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LE DICTIONNAIRE MARTIN HEIDEGGER [LDMH]

Guillaume Fagniez (LDMH) – Humboldt

terça-feira 6 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

« Tout » chez Humboldt   est pris selon Heidegger « dans le domaine [Bezirk] de la relation sujet-objet » : sa pensée ne cesse de parler « dans la langue de la métaphysique », et tout particulièrement dans l’horizon   de la métaphysique leibnizienne.

Heidegger reconnaît à l’œuvre de Humboldt   une importance décisive dans l’histoire de la pensée : son essai Sur la diversité de structure des langues humaines en particulier « détermine […] toute la linguistique et toute la philosophie   du langage qui lui font suite jusqu’aujourd’hui » (GA12  , 235 ; Acheminement vers la parole, p. 232). Point culminant de la tradition   qui, depuis Aristote  , envisage la langue comme un ensemble de signes, l’œuvre de Humboldt s’en sépare néanmoins en reconfigurant les éléments de son problème. Pour Humboldt en effet, la langue n’est pas une collection d’outils indifférents à une pensée évoluant en dernier ressort dans son élément logique familier, mais bien au contraire une forme imposant inévitablement son style à la pensée elle-même.

Les conséquences majeures d’une telle conception de la langue sur le philosopher lui-même n’échappent pas à Heidegger. Humboldt – dans le prolongement de la pensée kantienne – introduit les formes de la subjectivité dans le monde objectif, mais aussi rappelle toute parole à sa profondeur historique, attribue enfin à la langue la complétude mais aussi la particularité d’une vue du monde (Weltansicht). La profondeur des aperçus humboldtiens sur la langue implique un bouleversement des requisits, qui s’imposent à une philosophie qui tente, comme le fait la phénoménologie, l’accès à la « chose même ». Penser les phénomènes « dans » et « à partir de » la langue, reconnue comme contenant par avance une entente du monde, telle est en effet l’une des tâches dont Heidegger est le premier à s’acquitter, en donnant à la phénoménologie une tournure résolument « herméneutique ».

Situé au sommet de la pensée linguistique, le « chemin vers la langue » de Humboldt n’en est pas moins essentiellement tracé sur un terrain métaphysique, dont il ne cesse d’épouser les formes. En effet, si avec Humboldt la langue se trouve désormais à la racine même de l’appréhension sensée des choses par l’homme, la Weltansicht qu’elle projette constitue cependant un monde intermédiaire entre les choses et nous : elle n’est pas en elle-même l’ouverture du monde, comme le remarque Heidegger, mais aussi Gadamer   qui prolongera et explicitera encore ce débat avec Humboldt. « Tout » chez Humboldt est pris selon Heidegger « dans le domaine [Bezirk] de la relation sujet-objet » : sa pensée ne cesse de parler « dans la langue de la métaphysique », et tout particulièrement dans l’horizon   de la métaphysique leibnizienne. Certes, Humboldt, dans un texte fameux, caractérise la parole comme energeia   et non ergon  , « production » et non « produit », mais cela ne peut que mieux reconduire à l’« activité d’un sujet », à la « force d’un sujet », au « travail de l’esprit » à l’œuvre dans la formation de la langue (GA12, 235 s. ; Acheminement vers la parole, p. 232-233). L’animal parlant demeure chez Humboldt comme chez Herder l’animal technicien, qui fabrique le langage pour s’assurer tant la domination du monde que sa propre perfection.

Humboldt, en concentrant toute sa réflexion sur l’homme – sans penser, donc, la parole « à partir de la parole en tant que parole » – et en considérant la langue comme Bildung  , fruit de l’activité formatrice de l’esprit humain, n’échappe donc pas aux ambiguïtés dont souffre l’« humanisme ». Néanmoins, son œuvre est encore d’un grand secours eu égard au problème décisif que rencontre la pensée de Heidegger, celui de la formulation d’une pensée non métaphysique dans les formes d’une langue irrémédiablement marquée par la métaphysique. En effet, Humboldt écrit que « par une illumination intérieure et par la grâce de circonstances extérieures favorables, un peuple pourrait impartir à la parole dont il a hérité une forme tellement différente qu’elle en deviendrait une parole tout à fait autre et neuve », et ajoute : « Alors, dans la même demeure un autre sens est placé […] Voilà qui est le fruit constant de la littérature d’un peuple, mais en cette dernière par excellence de la poésie et de la philosophie. » Heidegger entrevoit ici la « possibilité que la langue métaphysique, sans changer de termes, devienne une langue non métaphysique » (GA15  , 350 ; Questions iv, p. 285). S’il n’est pas contemporain de la pleine découverte des enjeux de cette possible mutation, Humboldt signale à Heidegger la possibilité d’« apprendre à habiter dans le parler de la parole ».


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