Verlautbarung] vocale de mots. Le logos [33] est phone [voix], plus précisément phone metá phantasias [voix s’accompagnant de représentation] – communication vocale dans laquelle, à chaque fois, quelque chose est aperçu. (al. 17)
Et c’est seulement parce que la fonction du logos en tant qu’apophansis tient à ce qu’il fait voir quelque chose en le mettant en lumière, ce n’est qu’en raison de cela que le logos peut avoir pour structure la forme de la synthesis [synthèse]. En l’occurrence, ce que dit la synthèse, ce n’est pas le fait d’associer et de nouer entre elles des représentations [Vorstellung], ce n’est pas le fait de bricoler [Hantieren] avec des événements psychiques, toutes associations quant auxquelles alors le « problème » fait son apparition de savoir comment, en tant qu’elles sont internes, elles peuvent concorder avec le dehors, lequel est de nature physique. En l’occurrence, la signification du σύν [avec, ensemble] est purement apophantique et veut dire : faire voir quelque chose dans sa réunion avec quelque chose d’autre, faire voir quelque chose en tant que quelque chose. (al. 18)
Et d’autre part [wiederum], c’est parce que le logos est un ‘faire-voir’ que, pour cette raison, il peut être vrai ou faux. Aussi, tout repose-t-il sur le fait qu’il faille se libérer de tout concept de la vérité qui serait construit, et cela au sens d’une « concordance » [Übereinstimmung]. Dans le concept de l’aletheia [vérité], cette dernière idée n’est en aucun cas l’idée originelle. L’« être-vrai » [Wahrsein] du logos en tant qu’aletheuein [dire vrai] veut dire : extraire de son état caché [Verborgenheit] l’étant dont il est question dans le legein en tant qu’apophainesthai, et le faire voir comme non-caché (alethes [vrai]), autrement dit le dévoiler. De même, l’« être-faux » [Falschsein], ψεύδεσθαι [tromper, mentir], veut dire la même chose que tromper, au sens de dissimuler : placer quelque chose (de façon à le faire-voir) devant quelque chose, et ce faisant, le faire passer pour quelque chose qu’il n’est point. (al. 19)
Mais puisque la « vérité » a ce dernier sens et que le logos est un mode déterminé du ‘faire-voir’, alors le logos ne saurait justement pas être abordé [angesprochen] comme étant le « lieu » premier [primär] de la vérité. Lorsque, comme c’est devenu aujourd’hui monnaie courante, on détermine la vérité comme étant ce qui revient « proprement » au jugement, et lorsque, de surcroît, on en appelle de cette thèse à Aristote , ce pourvoi est alors non seulement illégitime, mais surtout le concept grec de vérité est l’objet d’une méprise. Ce qui, au sens grec, est « vrai », et ce assurément de façon plus originelle que le logos dont il est question, c’est l’aisthesis [sensation], la simple réception sensible de quelque chose. Dans la mesure où une aisthesis a toujours pour cible ses idia [propres, particuliers], à savoir l’étant qui à chaque fois n’est franchement accessible, précisément, que grâce à elle et pour elle, c’est par exemple le cas de la vue dans son rapport aux couleurs, alors la réception est toujours vraie. Ce qui veut dire : voir dévoile toujours des couleurs, ouïr [Hören] dévoile toujours des sons. Au sens le plus pur et le plus originel, ce qui est « vrai » – c’est-à-dire ce qui ne fait que dévoiler, au point qu’il ne peut jamais dissimuler – c’est le noein pur, la réception qui envisage simplement les déterminations d’être les plus élémentaires de l’étant en tant que tel. Ce noein ne peut jamais dissimuler, ne peut jamais être faux, il peut tout au plus rester une absence de réception, agnoein [ne pas connaître], autrement dit ne pas suffire au simple accès adéquat. (al. 20)
[34] Ce qui n’a plus la forme suivant laquelle le ‘faire-voir’ pur s’effectue, mais ce qui à chaque fois recourt à autre chose pour mettre en lumière et fait ainsi, à chaque fois, voir quelque chose en tant que quelque chose, cela assume, outre cette structure synthétique, la possibilité de dissimuler. Mais la « vérité du jugement » n’est que le cas opposé à cet acte de dissimuler, c’est-à-dire qu’elle est un phénomène de vérité fondé de façon multiple. Le réalisme et l’idéalisme ratent [verfehlen] le sens du concept grec de vérité, concept en dehors duquel on ne peut absolument pas comprendre, et cela avec la même profondeur, la possibilité de quelque chose de tel qu’une « doctrine des idées » en tant que connaissance philosophique. (al. 21)
Et comme la fonction du logos réside dans le simple ‘faire-voir’ à partir de quelque chose, dans le laisser-réceptionner l’étant, logos peut signifier raison. Et d’autre part, comme logos va être employé, non seulement avec la signification de legein, mais également avec celle de legomenon [(ce qui est) dit], ce qui est souligné en tant que tel, et comme ce dernier n’est rien d’autre que l’hypokeimenon, ce qui, en tant qu’étant existant [vorhanden], se trouve toujours déjà à la base de toute évocation et de tout commentaire susceptibles d’arriver, pour toutes ces raisons, logos en tant que [qua] legomenon signifie base, ratio. Et enfin, c’est parce que logos en tant que [qua] legomenon peut également signifier : ce à quoi l’on s’adresse comme quelque chose qui est devenu visible, en son « interdépendance », dans son rapport [Beziehung] à quelque chose d’autre, c’est pour cette raison que logos reçoit la signification de rapport et de Rapport. (al. 22)
Cette interprétation du « discours apophantique » peut probablement suffire à préciser la fonction primordiale du logos. (al. 23)
C. Le pré-concept de la phénoménologie
Dès lors que l’on re-présente [Vergegenwärtigung] concrètement ce qu’ont mis en évidence l’interprétation du « phénomène » et celle du « logos », une relation intrinsèque entre les choses visées par ces deux titres saute aux yeux. L’expression phénoménologie se laisse ainsi formuler, en grec : legein tá phainomena [dire les phénomènes] ; or, nous l’avons vu, legein veut dire apophainesthai. Phénoménologie, en ce cas, veut dire : apophainesthai tá phainomena : faire voir à partir de soi-même ce qui se montre tel qu’il se montre de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie. Mais dans ces conditions, rien d’autre ne va être exprimé que la maxime formulée plus haut : « Droit aux choses mêmes ! » (al. 24)
S’agissant de son sens, le titre de phénoménologie diffère par conséquent des désignations que sont la théologie et autres (…)logies. Celles-ci nomment les objets de la science concernée suivant le contenu à teneur réale [Sachhaltigkeit] qui correspond à ladite science. Mais le titre de « phénoménologie » ne nomme pas l’objet de ses recherches, pas plus qu’il ne caractérise son contenu à teneur réale. Le mot ne fait que donner des renseignements [Aufschluss] sur le quomodo de la mise en lumière et [35] du mode de traitement de ce qui va être traité dans cette science. Science « des » phénomènes veut dire : une manière telle de saisir ses objets que tout ce qui est soumis à examen [zur Erörterung stehen] à leur propos doit être traité sous forme d’une mise en lumière et d’une identification directes. L’expression de « phénoménologie descriptive », laquelle est au fond tautologique, a le même sens. En l’occurrence, description ne signifie point une méthode s’inspirant [nach Art], par exemple, de celle de la morphologie botanique ; encore une fois, l’intitulé « phénoménologie descriptive » a le sens d’une interdiction : écarter toute détermination qui ne soit pas parlante [ausweisend]. Ce qui caractérise la description elle-même, à savoir le sens spécifique du logos, ne peut avant tout être fixé qu’en partant de la « réalité » [Sachheit] de ce qu’il convient de « décrire », c’est-à-dire d’aborder suivant le mode de rencontre des phénomènes, et ce afin de le porter à la certitude scientifique. La signification du concept formel et vulgaire de phénomène autorise formellement à appeler phénoménologie toute mise en lumière de l’étant tel qu’il se montre en lui-même. (al. 25)
Mais eu égard à quoi faut-il ôter son côté formel [entformalisieren] au concept formel de phénomène pour en venir au concept phénoménologique, et comment ce dernier diffère-t-il du concept vulgaire ? Qu’est ce que la phénoménologie va « faire voir » ? Qu’est ce qui doit être appelé, dans un sens insigne, phénomène ? Qu’est-ce donc qui, du fait de sa nature, est nécessairement le thème d’une mise en lumière explicite ? Manifestement, c’est quelque chose de tel que, justement, de prime abord et le plus souvent il ne se montre pas, quelque chose de tel que, par rapport à ce qui de prime abord et le plus souvent se montre, il est caché, mais quelque chose qui, en même temps, fait par essence partie de ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, de telle sorte en effet qu’il en constitue [8] le sens et le fond [Grund]. (al. 26)
Mais ce qui, en un sens insigne, reste caché, ou bien retombe une fois encore dans la dissimulation, ou bien ne se montre que « déguisé » [verstellen], ce n’est pas cet étant-ci, ni cet étant-là, mais c’est, ainsi que l’ont montré les considérations précédentes, l’Être de l’étant. Il se peut que cet Être soit dissimulé à un point tel qu’il est oublié et que la question en quête dudit Être et de son sens n’est point soulevée. C’est pourquoi ce qui réclame, en un sens exceptionnel [ausgezeichnet] tiré de sa teneur réale [Sachgehalt] la plus propre, de devenir phénomène, c’est cela que la phénoménologie a « pris en main », thématiquement, à titre d’objet (al. 27)
La phénoménologie est le mode d’accès à ce qui a vocation à devenir le thème de l’ontologie ; elle en est également le mode parlant de détermination. L’ontologie n’est possible qu’en tant que phénoménologie. Ce que, en tant que ce qui se montre, le concept phénoménologique de phénomène vise, c’est l’Être de l’étant, son sens, ses modifications et ses dérivés. Et le fait de se montrer n’est rien de quelconque, encore moins quelque chose de tel que le fait d’apparaître. L’Être [36] de l’étant peut moins que jamais être quelque chose « derrière quoi » se tient quelque autre chose « qui n’apparaît pas ». (al. 28)
« Derrière » les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a par essence rien d’autre, mais ce qui a vocation à devenir phénomène peut très bien être caché. Et c’est précisément parce que les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas donnés, qu’il est besoin de la phénoménologie. L’occultation [Verdecktheit] est le concept antonymique de « phénomène ». (al. 29)
Le mode possible d’occultation des phénomènes est variable. Un phénomène peut d’abord être dissimulé en ce sens qu’il n’a pas du tout encore été dévoilé. Nous n’avons ni connaissance [Kenntnis], ni méconnaissance, concernant son existence. Un phénomène peut ensuite être enseveli [verschüttet]. Cela implique qu’il a avant cela déjà été dévoilé, mais qu’il a succombé derechef [wieder] à la dissimulation. Celle-ci peut devenir totale, ou au contraire, et c’est la règle, ce qui a été auparavant dévoilé est encore visible, quoique seulement en tant qu’apparence. Autant d’apparence néanmoins, autant d’« Être ». En tant que « déguisement » [Verstellung], cette dissimulation est la plus fréquente et la plus dangereuse parce que les possibilités d’illusion et de fourvoiement sont ici particulièrement tenaces. Les structures d’être qui sont à disposition, mais qui sont masquées quant à leur enracinement au sol [Bodenständigkeit], ainsi que les concepts de ces structures, revendiquent peut-être leur droit à l’intérieur d’un « système ». En raison [auf Grund] de leur maillage étroit et constructif en un système, ces structures et leurs concepts se donnent comme étant quelque chose qui n’a point besoin d’être justifié davantage, qui est « clair », et qui peut de ce fait servir de point de départ pour progresser à la faveur de déductions successives. (al. 30)
La dissimulation elle-même, qu’elle soit saisie au sens d’état caché, ou d’ensevelissement, ou de déguisement, comporte à son tour [wiederum] une double possibilité. Il y a des dissimulations contingentes [zufällig] et il y en a de nécessaires, c’est-à-dire des dissimulations telles qu’elles reposent dans le mode d’existence de qui est dévoilé. Tout concept phénoménologique et toute proposition phénoménologique qui sont puisés à la source [ursprünglich], dès lors qu’ils entrent dans un énoncé destiné à être communiqué, ont la possibilité d’être dénaturés. Ils se propagent dans une compréhension vide de contenu, ils perdent leur enracinement au sol et virent à la thèse gratuite. La possibilité que se fige et ne soit plus pertinent ce qui avait été « empoigné » à la source, relève du travail concret de la phénoménologie elle-même. Et la difficulté de cette recherche consiste précisément en ceci qu’il lui faut, et cela en un sens positif, se faire critique vis-à-vis d’elle-même. (al. 31)
Il faut avant tout que le mode de rencontre de l’Être et de la structure de l’Être soit obtenu des objets mêmes de la phénoménologie, et cela suivant les modalités du phénomène. C’est pourquoi le point de départ de l’analyse, tout comme l’accès au phénomène et la traversée des dissimulations prédominantes, exigent leurs propres garanties [Sicherung] d’ordre méthodique. Dans [37] l’idée de la saisie et de l’explicitation « fondamentalement nouvelles » [originär] et « intuitives » des phénomènes, repose le contraire de la naïveté qu’aurait une « vision » occasionnelle, « immédiate » et irréfléchie. (al. 32)
En s’appuyant sur le pré-concept de la phénoménologie, tel que nous l’avons circonscrit, il est maintenant également possible de fixer ce que signifient les termes techniques « phénoménal » et « phénoménologique ». Est qualifié de « phénoménal » ce qui est donné, et peut être expliqué, dans le mode de rencontre du phénomène – C’est pourquoi l’on parle de structures phénoménales. On appelle « phénoménologique » tout ce qui, dans ce que réclame cette recherche, relève du mode de mise en lumière et du mode d’explicitation, ainsi que ce qui constitue son appareil conceptuel. (al. 33)
Comme le phénomène, compris de manière phénoménologique, est toujours uniquement ce qui exprime l’Être, mais comme l’Être est à chaque fois l’Être de l’étant, il est tout d’abord besoin, dès lors que l’on vise au dégagement de l’Être, que l’étant lui-même soit dûment convoqué [beibringen]. Ce dernier, il faut de même qu’il se montre suivant le mode d’accès qui va franchement avec. Et c’est ainsi que le concept vulgaire de phénomène devient phénoménologiquement pertinent. Prendre toute garantie « phénoménologique » quant à l’exemplarité de l’étant pris pour point de départ de l’analytique proprement dite, telle est la tâche préalable qu’a toujours déjà préfiguré le but que s’est fixé ladite analytique. (al. 34)
Prise en sa teneur réale, la phénoménologie est la science de l’Être de l’étant – autrement dit l’ontologie. Lors de l’explication [Erläuterung] que nous avons donnée des tâches de l’ontologie, la nécessité a jailli d’une ontologie fondamentale, laquelle a pour thème l’étant que nous avons privilégié sur le plan ontico-ontologique [ontologisch-ontisch], à savoir le Dasein, et cela, en effet, au point qu’elle se confronte au problème cardinal, à savoir la question en quête du sens de ‘être’ comme tel [9]. On tirera de l’investigation elle-même le résultat suivant : sur le plan de la méthode, la description phénoménologique a le sens d’une explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein se caractérise comme hermeneuein [interpréter], par lequel sont annoncées [kundgeben] à la compréhension de l’Être qui est inhérente au Dasein lui-même : (i) le sens propre de ‘être’ et (ii) les structures de base de son propre Être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique, et cela selon la signification originelle du mot, signification d’après laquelle il désigne ce qui est l’affaire de l’explicitation. Or, dans la mesure où, par le déchiffrement [Aufdeckung] du sens de l’Être et le déchiffrement des structures de base du Dasein en général, l’horizon est mis en évidence qui permet toute exploration ontologique ultérieure portant sur l’étant qui n’est point conforme à ce qu’est le Dasein, cette herméneutique devient également « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute investigation ontologique. Et dans la mesure finalement où, en tant qu’il est un étant dans la possibilité de l’existence, le Dasein [38] a sur tout autre étant la primauté ontologique, l’herméneutique en tant qu’explicitation de l’Être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir, compris de manière philosophique, le sens premier [primär] d’une analytique de l’existentialité de l’existence. Pour autant que cette herméneutique élabore ontologiquement l’historialité du Dasein en tant que celle-ci est la condition ontique de possibilité de l’historiographie, s’enracine alors, en ladite herméneutique, ce qui n’est nommé « herméneutique » qu’en un sens dérivé [abgeleitet] : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. (al. 35)
En tant que thème fondamental de la philosophie, l’Être n’est aucun genre d’un étant, et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » est à chercher plus haut. L’Être et la structure de l’Être se trouvent par-delà tout étant ainsi que par-delà tout ‘être-déterminé’ qui soit possible d’un étant. L’Être est tout simplement [schlechthin] le transcendens [10]. La transcendance de l’Être du Dasein a ceci d’insigne qu’elle renferme la possibilité, et la nécessité, de l’individuation [Individuation] la plus radicale. Toute mise en valeur [Erschliessung] de ‘être’, en tant qu’il est le transcendens, est connaissance transcendantale. Vérité phénoménologique (‘être-ouvert-révélé’ [Erschlossenheit] de ‘être’), c’est veritas transcendantalis. (al. 36)
L’ontologie et la phénoménologie ne sont point deux disciplines différentes qui, au côté d’autres, appartiendraient à la philosophie. Les deux titres caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et à la façon dont elle le traite. La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle, laquelle procède de l’herméneutique du Dasein. Cette dernière, en tant qu’analytique de l’existence [11], a fixé l’extrémité du fil conducteur de tout questionnement philosophique à l’endroit d’où il jaillit et vers lequel il rejaillit. (al. 37)
Les investigations qui suivent ne sont devenues possibles que sur le sol mis en place par E. Husserl , dont les Recherches logiques ont conduit à la percée de la phénoménologie. Les éclaircissements que nous avons apportés du pré-concept de la phénoménologie montrent que la grande importance de celle-ci ne tient pas à ce qu’elle serait [12] effective en tant que « courant » philosophique. Plus haut que l’effectivité se tient la possibilité. La compréhension de la phénoménologie repose uniquement sur le fait que l’on se saisit d’elle comme étant une possibilité [13]. (al. 38)
Étant donné la lourdeur et le caractère « disgracieux » de l’expression dans les analyses qui suivent, il est loisible d’ajouter la remarque suivante : [39] autre chose est de rendre compte, de façon narrative, de ce qui est étant, autre chose de saisir, dans son Être, ce qui est étant. Pour cette tâche dernière nommée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais c’est avant tout la « grammaire ». S’il est permis de renvoyer à des recherches antérieures, et assurément incomparables quant à leur niveau, portant sur l’analytique de l’Être, que l’on compare alors les passages ontologiques du « Parménide » de Platon , ou le chapitre 4 du livre VII de la « Métaphysique » d’Aristote , qu’on les compare à un passage narratif de Thucydide, et on verra ce qu’avaient d’inouï les formulations que leurs philosophes demandèrent aux Grecs d’adopter. Et là où les forces sont sensiblement [wesentlich] moindres et où, de surcroît, le domaine d’Être à ouvrir [erschliessen] dépasse de beaucoup en difficulté, sur le plan ontologique, celui qui se présentait aux Grecs, la complexité de la formation des concepts et la dureté de l’expression vont s’accroître. (al. 39)