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Sein und Zeit

Être et temps : § 58. Compréhension de l’ad-vocation et dette

Capítulo 2 – O testemunho, segundo o modo de ser da presença, de um poder-ser próprio e a decisão

sábado 1º de julho de 2023, por Cardoso de Castro

§58 A este apelo o que responde o Dasein  ? O apelo, dissemos, procura retirar este último da sua dispersão no Nós e reuni-lo numa totalidade articulada. Ele não diz nada, não dá qualquer acontecimento a conhecer: ele apenas desvela ao Dasein o seu poder-ser fundamental. É por isso que não temos de nos interrogar sobre o que o apelo «diz». Basta constatar que ele «acusa»: «o apelo acusa o Dasein de estar em falta». Que há «falta» (Schuld  ), todas as doutrinas morais o testemunham. Mas elas deixaram na obscuridade o seu sentido ontológico. Ora, para Heidegger, a falta não é uma noção moral  , mas um «conceito Existencial» constitutivo do ser do Dasein: «…de onde tiraremos o critério do sentido Existencial originário da falta? Do facto do “em falta” surgir como predicado do “eu estou”». [Hervé Pasqua  ]

Martineau

Pour saisir phénoménalement ce qui est entendu dans la compréhension de l’ad-vocation [Anrufverstehen], il convient d’en revenir une fois de plus à celle-ci. L’ad-voquer [Anrufen  ] du On-même [Man-selbst  ] signifie une con-vocation [Aufrufen] du Soi-même [Selbst  ] le plus propre à son pouvoir-être [Seinkönnen  ], et cela en tant que Dasein  , c’est-à-dire en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein  ] préoccupé et être-avec [Mitsein  ] avec les autres [Anderen  ]. L’interprétation existentiale [existenziale Interpretation  ] de ce à quoi l’appel [Ruf] con-voque ne peut donc, pour autant qu’elle se comprenne bien dans ses possibilités [Möglichkeiten] et ses tâches [Aufgaben] méthodiques, entreprendre de délimiter telle ou telle possibilité concrète singulière d’existence. Ce qui peut et demande à être fixé, ce n’est pas ce qui, à chaque fois et existentiellement, est « crié » dans chaque Dasein et vers celui-ci, mais ce qui appartient à la condition existentiale de possibilité [existenzialen Bedingung der Möglichkeit  ] du pouvoir-être à chaque fois factice-existentiel.

La compréhension existentiellement entendante [existenziell  -hörende Verstehen  ] de l’appel est d’autant plus authentique [eigentlicher] que le Dasein entend et comprend plus absolument son être-ad-voqué [Angerufensein] — ou que ce qu’on dit convenir [gehört] et falloir [gilt] pervertit moins le sens de l’appel [Rufsinn]. Or qu’est-ce qui est essentiellement contenu dans l’authenticité [Eigentlichkeit  ] de la compréhension de l’ad-vocation [Anrufverstehen] ? Qu’est-ce qui, à chaque fois [jeweilig], est essentiellement donné à comprendre [verstehen gegeben  ] dans l’appel, même si ce n’est pas toujours facticement [faktisch  ] compris ?

À cette question [Frage  ], nous avons déjà apporté réponse [Antwort], par la thèse : l’appel ne « dit » [sage] rien qui serait à discuter [bereden  ], il ne donne aucune connaissance sur [Kenntnis  ] des événements [Begebenheiten]. L’appel pro-voque le Dasein vers son pouvoir-être, et cela en tant qu’appel venu de l’étrang(èr)eté [Unheimlichkeit  ]. L’appelant [Rufer], certes, est indéterminé, — mais le lieu d’où [Woher  ] il appelle ne demeure pas indifférent pour l’appeler. Ce « d’où » — l’étrang(èr)eté de l’isolement jeté [geworfenen Vereinzelung  ] — est co-appelé [mitgerufen] dans l’appeler, autrement dit co-ouvert [miterschlossen]. Le « d’où » de l’appeler, dans la pro-vocation à… [Vorrufen auf  ], est le « vers où » [Wohin] du rappeler [Zurückrufen]. L’appel ne donne nul pouvoir-être idéal, universel à comprendre ; ce pouvoir-être, il l’ouvre comme pouvoir-être à chaque fois isolé de chaque Dasein. Le caractère d’ouverture [Erschlissungscharakter] de l’appel n’est pleinement déterminé qu’à partir du moment où nous le comprenons comme rappel pro-vocant [vorrufenden Rückruf]. C’est seulement à partir d’une orientation sur l’appel ainsi saisi qu’il est possible de demander ce qu’il donne à comprendre.

Toutefois, ne répondrions-nous pas plus aisément et sûrement à la question de savoir ce que l’appel dit en nous « contentant » d’invoquer ce qui est constamment entendu — ou non-entendu — dans toutes les expériences de conscience [Gewissenserfahrung], à savoir que l’appel advoque le Dasein [281] en tant que « coupable » [schuldig  ], ou bien, comme dans la conscience admonitrice [warnenden Gewissen  ], qu’il renvoie à une « dette » [schuldig] possible, à moins que, en tant que « bonne » [gutes] conscience, il ne confirme sa « liquidation » [keiner Schuld bewusst] ? Peut-être — si seulement ce « en-dette » [1] qui est expérimenté si « unanimement » dans les expériences et les explicitations de la conscience ne faisait pas l’objet de déterminations aussi divergentes ! Du reste, même si le sens de ce « en-dette » se laissait univoquement saisir, le concept existential [existenziale Begriff  ] de cet être-en-dette [Schuldigsein] n’en demeurerait pas moins obscur. Certes, s’il est vrai que c’est le Dasein lui-même qui s’ad-voque comme en-dette », il est clair que l’idée de dette ne saurait être puisée ailleurs que dans une interprétation de l’être du Dasein. Seulement, la question s’élève derechef : qui dit comment nous sommes en dette et ce que dette signifie ? L’idée de dette ne saurait être forgée arbitrairement et imposée de force au Dasein. Mais si une compréhension de l’essence de la dette est en général possible, alors il faut que cette possibilité soit pré-dessinée dans le Dasein. Comment trouver la trace qui puisse nous conduire au dévoilement [Enthüllung  ] du phénomène ? Toutes les recherches ontologiques sur des phénomènes comme la dette [Schuld], la conscience [Gewissen], la mort [Tod  ] doivent nécessairement prendre leur point de départ dans ce qu’en « dit » l’explicitation quotidienne du Dasein [alltäglich   Daseinsauslegung]. En même temps, le mode d’être échéant [verfallenden Seinsart  ] du Dasein implique que son explicitation est le plus souvent « orientée » inauthentiquement et n’atteint pas l’« essence » [Wesen  ], parce que le questionnement ontologique [ontologische Fragestellung] originairement adéquat lui reste étranger. Néanmoins, dans toute erreur de vision [Fehlsehen] se dévoile en même temps une indication [Anweisung  ] en direction de l’« idée » originaire du phénomène. Mais où prendrons-nous le critère du sens existential [existenzialen Sinn  ] originaire du « en-dette » ? Réponse : l’essentiel est ici que ce « en-dette » surgit comme prédicat du « je suis » [ich   bin]. La question est alors celle-ci : est-ce que ce qui est compris comme « dette » dans une explicitation inauthentique [uneigentlicher Auslegung] se trouve quand même dans l’être du Dasein comme tel, et cela de telle manière que le Dasein, pour autant qu’à chaque fois il existe facticement [faktisch], soit aussi déjà en dette ?

Par suite, l’invocation d’un « en-dette » en tant qu’il est unanimement entendu n’apporte pas encore la réponse à la question du sens existential de ce qui est crié dans l’appel. Il faut d’abord que ce contenu de l’appel vienne au concept pour que puisse être rendu compréhensible ce que veut dire ce « en-dette » qui est crié, et aussi pourquoi et comment il est perverti en sa signification par l’explicitation quotidienne.

L’entente quotidienne prend d’abord l’« être-en-dette » [Schuldigsein] au sens d’« être débiteur » [schulden], « avoir une ardoise chez quelqu’un ». On doit restituer à l’autre quelque chose auquel il prétend. Cet « être-en-dette » au sens d’« avoir des dettes » est une guise [Weise  ] de l’être-avec [Mitsein] autrui dans le domaine [Felde] de la préoccupation [Besorgen  ] en tant qu’elle pourvoit [Benschaffen] et fournit [Beibringen  ]. D’autres modes de cette préoccupation se trouvent dans le fait de soustraire [Entziehen], emprunter [Entleihen], réserver [Vorenthalten], prendre [Nehmen  ], dérober [Rauben], autrement dit de ne pas satisfaire, d’une manière ou d’une autre, à la revendication de propriété des autres. L’être-en-dette pris en ce sens est rapporté à de l’étant dont on peut se [282] préoccuper.

Ensuite, être-en-dette offre la deuxième signification d’« être responsable de » [schuld sein   an], c’est-à-dire d’être la cause, l’auteur de quelque chose, ou encore « l’occasion de » quelque chose. Suivant ce sens de « responsabilité de » quelque chose, on peut être par conséquent « en-dette » sans pour autant « devoir », « être débiteur » envers autrui. Inversement, on peut devoir quelque chose à autrui sans soi-même en être responsable : autrui peut « faire des dettes » « pour moi » auprès d’autrui.

Ces significations vulgaires de l’être-en-dette comme « avoir des dettes auprès de… » [Schulden haben   bei  ] et « être responsable de… » peuvent converger et déterminer un comportement que nous nommons : « se mettre en dette » [sich schuldig machen  ], autrement dit : léser un droit en étant responsable du fait d’avoir des dettes, et se rendre ainsi passible d’une peine. Toutefois, l’exigence à laquelle on ne satisfait pas n’a pas nécessairement besoin d’être relative à une propriété, elle peut régler en général l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinander] public. D’autre part, le « se-mettre-en-dette » ainsi déterminé, celui qui lèse un droit, peut avoir en même temps le caractère d’un « devenir-en-dette envers autrui » [Schuldigwardens an Anderen]. Cela n’advient pas par l’entorse au droit en tant que telle, mais par le fait que je suis responsable de ce que l’autre est mis en péril, égaré ou même brisé dans son existence. Ce devenir-en-dette envers autrui est possible sans infraction à la loi [Gesetz  ] « publique » [öffentlich  ]. Le concept formel de l’être-en-dette au sens de l’être-devenu-en-dette envers autrui peut donc être ainsi déterminé : être le fondement [Grundsein  ] d’un manque [Mangel  ] dans le Dasein d’un autre, de telle sorte que cet être-fondement se détermine lui-même à partir de son pour-quoi [Wofür] comme « déficient » [mangelhaft]. Cette déficience [Mangelhaftigkeit] est le manquement [Ungenügen] vis-à-vis d’une exigence [Forderung] qui s’applique à l’être-avec existant avec autrui.

Laissons de côté la question de savoir comment de telles exigences prennent naissance, et comment, sur la base de cette origine, leur caractère d’exigence et de loi doit être conçu. En tout état de cause, l’être-en-dette au dernier sens cité, en tant qu’entorse à une « exigence éthique », est un mode d’être du Dasein. Autant vaut aussi, bien sûr, de l’être-en-dette au sens de « se rendre passible d’une peine », au sens d’« avoir des dettes », et de toute « responsabilité dans… », puisqu’il s’agit également dans tous ces cas de conduites du Dasein. Si l’on conçoit le fait d’être « chargé d’une dette (faute) éthique » [beladen mit sittlicher Schuld] comme une « qualité » du Dasein, cela revient à ne pas dire grand chose ; au contraire, ce qui se manifeste par là, c’est seulement que cette caractérisation ne suffit point pour délimiter ontologiquement ce mode de « déterminité d’être » [Seinsbestimmtheit  ] du Dasein par rapport aux conduites à l’instant citées. Tout aussi peu le [283] concept de dette (faute) éthique est-il ontologiquement clarifié lorsque sont devenues — et restées — régnantes des explicitations du phénomène qui incluent dans son concept l’idée de culpabilité, quand ce n’est celle d’endettement auprès…, ou même déterminent carrément ce concept à partir de telles idées. Car le « en-dette » s’en trouve derechef refoulé dans le domaine de la préoccupation au sens d’une estimation conciliatrice de prétentions opposées.

La clarification du phénomène de la dette, qui n’est pas nécessairement lié au « débit » et à l’infraction au droit [Rechtsverletzung], ne peut donc réussir que si l’on commence par s’enquérir fondamentalement de l’être-en-dette du Dasein, c’est-à-dire si l’idée du « en-dette » est conçue à partir du mode d’être propre du Dasein.

Dans ce but, l’idée du « en-dette » doit être formalisée jusqu’au degré requis pour que demeurent hors jeu les phénomènes de dette vulgaires, ceux qui sont relatifs à l’être-avec préoccupé avec autrui. L’idée de dette doit non seulement être haussée au-dessus du domaine de la préoccupation calculatrice [verrechnenden Besorgens hinausgehoben], mais encore dégagée de tout rapport à un devoir [Sollen  ] et à une loi [Gesetz] en infraction auxquels quelqu’un se chargerait d’une dette (faute). Car ici encore, la dette est nécessairement déterminée comme défaut, comme le manque de quelque chose qui doit et qui peut être. Mais manquer signifie ne-pas-être-sous-la-main [Nichtvorhandensein]. Le défaut comme ne-pas-être-sous-la-main d’une chose due est une détermination d’être du sous-la-main [Vorhandenen]. En ce sens, rien ne peut manquer essentiellement à l’existence [Existenz  ], non point parce qu’elle serait parfaite, mais parce que son caractère d’être demeure différent de tout sous-la-main [Vorhandenheit  ].

Néanmoins, il y a dans l’idée du « en-dette » le caractère du ne-pas. Si le « en-dette » doit pouvoir déterminer l’existence, alors surgit du même coup le problème ontologique d’éclaircir existentialement le caractère de ne-pas de ce ne-pas. De plus, à l’idée du « em-dette » appartient ce qui s’exprime de manière indifférente dans le concept de dette contenu dans la « responsabilité » : le fait d’être fondement, cause de… Nous déterminons par conséquent ainsi l’idée formellement existentiale du « en-dette » : être-fondement pour un être déterminé par un ne-pas — autrement dit être fondement d’une nullité. S’il est vrai que l’idée du ne-pas incluse dans le concept existentialement compris de dette exclut la relativité à un sous-la-main possible ou exigé, si donc le Dasein ne doit absolument pas être mesuré à l’aune d’un étant sous-la-main ou muni de valeur qu’il n’est pas lui-même ou qui n’est pas selon sa guise, c’est-à-dire n’existe pas, alors disparaît la possibilité de considérer, par rapport à l’être-fondement d’un défaut, l’étant même qui est un tel fondement comme « déficient ». Il est impossible, partant d’un défaut « causé » par le Dasein ou du non-remplissement d’une exigence, d’inférer rétrospectivement la déficience de la « cause ». L’être-fondement pour… [284] n’a pas besoin de présenter le même caractère de ne-pas que le privatif qui se fonde en lui et provient de lui. Le fondement n’a pas besoin de ne tenir sa nullité que de ce qu’il fonde. Or cela implique que l’être-en-dette ne résulte pas d’abord d’un endettement, mais, inversement, que celui-ci ne devient possible que « sur le fondement » d’un être-en-dette originaire. Est-il donc possible de mettre celui-ci en évidence dans l’être du Dasein, et comment est-il en général existentialement possible ?

L’être du Dasein est le souci. Il comprend en soi la facticité (être-jeté), l’existence (projet) et l’échéance. Étant, le Dasein est jeté — il n’est pas porté à son Là par lui-même. Étant, il est déterminé comme un pouvoir-être qui s’appartient à lui-même, et qui pourtant ne s’est pas remis en propre comme lui-même. Existant, le Dasein ne passe jamais derrière son être-jeté, de telle manière qu’il puisse ne libérer à chaque fois proprement qu’à partir de son être-Soi-même et conduire au Là ce « qu’il est et a à être ». Toutefois, l’être-jeté ne se trouve pas derrière lui comme un événement factuellement arrivé et à nouveau ranimé par le Dasein — se produisant, donc, en même temps que lui -, mais le DASEIN est constamment, aussi longtemps qu’il est, en tant que souci son « que ». C’est en tant que cet étant, par la remise à qui seulement il peut exister comme l’étant qu’il est, qu’il est, en existant, le fondement de son pouvoir-être. Bien qu’il n’ait pas posé lui-même le fondement, il repose dans sa gravité, que la tonalité comme charge lui rend manifeste.

Et comment est-il ce fondement jeté ? Uniquement de telle manière qu’il se projette vers des possibilités où il est jeté. Le Soi-même qui, comme tel, a à poser le fondement de lui-même, ne peut jamais se rendre maître de celui-ci, et pourtant, en existant, il a à assumer l’être-fondement. Être son propre fondement jeté, tel est le pouvoir-être dont il y va pour le souci.

Étant-fondement, c’est-à-dire existant comme jeté, le Dasein reste constamment en deçà de ses possibilités. Il n’est jamais existant avant son fondement, mais toujours seulement à partir de lui et comme tel. Être-fondement signifie par conséquent fondamentalement, n’être jamais en possession de son être le plus propre. Ce ne-pas appartient au sens existential de l’être-jeté. Étant-fondement, il est lui-même une nullité de lui-même. La nullité ne signifie nullement le ne-pas-être-sous-la-main, la non-subsistance, mais elle désigne un ne-pas qui constitue cet être du Dasein, son être-jeté. Le caractère de ne-pas de ce ne-pas se détermine existentialement : étant Soi-même, le Dasein est l’étant jeté en tant que Soi-même. Dé-laissé non pas par soi-même, mais à soi-même à partir du fondement, pour être comme tel. Si le [285] Dasein est lui-même le fondement de son être, ce n’est pas pour autant que celui-ci provient seulement d’un projet propre — mais c’est en tant qu’être-Soi-même qu’il est l’être du fondement. Celui-ci est toujours seulement fondement d’un étant dont l’être a à assumer l’être-fondement.

Le Dasein est en existant son fondement, c’est-à-dire de telle manière qu’il se comprend à partir de possibilités, et, se comprenant ainsi, est l’étant jeté. Or cela implique que, pouvant-être, il se tient à chaque fois dans l’une ou l’autre possibilité, que constamment il n’est pas une autre, et qu’il a renoncé à elle dans le projet existentiel. Le projet n’est pas seulement déterminé, en tant qu’à chaque fois jeté, par la nullité de l’être-fondement, mais, en tant que projet, il est lui-même essentiellement nul. Cette détermination, derechef, ne désigne nullement la propriété ontique du « sans succès » ou « sans valeur », mais un constitutif existential de la structure d’être du projeter. La nullité visée appartient à l’être-libre du Dasein pour ses possibilités existentielles. Seulement, la liberté n’est que dans le choix de l’une, autrement dit dans l’assomption du n’avoir-pas-choisi et du ne-pas-non-plus-pouvoir-avoir-choisi l’autre.

Dans la structure de l’être-jeté aussi bien que dans celle du projet est essentiellement contenue une nullité, et c’est elle qui est le fondement de la possibilité de la nullité du Dasein inauthentique dans l’échéance où il se trouve à chaque fois et toujours facticement. En son essence, le souci lui-même est transi de part en part de nullité. Le souci — l’être du Dasein — signifie ainsi, en tant que projet jeté : l’être-fondement (nul) d’une nullité. Autrement dit : le Dasein est comme tel en-dette, si tant est que demeure la détermination existentiale formelle de la dette comme être-fondement d’une nullité.

La nullité existentiale n’a nullement le caractère d’une privation, d’un défaut par rapport à un idéal tout tracé que le Dasein manquerait d’atteindre — au contraire l’être de cet étant est, avant tout ce qu’il peut projeter et atteint le plus souvent, déjà nul en tant que projeter. Cette nullité n’apparaît donc pas non plus occasionnellement dans le Dasein pour s’attacher à lui comme une qualité obscure qu’il pourrait, à condition de progresser suffisamment, éliminer.

Et pourtant, le sens ontologique de la néantité de cette nullité existentiale ne laisse pas de rester obscur, et cela ne vaut pas moins de l’essence ontologique du ne-pas en général.

Assurément, l’ontologie   et la logique ont demandé beaucoup au ne-pas, et ainsi, par étapes, rendu visible sa possibilité, sans pour autant le dévoiler lui-même ontologiquement. [286] L’ontologie trouvait le ne-pas devant elle, et elle s’en est simplement servie. Est-il alors si « évident » que tout ne-pas signifie un négatif au sens d’un défaut ? Sa positivité s’épuise-t-elle à constituer le « passage » ? Pourquoi toute dialectique se réfugie-t-elle dans la négation, mais sans pouvoir fonder dialectiquement celle-ci même, ni même la fixer à titre de problème ? A-t-on en général jamais élevé au rang de problème l’origine ontologique de la néantité, ou tout au moins, préalablement, recherché les conditions de possibilité sur la base desquelles le problème du ne-pas, de sa néantité et de la possibilité de celle-ci se laisse poser ? Et où pourrions-nous trouver ces conditions, sinon dans la clarification thématique du sens de l’être en général ?

Même s’il permettent, une fois saisis de manière suffisamment formelle, un large usage, les concepts — qui plus est, peu transparents — de privation et de défaut manifestent déjà leur insuffisance à interpréter ontologiquement le phénomène de la dette, et rien n’est plus impossible que d’approcher le phénomène existential de la dette en s’orientant sur l’idée du mal, du malum comme privatio   boni, s’il est vrai que le bonum   aussi bien que sa privatio tiennent leur commune origine ontologique de l’ontologie du sous-la-main, laquelle s’applique tout autant à l’idée de « valeur » « tirée » de celui-ci.

Non seulement l’étant dont l’être est le souci peut se charger d’une dette factice, mais encore il est en-dette au fond de son être, et cet être-en-dette donne pour la première fois la condition ontologique permettant que le Dasein, existant facticement, devienne « endetté ». Cet être-en-dette essentiel est cooriginairement la condition existentiale de possibilité du bien et du mal « moraux », autrement dit de la moralité en général et de ses modifications facticement possibles. Si l’être-en-dette originaire ne peut être déterminé par la moralité, c’est que celle-ci le présuppose déjà pour elle-même.

Mais quelle expérience plaide-t-elle en faveur de cet être-en-dette originaire du Dasein ? N’oublions pas cependant la contre-question de cette question : la dette n’« est »-elle « là » que si une conscience de dette s’est éveillée, ou bien le fait même que la dette « sommeille » n’annonce  -t-il pas justement l’être-en-dette originaire ? Que celui-ci, de prime abord et le plus souvent, demeure non-ouvert, qu’il soit tenu refermé par l’être échéant du Dasein, cela ne fait que dévoiler la nullité citée. Plus originaire que tout savoir le concernant est l’être-en-dette. Et c’est seulement parce que le Dasein, au fond de son être, est en-dette, et, en tant qu’échéant et jeté, se le referme à lui-même, que la conscience est possible, si tant est que l’appel donne fondamentalement cet être-en-dette à comprendre.

L’appel est appel du souci. L’être-en-dette constitue l’être que nous appelons souci. Dans l’étrang(èr)eté, le Dasein se rassemble originairement avec lui-même. Elle transporte cet [287] étant devant sa nullité non-dissimulée, laquelle appartient à la possibilité de son pouvoir-être le plus propre. Dans la mesure où il y va pour le Dasein — comme souci — de son être, il se convoque lui-même — en tant que On factice-écheant — à son pouvoir-être depuis l’étrang(èr)eté. L’appel est rappel qui pro-voque ; qui pro-voque : à la possibilité d’assumer soi-même en existant l’étant jeté qu’il est ; il est rappel : à l’être-jeté, afin de comprendre celui-ci comme le fondement nul qu’il a à assumer dans l’existence. Le rappel pro-vocant de la conscience donne au Dasein à comprendre qu’il doit — à titre de fondement nul de son projet nul se tenant dans la possibilité de son être — se ramener de la perte dans le On vers lui-même, autrement dit qu’il est en-dette.

Il semble ainsi que ce que le Dasein se donne à comprendre de cette manière représente bien une connaissance de lui-même, et que ce qui correspond à un tel appel soit une prise de connaissance en fait du « en-dette ». Mais si l’appel doit même avoir le caractère du con-voquer, cette explicitation de la conscience ne conduit-elle pas à une perversion consommée de la fonction de la conscience ? Con-voquer à l’être-en-dette, cela ne signifie-t-il pas une con-vocation à la méchanceté ?

Assurément, l’interprétation la plus violente n’ira jamais jusqu’à charger la conscience d’une telle signification provocante… Dès lors, que peut bien signifier encore une « con-vocation » à l’être-en-dette ?

Le sens de l’appel devient clair si la compréhension, au lieu de lui substituer le concept dérivé de la dette prise au sens d’un endettement « résultant » d’une action ou d’une omission, s’en tient au sens existential de l’être-en-dette. Exiger cela n’est nullement arbitraire si l’appel de la conscience, provenant du Dasein lui-même, se dirige uniquement vers cet étant. Alors, le con-voquer à l’être-en-dette signifie un pro-voquer au pouvoir-être que je suis à chaque fois déjà en tant que Dasein. Cet étant n’a pas besoin de se charger d’abord d’une « dette » [« faute »] à cause de manquements ou d’omissions, il doit seulement être authentiquement le « en-dette » comme lequel il est.

Dès lors, l’entendre correct de l’appel équivaut à un se-comprendre en son pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire au se-projeter vers le pouvoir-devenir-en-dette authentique le plus propre. Le se-laisser-pro-voquer compréhensif à cette possibilité inclut en soi le devenir-libre du Dasein pour l’appel : la disposition au pouvoir-être-ad-voqué. Le Dasein, comprenant l’appel, est obédient à sa possibilité la plus propre d’existence. Il s’est lui-même choisi.

Avec ce choix, le Dasein se rend possible son être-en-dette le plus propre, qui demeure [288] refermé au On-même. L’entente du On ne connaît que la suffisance ou l’insuffisance par rapport à la règle courante et à la norme publique. Le On décompte des infractions contre elles, et il cherche des compromis. Il s’est dérobé à l’être-en-dette le plus propre, afin de commenter d’autant plus bruyamment les fautes commises. Mais dans l’ad-vocation, le On-même est ad-voqué à l’être-en-dette le plus propre du Soi-même. La compréhension de l’appel est le choisir — non pas cependant de la conscience qui, comme telle, ne peut être choisie. Ce qui est choisi, c’est l’avoir-conscience en tant qu’être-libre pour l’être-en-dette le plus propre. Comprendre l’ad-vocation signifie : vouloir-avoir-conscience.

Cela ne veut pas dire cependant : vouloir avoir une « bonne conscience », et pas davantage un culte volontairement rendu à l’appel, mais uniquement la disponibilité à l’être-ad-voqué. Le vouloir-avoir-conscience est tout aussi éloigné d’une recherche de responsabilités factices que de la tendance à une libération à l’égard de la dette au sens du « en-dette » essentiel.

Le vouloir-avoir-conscience est bien plutôt la présupposition existentielle la plus originaire de la possibilité du devenir-en-dette factice. Comprenant l’appel, le Dasein laisse le Soi-même le plus propre agir sur soi à partir du pouvoir-être qu’il a choisi. Ainsi seulement peut-il être responsable. Mais tout agir, facticement, est nécessairement « in-conscient », non pas seulement parce qu’il n’évite pas l’endettement moral   factice, mais parce que, sur le fondement nul de son projeter nul, il est toujours déjà devenu, dans l’être-avec avec les autres, en dette auprès d’eux. Ainsi, le vouloir-avoir-conscience devient-il assomption de l’in-conscience essentielle à l’intérieur de laquelle seulement subsiste la possibilité existentielle d’être « bon ».

Bien que l’appel n’offre rien à la connaissance, il n’est pourtant pas seulement critique, mais positif, il ouvre le pouvoir-être le plus originaire du Dasein en tant qu’être-en-dette. La conscience, par suite, se manifeste comme une attestation appartenant à l’être du Dasein, où elle appelle celui-ci même devant son pouvoir-être le plus propre. Est-il possible de déterminer existentialement de façon plus concrète le pouvoir-être authentique ainsi attesté ? Au préalable s’élève cette question : le dégagement — que nous avons accompli — d’un pouvoir-être attesté dans le Dasein lui-même peut-il revendiquer une évidence suffisante, tant que n’a pas disparu l’étonnement de voir la conscience interprétée ici unilatéralement par rapport à la constitution du Dasein, et précipitamment omises toutes les données qui sont familières à l’explicitation vulgaire de la conscience ? Dans notre interprétation antérieure du phénomène de la conscience, celui-ci se laisse-t-il en général encore reconnaître comme il est [289] « effectivement » ? Ne nous sommes-nous pas bornés à déduire, avec une franchise excessive, une idée de la conscience de la constitution d’être du Dasein ?

Afin de rendre la dernière étape de notre interprétation, à savoir la délimitation existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience, accessible même à la compréhension vulgaire de la conscience, il est besoin de mettre expressément en évidence la connexion entre les résultats de l’analyse ontologique et les expériences quotidiennes de la conscience.

Auxenfants

Afin de saisir phénoménalement ce qui, dans l’interpellation, dès lors qu’elle est comprise, est écouté, il convient de revenir à nouveau à cette dernière. Interpeller le ‘soi-comme-On’ signifie citer le ‘soi-même’ le plus sien à comparaître devant le ‘pouvoir-et-savoir-être’ qui est le sien, et cela, le faire en tant que Dasein assurément, c’est-à-dire en tant qu’‘être-au-monde’ préoccupé et en tant qu’‘être-avec’ en commun avec les autres. Dans la mesure où elle se comprend avec justesse dans ses possibilités et ses tâches méthodiques, l’interprétation existentiale de ce devant quoi l’appel cite à comparaître [aufrufen] ne peut par conséquent vouloir circonscrire aucune possibilité concrète, singulière, d’existence. Ce qui, dans le Dasein particulier, peut et veut en venir à être fixé, et cela à chaque fois existentiellement, ce n’est pas « ce qui est appelé » en lui, mais c’est au contraire ce qui relève de la condition existentiale de possibilité du ‘pouvoir-et-savoir-être’ à chaque fois effectivement existentiel. (al. 1)

La Compréhension correspondant à l’écoute existentielle de l’appel est d’autant plus propre que le Dasein écoute et comprend, sans la moindre relation à quiconque, l’‘être-interpellé’ qui est le sien, et que le sens de l’appel est moins perverti [verkehren  ] par ce que l’on dit, par ce qui se doit et ce qui est convenable. Et qu’est-ce qui, par essence, se trouve dans l’‘être-référé-à-soi’ de la Compréhension de l’interpellation ? Qu’est-ce qui, à chaque fois, est par essence donné au Dasein à comprendre dans l’appel, même si en réalité il ne le comprend pas toujours ? (al. 2)

À cette question, nous avons déjà apporté une réponse avec la thèse suivante : l’appel ne « dit » rien dont il faudrait parler, il ne donne aucune connaissance [Kenntnis] concernant quelque incident. L’appel, en le mettant face au Dasein, pointe vers le ‘pouvoir-et-savoir-être’ de ce dernier, et il fait cela en tant qu’appel venant de l’inquiétante étrangeté. L’auteur de l’appel est assurément indéterminé – mais, pour le cri d’appel, ‘le lieu d’où’ il appelle ne reste pas indifférent. Dans le cri d’appel, ce ‘lieu d’où il vient’ – à savoir l’inquiétante étrangeté inhérente à l’isolement (ou individuation) du Dasein qui a été lancé – est appelé de concert, c’est-à-dire qu’il est concomitamment ouvert-révélé. Le ‘lieu d’où vient’ le cri d’appel incitant le Dasein à se référer à son ‘pouvoir-et-savoir-être’, c’est le « lieu de destination » du cri d’appel en retour. L’appel ne donne à comprendre aucun ‘pouvoir-et-savoir-être’ idéal, aucun ‘pouvoir-et-savoir-être’ universel ; ce ‘pouvoir-et-savoir-être’, il l’ouvre-révèle comme étant celui, à chaque fois isolé, du Dasein concerné. Le caractère déhiscent de l’appel ne va être pleinement déterminé qu’à partir du moment où nous comprenons qu’il est appel incitatif en retour [vorrufende Rückruf]. C’est seulement en s’orientant sur l’appel saisi de la sorte qu’il faut s’enquérir de ce que ledit appel donne à comprendre. (al. 3)

Mais, à la question de savoir ce que dit l’appel, n’est-il pas plus aisé et plus sûr de répondre en renvoyant « simplement » à ce à quoi couramment on obéit, voire à ce à quoi on reste sourd, dans toutes les expériences que l’on fait de la conscience d’obligation (ou morale), à savoir : [281] soit l’appel s’adresse au Dasein en tant que celui-ci est « en faute » [schuldig], soit, comme dans la conscience d’obligation (ou morale) faisant office de mise en garde, l’appel attire l’attention du Dasein sur la possibilité qu’il se mette « en faute », soit, en tant que « bonne » conscience, l’appel confirme « qu’il ne lui sait aucune faute [Schuld] » ? Si seulement, dans les expériences que l’on fait de la conscience d’obligation et les explicitations que l’on en a, ce que l’on éprouve « à l’unisson » comme « manquement aux obligations » [schuldig], si seulement cela n’était pas déterminé de façons si dissemblables ! Et même si l’accord se faisait sur le sens de ce « manquement aux obligations », le concept existential qu’est celui d’‘être-obligé’ se trouve obscur. Si toutefois c’est à lui-même que le Dasein s’adresse comme étant « obligé », d’où convient-il de tirer l’idée de l’obligation si ce n’est de l’interprétation de l’Être du Dasein ? La question est donc bel et bien soulevée à nouveau : qui dit comment nous sommes obligés et ce que signifie l’obligation ? L’idée de l’obligation ne saurait être forgée arbitrairement, ni être imposée de force au Dasein. Mais de toute façon, si une compréhension de l’essence de l’obligation est possible, alors il faut que cette possibilité soit préfigurée dans le Dasein. De quelle façon allons-nous trouver la trace qui pourra nous conduire à révéler le phénomène ? Toutes les investigations ontologiques portant sur des phénomènes tels que l’obligation, la conscience morale, la mort, il faut les amorcer à partir de ce qu’en « dit » l’explicitation du Dasein au quotidien. Le mode d’être en déchéance [verfallend  ] du Dasein implique que l’explicitation de ce mode d’être est le plus souvent « orientée » improprement et qu’en même temps elle n’en atteint pas l’« essence », et cela parce que le mode originellement adéquat de questionnement ontologique lui reste étranger. Mais toute bévue implique ceci qu’elle révèle simultanément une indication menant à l’« idée » originelle du phénomène. Toutefois, d’où allons-nous tirer le critère donnant accès au sens existential originel d’« obligé » ? Eh bien de ceci que cet « obligé » surgit comme étant le prédicat de « je suis ». Ce qui, dans une explicitation impropre, est compris comme étant une « obligation », cela serait-il inhérent à l’Être du Dasein en tant que tel, au point que le Dasein, dans la mesure où il existe à chaque fois en situation  , est également déjà obligé ? (al. 4)

Par suite, en appeler à ce que l’on s’accorde à entendre par « obligé », ce n’est pas encore répondre à la question en quête du sens existential de ‘ce qui est appelé’ dans l’appel. Il faut d’abord que ‘ce qui est appelé’ parvienne à son concept pour que puisse être rendu intelligible ce que désigne l’« obligé » qui est appelé, pourquoi et comment sa signification est pervertie par l’explicitation quotidienne. (al. 5)

Le bon sens quotidien prend tout d’abord l’« ‘être-obligé’ » au sens d’être redevable [schulden], d’« avoir une ardoise chez quelqu’un ». Il convient que l’on restitue à l’autre ce à quoi il a droit. En tant que fait d’« avoir des dettes », cet « ‘être-redevable’ » [Schuldigsein] est une guise de l’‘être-avec’ en commun avec les autres qui évolue dans le champ de préoccupation où il s’agit de procurer et de fournir [beibringen]. Soustraire, emprunter, receler, prendre, dérober sont d’autres modes de préoccupation de ce type, lesquels consistent, d’une manière ou d’une autre, à ne pas satisfaire au droit de propriété des autres. [282] L’‘être-obligé’ de cette nature est en rapport à ce dont on peut se préoccuper. (al. 6)

‘Être-obligé’ a ensuite pour signification seconde le fait d’« être responsable de », c’est-à-dire d’être la cause de quelque chose, d’en être l’auteur, ou même d’être « la raison » de quelque chose. Suivant ce sens de « porter la responsabilité » [Schuld haben] de quelque chose, on peut être « responsable » [schuldig], sans pour autant « devoir » quelque chose à quelqu’un d’autre, ni sans se « mettre en faute » [schuldig werden  ]. Inversement, sans en être responsable, on peut devoir quelque chose à quelqu’un d’autre. Un autre peut, « pour moi », « contracter des dettes » auprès des autres. (al. 7)

Ces significations vulgaires de l’expression ‘être-obligé’ en tant qu’« avoir des dettes auprès de quelqu’un » et que « porter la responsabilité de quelque chose », ces significations peuvent se combiner pour déterminer un comportement que nous appelons « se rendre coupable » [sich schuldig machen], c’est-à-dire, du fait de porter la responsabilité d’avoir contracté une dette, léser potentiellement un droit et se rendre ainsi passible d’une peine. Toutefois, l’exigence à laquelle on ne satisfait pas n’a pas forcément besoin d’être relative à une possession, elle peut réglementer l’entregent public en général. Mais le fait, ainsi déterminé par la lésion d’un droit, de « se rendre coupable », on peut également le caractériser comme étant « le fait de se mettre en faute [Schuldigwerden] envers les autres ». Cela advient, non pas du fait de la lésion du droit en tant que telle, mais du fait que dans ce cas je porte la responsabilité d’avoir mis l’autre en péril, de l’avoir égaré ou même brisé dans son existence. Ce fait de ‘devenir-fautif’ [Schuldigwerden] envers les autres, il est possible sans violation de la loi « publique ». Le concept formel de l’‘être-fautif’ [Schuldigsein], au sens de l’‘être-qui-s’est-mis-en-faute’ envers les autres, ce concept se laisse déterminer de la sorte : ‘être-à-l’origine’ [Grundsein] d’un défaut affectant le Dasein d’un autre, et cela de telle manière que cet ‘être-à-l’origine’ lui-même, si l’on part de ce qu’il vise, se détermine comme « déficient ». Cette déficience est le manquement vis-à-vis d’une exigence édictée à l’‘être-avec’ qui existe en commun avec les autres. (al. 8)

La question reste posée de savoir comment de telles exigences prennent naissance [entspringen  ] et, en raison de cette origine, de quelle façon il faut concevoir leur caractère d’exigence et de loi. En tout cas, l’‘être-obligé’, au dernier sens que nous avons cité de violation d’une « exigence morale », est un mode d’être du Dasein. À vrai dire, cela vaut également de l’‘être-obligé’, au triple sens que nous avons mis en évidence, à savoir d’« être répréhensible », d’« avoir des dettes » et de « porter la responsabilité de quelque chose ». Ce sont là également des conduites du Dasein. Saisir en tant que « qualité » du Dasein le fait qu’il soit « chargé d’une obligation morale », c’est peu dire. Bien au contraire, ce qui se manifeste par là, c’est uniquement que cette caractérisation est insuffisante si l’on cherche à délimiter ontologiquement cette sorte d’« être-déterminé » de l’Être du Dasein à l’égard des conduites en question. Le concept de l’obligation morale est même alors si peu clarifié sur le plan ontologique que des explicitations de ce phénomène [283] ont pu devenir prédominantes, et le sont restées, qui dans ledit concept englobent également l’idée de punissabilité, voire celle d’« avoir des dettes auprès de quelqu’un », ou qui même déterminent ce concept à partir de telles idées. Toutefois, le fait d’être « obligé » se trouve dans ces conditions derechef repoussé dans le domaine de la préoccupation, et cela au sens d’une compensation équilibrée entre des droits qui s’opposent. (al. 9)

La clarification du phénomène qu’est l’obligation, lequel n’est pas forcément rattaché au fait d’« avoir des dettes » ni à la violation du Droit, ne peut donc être couronnée de succès que si l’on commence par s’enquérir, quant aux principes, de l’‘être-obligé’ du Dasein, c’est-à-dire que si l’idée d’« obligé » est conçue à partir du mode d’être du Dasein. (al. 10)

À cette fin, il faut que l’idée d’« obligé » en vienne à être formalisée jusqu’à ce que s’en détachent les phénomènes d’obligation vulgaires, autrement dit ceux qui ont rapport à l’‘être-avec’ en commun avec les autres, tel qu’il se préoccupe. L’idée de l’obligation, il faut non seulement la hausser au-dessus du domaine où l’on se préoccupe de l’équilibre des créances et des dettes, mais il faut aussi la détacher de toute relation à un devoir ou à une loi, vis-à-vis desquels quelqu’un, en manquant à son obligation, se rendrait coupable d’une faute [Schuld]. Car ici encore, l’obligation en vient à être nécessairement déterminée comme étant un défaut, comme étant l’absence de quelque chose dont il convient qu’il soit, et qui peut être. Mais être manquant, cela veut dire ne pas être subsistant. En tant que c’est le fait, pour une chose due, de ne pas être subsistante, le défaut est une détermination d’être de l’étant subsistant. En ce sens donc, par essence, rien ne peut faire défaut à l’existence, et cela non pas parce qu’elle serait parfaite, mais parce que son caractère d’être diffère de celui de tout ‘être-subsistant’. (al. 11)

Il n’en reste pas moins que l’idée d’« obligé » renferme le caractère de la négation [Nicht  ]. Dès lors que le fait d’être « obligé » entend pouvoir déterminer l’existence, alors naît, de concert avec cela, le problème ontologique : il s’agit, sur le plan existential, d’éclaircir le caractère négatif de cette négation. En outre, fait partie de l’idée d’« obligé » ce qui s’exprime dans le concept d’obligation, et cela de façon indifférente, comme étant le fait de « porter la responsabilité de quelque chose » : le fait d’‘être-à-l’origine’ de quelque chose. C’est pourquoi nous déterminons l’idée formellement existentiale d’« obligé » de la façon suivante : ‘être-fond-origine’ [Grundsein] d’un Être qui est déterminé au moyen d’une négation – c’est-à-dire ‘être-fond-origine’ d’un état invalide [Nichtigkeit]. Dès lors que le concept d’obligation est compris existentialement, si l’idée de négation qu’il implique exclut tout rattachement à un étant subsistant possible, voire exigé, si par conséquent il convient que le Dasein ne soit absolument pas mesuré à l’aune d’un étant subsistant ni à celle d’un étant ayant une certaine valeur, étants qu’il n’est pas lui-même ou étants qui ne sont pas dans sa guise, laquelle est d’exister, alors, étant donné ce qu’implique le fait d’‘être-à-l’origine’ d’un défaut, disparaît la possibilité de considérer l’étant lui-même qui est une telle origine comme étant « déficient ». Partant d’un défaut « provoqué » par ce qui est de façon conforme à ce qu’est le Dasein, autrement dit partant du non-accomplissement d’une exigence, il est absolument impossible [284] d’inférer en retour la déficience de la « cause ». L’‘être-fond-origine’ de quelque chose n’a pas besoin d’avoir le même caractère négatif que le privatif qui se fonde en lui, et qui provient de lui. Le ‘fond-origine’ [Grund] n’a pour le coup pas besoin de recevoir son invalidité [Nichtigkeit] en rétroaction de ce qu’il a fondé. Mais alors, cela implique : l’‘être-obligé’ ne résulte pas avant tout d’engagements que le Dasein aurait pris [Verschuldung] ; mais c’est l’inverse, ce sont ces derniers qui ne deviennent possibles qu’« en raison » d’un ‘être-obligé’ originel du Dasein. Est-il possible de mettre un tel ‘être-obligé’ en exergue dans l’Être du Dasein, et comment cet Être est-il, somme toute, existentialement possible ? (al. 12)

L’Être du Dasein, c’est le souci. Ce dernier regroupe en lui la facticité (l’‘être-ayant-été-lancé’), l’existence (la projection) et la déchéance. Dès lors qu’il est, le Dasein est un étant ayant été lancé, autrement dit, ce n’est pas par lui-même qu’il est porté dans son ‘là’. Dès lors qu’il est, il est déterminé en tant que ‘pouvoir-et-savoir-être’ qui s’auto-appartient, et que pourtant il ne s’est pas lui-même donné en propre [zu eigen] en tant que ‘pouvoir-et-savoir-être’. Alors qu’il existe, le Dasein ne revient jamais en deçà de son ‘être-ayant-été-lancé’, au point que ce « fait qu’il soit et qu’il ait à être », il ne puisse à chaque fois et tout exprès le libérer [entlassen  ] qu’en quittant son ‘être-soi-même’ pour le conduire dans le ‘là’. Mais l’‘être-ayant-été-lancé’ ne se trouve pas derrière le Dasein comme le serait un événement qui, de fait, se serait déjà produit et qui, advenu avec lui, se serait redétaché de lui ; au contraire, le Dasein – aussi longtemps qu’il est –, en tant que souci, est en permanence son « propre fait d’être ». C’est en tant que cet étant, pour lequel seul le fait qu’il soit livré à lui-même peut faire qu’il existe comme l’étant qu’il est, c’est en tant que cet étant-là, que, en existant, il est le ‘fond-origine’ de son ‘pouvoir-et-savoir-être’. Bien que le Dasein n’ait pas posé lui-même ce ‘fond-origine’, il repose dans la pesanteur de ce dernier, pesanteur que la disposition d’esprit (ou tonalité) lui rend manifeste en tant que fardeau. (al. 13)

Et de quelle façon le Dasein est-il ce ‘fond-origine’ qui a été lancé ? De l’unique façon suivante : il se projette vers des possibilités dans lesquelles il a été lancé. Le ‘soi-même’ qui, comme tel, se doit de poser son propre ‘fond-origine’, ne peut jamais s’en rendre maître et, en existant, il lui faut bel et bien assumer le fait d’‘être-fond-origine’. Ce dont, pour le souci, il y va, à savoir son ‘pouvoir-et-savoir-être’, c’est d’être son propre ‘fond-origine’ ayant été lancé. (al. 14)

Alors qu’il est ‘fond-origine’, c’est-à-dire alors qu’il existe en tant qu’étant ayant été lancé, le Dasein reste continuellement en deçà de ses possibilités. Il n’est jamais existant avant son ‘fond-origine’, il n’est au contraire à chaque fois existant qu’en partant de ce dernier et en tant que ce dernier. Par conséquent, ‘être-fond-origine’ veut dire : foncièrement, n’être jamais maître de l’Être le plus sien. Cette négation relève du sens existential qu’a l’‘être-ayant-été-lancé’. Étant ‘fond-origine’, il est lui-même un état invalide de soi-même. L’invalidité ne signifie en aucun cas le fait de ne pas être subsistant, le fait de de ne pas subsister, mais elle désigne une négation constitutive de cet Être du Dasein qu’est son ‘être-ayant-été-lancé’. Le caractère négatif de cette négation se détermine existentialement : étant ‘soi-même’, le Dasein est l’étant qui a été lancé en tant que ‘soi-même’. Ce n’est pas [285] par ‘soi-même’, mais en ‘soi-même’, qu’il est mis en liberté [entlassen] à partir du ‘fond-origine’, et ce afin d’être en tant que ce ‘fond-origine’. Si le Dasein est lui-même le ‘fond-origine’ de son Être, ce n’est pas dans la mesure où ce ‘fond-origine’ proviendrait en premier lieu d’une projection qui serait propre au Dasein, mais c’est bel et bien en tant qu’‘être-soi-même’ qu’il est l’Être du ‘fond-origine’. Ce dernier n’est jamais que le ‘fond-origine’ d’un étant dont l’Être a à assumer le fait d’‘être-fond-origine’. (al. 15)

Son ‘fond-origine’, c’est en existant que le Dasein l’est, c’est-à-dire qu’il est de telle façon qu’il se comprend à partir de possibilités, et que, se comprenant de la sorte, il est l’étant qui a été lancé. Mais cela implique ceci : ‘pouvant-et-sachant-être’, il se tient à chaque fois dans l’une ou l’autre possibilité, en permanence il n’est pas une autre possibilité, et dès lors qu’il s’est projeté existentiellement, il a renoncé à cette autre possibilité. En tant que, à chaque fois, elle a été lancée, la projection n’est pas seulement déterminée par l’état invalide de l’‘être-fond-origine’, mais encore, en tant que projection, elle est elle-même par essence invalide [nichtig]. En revanche, cette détermination ne désigne nullement la propriété ontique de ce qui est « sans suite » ou « sans valeur », mais elle est un élément existential, constitutif de la structure d’être de la Projection. L’invalidité en question participe de l’‘être-libre’ du Dasein pour ses possibilités existentielles. Toutefois, la liberté est uniquement dans le choix par lui de l’une des possibilités, c’est-à-dire qu’elle implique qu’il supporte de n’avoir point choisi, et de n’avoir pu choisir, les autres possibilités. (al. 16)

Par essence, la structure de l’‘être-ayant-été-lancé’, aussi bien que celle de la projection, renferme une invalidité. Et cette dernière est la raison rendant possible l’invalidité du Dasein impropre dans la déchéance, en tant que celle-ci est la guise d’être dans laquelle, en situation, il est à chaque fois toujours déjà. Dans son essence, le souci lui-même est de part en part imprégné d’invalidité. En tant que projection qui a été lancée, le souci – autrement dit l’Être du Dasein – veut par conséquent dire : l’‘être-fond-origine’ (invalide [nichtig]) d’une invalidité. Et cela signifie : le Dasein est en tant que tel obligé, si tant est que la détermination existentiale, formelle, de l’obligation comme étant l’‘être-fond-origine’ d’une invalidité soit légitime. (al. 17)

L’invalidité existentiale n’a pas du tout le caractère d’une privation, d’un défaut, en regard d’un idéal affiché auquel le Dasein ne parviendrait pas, mais c’est au contraire l’Être de cet étant qui, en tant que Projection, bien avant tout ce qu’il peut projeter et que le plus souvent il atteint, est déjà invalide. Ce n’est donc pas non plus incidemment que cette invalidité fait son entrée sur la scène du Dasein, pour se coller à lui comme une qualité obscure dont il pourrait, une fois avoir progressé suffisamment, se débarrasser. (al. 18)

Malgré tout, le sens ontologique qu’a le caractère négatif [Nichtheit] de cette invalidité existentiale reste encore obscur. Mais cela vaut également de l’essence ontologique de la négation en général. Assurément, l’ontologie et la logique ont exigé beaucoup de la négation et, ce faisant, ont rendu par-ci par-là visibles ses possibilités, mais sans la révéler elle-même sur le plan ontologique. L’ontologie a trouvé la négation devant elle, et elle s’en est servie. Mais va-t-il [286] donc de soi que toute négation signifie quelque chose de négatif, au sens d’un défaut ? Sa positivité s’épuise-t-elle dans le fait que la négation constitue le « passage » ? Pourquoi toute dialectique a-t-elle recours à la négation [Negation  ], mais sans elle-même fonder dialectiquement rien de pareil, ni même pouvoir seulement la fixer en tant que problème ? A-t-on vraiment jamais considéré comme étant un problème l’origine ontologique du caractère négatif ou, tout au moins, préalablement recherché les conditions sur la base desquelles le problème de la négation et de son caractère négatif, en ce compris la possibilité de ce dernier, se laisse poser ? Et où convient-il que nous trouvions ces conditions, sinon dans la clarification thématique du sens de ‘être’ comme tel ? (al. 19)

Déjà pour l’interprétation ontologique du phénomène de la faute, les concepts, qui plus est peu limpides, de privation et de défaut ne suffisent pas, quand bien même, une fois saisis de façon suffisamment formelle, ils admettent un emploi étendu. Rien ne permet moins d’approcher le phénomène existential qu’est l’obligation que de s’orienter sur l’idée du mal moral, du malum en tant que privatio boni [privation du bien]. Et pour cause, le bonum et la privatio ont la même provenance ontologique, issue de l’ontologie de l’étant subsistant, à laquelle incombe [zukommen  ] aussi l’idée de « valeur » [Wert  ] qui en est « tirée ». (al. 20)

L’étant dont l’Être est le souci peut non seulement se charger d’une obligation de fait, mais il est, outre cela, au fond de son Être, obligé, lequel ‘être-obligé’ donne pour la première fois la condition ontologique permettant que le Dasein qui existe effectivement puisse devenir redevable, responsable ou fautif. Cet ‘être-obligé’ essentiel est la condition existentiale rendant possible, et cela co-originellement, le bien et le mal « moraux », c’est-à-dire la moralité en général et les configurations de fait possibles de celle-ci. Ce n’est pas par la moralité que l’‘être-obligé’ originel peut en venir à être déterminé, et cela parce que la moralité présuppose déjà, pour elle-même, cet ‘être-obligé’. (al. 21)

Mais quelle est l’expérience qui parle en faveur de cet ‘être-obligé’ originel du Dasein ? N’oublions pas cependant la question qui s’oppose à celle-là : l’obligation « est »-elle « là » uniquement à partir du moment où une conscience d’obligation [Schuldbewusstsein] s’est éveillée, ou bien le fait même que l’obligation « sommeille » n’est-il pas précisément ce qui témoigne de l’‘être-obligé’ originel ? Que, de prime abord et le plus souvent, ce dernier reste non ouvert-révélé, qu’il soit gardé enclos par l’Être du Dasein qui déchoit, cela ne fait que révéler l’invalidité dont nous avons parlé. L’‘être-obligé’ est plus originel que tout savoir le concernant. Et c’est seulement parce que, au fond de son Être, le Dasein est obligé, et que, en tant qu’étant ayant été lancé qui déchoit, il se referme à lui-même, c’est pour cette seule raison que la conscience d’obligation est possible, si tant est que l’appel, au fond, donne à comprendre cet ‘être-obligé’. (al. 22)

L’appel est l’appel du souci. L’Être que nous nommons le souci, c’est l’‘être-obligé’ qui le constitue. Dans l’inquiétante étrangeté, le Dasein fait [287] originellement corps avec soi-même. L’inquiétante étrangeté place le Dasein, et cela sans déguisement, face à l’invalidité qui est la sienne, laquelle invalidité relève de la possibilité du ‘pouvoir-et-savoir-être’ le plus sien de cet étant. Dans la mesure où, pour le Dasein – en tant que souci –, il y va de son Être, c’est en tant que ‘On’ qui déchoit effectivement que, depuis l’inquiétante étrangeté, le Dasein se cite lui-même à comparaître devant ‘son pouvoir-et-savoir-être’. L’interpellation est un appel incitatif en retour : incitatif, puisqu’elle incite le Dasein à se référer à la possibilité d’assumer lui-même, en existant, l’étant ayant été lancé qu’il est ; en retour, puisqu’elle le reconduit dans l’‘être-ayant-été-lancé’, et ce afin qu’il comprenne cet ‘être’ en tant que le ‘fond-origine’ invalide qu’il lui faut assumer dans l’existence. Ce que l’appel incitatif en retour que lance la conscience d’obligation donne à comprendre au Dasein qui se trouve être le ‘fond-origine’ invalide de sa projection, elle-même invalide, dans la possibilité de son Être, c’est ceci : en s’extrayant de sa ‘propension à se perdre’ dans le ‘On’, il convient que le Dasein se reconduise vers lui-même, autrement dit : il est obligé. (al. 23)

Ce que le Dasein se donne à comprendre de cette façon serait donc bien une connaissance [Kenntnis] de lui-même. Et l’écoute correspondant à un tel appel serait une prise de connaissance [Kenntnis] du ‘fait originel’ suivant lequel il est « obligé ». Toutefois, si l’appel a bien vocation à avoir le caractère d’une citation à comparaître, cette explicitation de la conscience d’obligation ne conduit-elle pas à un bouleversement complet de la fonction de ladite conscience ? Citer à comparaître devant l’‘être-obligé’, n’est-ce pas dire citer à comparaître devant la malignité ? (al. 24)

Ce dernier sens de l’appel, l’interprétation la plus brutale n’ira sans doute pas jusqu’à l’imputer à la conscience d’obligation. Mais alors, que va bien vouloir encore dire « citer à comparaître devant l’‘être-obligé’ » ? (al. 25)

Le sens de l’appel devient clair si la compréhension que l’on en a, au lieu de lui attribuer faussement le concept dérivé qu’est l’obligation prise au sens d’être tenu pour responsable [Verschuldung] d’une action ou d’une omission « qui en résulte », s’en tient au sens existential d’‘être-obligé’. Exiger cela n’a rien d’arbitraire dès lors que, venant du Dasein lui-même, l’appel de la conscience d’obligation s’adresse uniquement à cet étant. Mais alors, citer à comparaître devant l’‘être-obligé’ signifie m’inciter à me référer au ‘pouvoir-et-savoir-être’ que, en tant que Dasein, je suis à chaque fois déjà. Cet étant n’a pas besoin de commencer par se grever d’une « dette », d’une « responsabilité » ou d’une « faute », et ce par le biais de manquements ou d’omissions ; en tant qu’il est obligé, il a seulement vocation à être « obligé », à l’être proprement. (al. 26)

Dans ce cas, écouter l’interpellation avec justesse équivaut à se comprendre en son ‘pouvoir-et-savoir-être’ le plus sien, c’est-à-dire à se projeter vers le ‘pouvoir-et-savoir-devenir-obligé’ propre le plus sien. Dès lors que le Dasein, tout en comprenant de la sorte, se laisse inciter à se référer à cette possibilité, cela implique qu’il devient libre pour l’appel : il est prêt à pouvoir être interpellé. En comprenant l’appel, le Dasein se soumet à la possibilité d’existence qui est le plus la sienne. Il s’est soi-même choisi. (al. 27)

[288] En faisant ce choix du ‘soi-même’, le Dasein se rend possible l’‘être-obligé’ qui est le plus sien, lequel ‘être-obligé’ reste inaccessible au ‘soi-comme-On’. Le bon sens du ‘On’ ne connaît que ce qui satisfait, ou ne satisfait pas, à la règle pratique et à la norme publique. Le ‘On’ fait le décompte des manquements à la première et des infractions à la seconde, et il cherche des compensations. Il s’est dérobé à l’‘être-obligé’ le plus sien, et ce afin de parler d’autant plus bruyamment de ce qui ne va pas. Mais dès lors qu’il est interpellé, le ‘soi-comme-On’ l’est au sujet de l’‘être-obligé’ le plus sien du ‘soi-même’. Comprendre l’appel, c’est faire un choix – mais pas celui de la conscience d’obligation, laquelle, en tant que telle, ne peut en venir à faire l’objet d’un choix. Ce qui est choisi, c’est d’‘avoir-conscience d’obligation’, autrement dit c’est d’être libre de choisir l’‘être-obligé’ le plus sien. Comprendre l’interpellation, cela veut dire : ‘vouloir-avoir-conscience d’obligation’. (al. 28)

Ce qu’il faut entendre par là, ce n’est pas : vouloir avoir une « bonne conscience », et pas davantage prêter volontairement attention à l’appel, mais c’est uniquement se tenir prêt à être interpellé. Pour le Dasein, le ‘vouloir-avoir-conscience d’obligation’ est tout aussi éloigné de la recherche d’engagements effectivement pris, de responsabilités effectivement encourues ou de fautes effectivement commises, que de la propension à se libérer de l’obligation, au sens de l’« être-obligé » essentiel. (al. 29)

Le ‘vouloir-avoir-conscience d’obligation’ est bien plutôt la présupposition existentielle la plus originelle ouvrant la possibilité d’un ‘devenir-obligé’ factuel. Dès lors qu’il comprend l’appel, le Dasein laisse agir en soi le ‘soi-même’ le plus sien, et cela à partir du ‘pouvoir-et-savoir-être’ qu’il s’est choisi. C’est de cette seule façon qu’il peut être responsable. Mais en réalité toute action est nécessairement « sans conscience d’obligation », pas seulement parce qu’elle n’empêche pas l’engagement moral factuel, mais parce que, sur la base invalide de sa Projection invalide, elle est à chaque fois déjà, dans l’‘être-avec’ en commun avec les autres, devenue obligée à leur égard. Ainsi, le ‘vouloir-avoir-conscience d’obligation’ en vient-il à assumer l’absence essentielle de conscience d’obligation, au sein de laquelle toutefois demeure la possibilité existentielle d’être « bon ». (al. 30)

Bien que l’appel ne donne rien en terme de connaissance [Kenntnis], il n’est pourtant pas seulement critique, mais il est positif ; il ouvre-révèle le ‘pouvoir-et-savoir-être’ le plus originel du Dasein comme étant l’‘être-obligé’. En conséquence de quoi, la conscience d’obligation se manifeste comme étant une attestation relevant de l’Être du Dasein, dans laquelle elle appelle celui-ci lui-même à se référer à son ‘pouvoir-et-savoir-être’ le plus sien. Existentialement, est-il possible de déterminer plus concrètement le ‘pouvoir-et-savoir-être’ propre, ainsi attesté ? Une autre question se pose au préalable : une fois qu’elle a été menée à bien, la mise en évidence d’un ‘pouvoir-et-savoir-être’, tel qu’attesté, inhérent au Dasein lui-même, peut-elle prétendre être suffisamment évidente, tant que n’a pas disparu ce qu’a de déconcertant le fait que la conscience d’obligation a été en l’occurrence interprétée de façon à être ramenée, de façon unilatérale, à la constitution du Dasein, et ce tout en négligeant, de façon inconsidérée, tout ce qu’en connaît l’explicitation vulgaire de la conscience morale ? Ainsi donc, dans notre interprétation précédente du phénomène de la conscience d’obligation, ce dernier se laisse-t-il vraiment encore reconnaître [289] comme il est « effectivement » ? N’est-ce pas là une idée de la conscience d’obligation que nous avons déduite, avec un franc-parler par trop assuré, de la constitution d’être du Dasein ? (al. 31)

Afin d’assurer la dernière étape de notre interprétation de la conscience d’obligation, autrement dit afin d’assurer la circonscription existentiale du ‘pouvoir-et-savoir-être’ propre, tel qu’il est attesté dans ladite conscience d’obligation, ainsi que l’accès à la compréhension vulgaire de cette dernière, il est indipensable de justifier expressément la connexion entre les résultats de l’analyse ontologique et les expériences quotidiennes que l’on fait de la conscience morale. (al. 32).


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: En-dette = schuldig, ordinairement « coupable », adjectif formé sur Schuld, qui veut dire aussi bien la faute que la dette. Pourquoi nous retenons, dans ces pages, « dette » de préférence à « faute » pour traduire Schuld, c’est ce qui s’expliquera dans la suite même de ce paragraphe. Rappelons, du point de vue philologique, que Schuld est en allemand le subst. de sollen comme dette le subst. de devoir, ce qui n’empêchera pas H., à la p. [283] d’avertir expressément que cette étymologie n’est pas ici éclairante.