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Entretiens avec Frédéric de Towarnicki

Beaufret (1992:24-26) – aletheia x veritas

ENTRETIEN III

segunda-feira 19 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Uma das minhas primeiras questões a Heidegger foi: “Qual foi a dimensão que, na filosofia grega, desempenhava o papel disto que vai ser na filosofia kantiana a abertura do campo transcendental  ?” (a abertura do campo transcendental que é o olhar lançado sobre as coisas pelo “eu penso”). “Certamente, me dizia Heidegger, que deve mesmo haver algo na filosofia grega que desempenha este papel, que mantém aberto o horizonte; mas este algo não é o olhar lançado sobre as coisas pelo ‘eu penso’, este algo é a abertura da aletheia  .”

— L’étant est donc pris pour cible et comptabilisé ? Sommé, mis en demeure de répondre…

L’étant est pris pour cible et comptabilisé [aux Temps modernes]: l’étant est le butin de l’ « ego cogito   » ; l’homme est en train de devenir celui que Descartes   appelle le « maître et possesseur de la nature ». C’est ce qui caractérise les Temps modernes et, comme nous sommes nés dans ce rapport avec l’étant et que nous en avons été pétris, nous n’éprouvons plus ce qu’il y a en lui d’insolite. C’est aussi étranger aux Grecs qu’on puisse imaginer.

— L’attitude des Grecs, c’était d’abord devant le surgissement de l’étant, l’émerveillement, l’étonnement ?

L’émerveillement plus que l’étonnement. Pour nous, c’est la certitude. Avoir une certitude relativement à l’autre. C’est ce que Heidegger appelle parfois « la mutation de la vérité en certitude ». C’est toute une histoire, car le mot grec que l’on traduit par veritas, c’est le mot ἀλήθεια  . Que dit ἀλήθεια ? Il dit très clairement qu’il est la présence à découvert de quelque chose. Que dit veritas ? Il ne dit rien et c’est bien pourquoi la scolastique qui parle latin, qui n’a que le latin à son service, sera obligée de le définir, « veritas est », « la vérité est »… La définition sera : « veritas est adaequatio   intellectus   et rei », « la vérité est l’adéquation de l’entendement et de la chose ».

— Il y a donc d’une part un sujet et d’autre part un objet ?

Pas encore. Il n’y a d’objet qu’à partir du moment où intervient le sujet cartésien. Nous n’en sommes pas encore à Descartes; nous sommes à l’époque de la vérité comme adéquation, qui n’est plus du tout l’époque de la vérité comme ἀλήθεια, comme présence à découvert de la chose elle-même. La mesure de la vérité est l’adéquation [25] de … à … De quoi à quoi ? De l’entendement de l’homme à la chose ou de la chose à l’entendement. Cela dépend, dit saint Thomas : s’il s’agit de Dieu qui est le créateur des choses, la vérité est l’adéquation des choses créées par Dieu à l’entendement divin. S’il s’agit de l’homme, qui n’est pas le créateur des choses, la vérité est l’adéquation de l’entendement humain aux choses telles que Dieu les a créées; par conséquent, le mot adéquation doit aussi bien s’entendre dans un sens que dans l’autre.

Tandis que pour les Grecs, ἀλήθεια comportait bien un élément d’adéquation; ils appelaient cela dans leur langage « ὁμοίωσις   » et c’est « homoïôsis » qui est traduit en latin par adaequatio. Mais « ὁμοίωσις » au sens grec était portée par l’ἀλήθεια, baignée par l’ἀλήθεια, maintenue ouverte par l’ἀλήθεια; tandis qu’au contraire, l’adaequatio est un terme pris comme se suffisant à lui-même. Et c’est bien pourquoi Descartes ne s’en contentera plus; car si vous mettez entre parenthèses la révélation biblique, à savoir que la vérité est l’adéquation des choses créées à l’entendement divin, et l’adéquation de l’entendement de l’homme aux choses créées, si vous mettez à part l’apocalypse biblique, quel peut bien être le fondement de l’adéquation ? C’est là qu’intervient Descartes : c’est la vacuité de l’adéquation pour qui ne se réfère pas d’abord à la Bible. Or, dit Descartes, mon projet est de philosopher sans la lumière de la foi.. Par conséquent, à celui qui a pour projet de philosopher sans la lumière de la foi, c’est le concept même d’adaequatio qui va lui paraître inadéquat. Tout l’effort de Descartes tend à donner à l’adaequatio, « l’ὁμοίωσις » grecque fondée dans l’ἀλήθεια un nouveau support. Et ce nouveau support, à partir de l’ego   qui « s’égocogite » toute chose, va être la certitude.

Descartes est l’homme qui tente de devenir « certain » des choses, alors que cette prétention à la certitude n’avait aucune place dans la philosophie   grecque. Il s’agissait simplement d’égaler la chose dans l’ouverture de sa manifestation ou de sa présence, si vous voulez…

Mais nous sommes nés de là, c’est-à-dire qu’il nous paraît on ne peut plus naturel de mesurer les choses à l’aune d’une certitude possible à leur égard, et non pas à l’aune de leur manifestation en pleine lumière.

— C’est l’essence même du projet mathématique de la nature ?

Oui, et du regard scientifique et de la technique, qui est le triomphe sur le monde du regard scientifique. Au point que la philosophie aujourd’hui a fini par imaginer qu’elle avait des comptes à rendre à la science, et que la philosophie s’est mise en tête qu’elle ne pouvait exister que si les sciences lui en donnaient l’autorisation — ce qui est quand même le phénomène le plus formidable que l’on puisse imaginer, alors que, dans l’optique grecque, c’était la philosophie qui rendait possibles les sciences, lesquelles n’étaient jamais qu’une restriction du champ primitivement ouvert par la philosophie. Toute la philosophie de Platon   est portée par la réciprocité de οὐσία   qui dit l’être, et d’ἀλήθεια qui dit être à découvert; et c’est seulement sur cette base que les mathématiques sont possibles pour Platon. C’est-à-dire que deux et deux font quatre, si c’est une proposition qui est valable aussi bien pour Platon que pour Descartes, elle n’a plus du tout le même sens pour Descartes que pour Platon. Pour Platon, deux et deux font quatre parce que la chose m’apparaît dans l’ouvert; pour Descartes deux et deux font quatre parce que j’en suis « égocogitativement » certain.

Descartes pense exactement à l’envers des Grecs. Mais nous sommes tellement pétris de cartésianisme que nous n’arrivons plus à nous en étonner et nous nous étonnons plutôt des Grecs en les croyant naïfs, des « réalistes naïfs » comme on dit encore dans les histoires de la philosophie.

Une de mes premières questions à Heidegger était : « Quelle était donc la dimension qui, dans la philosophie grecque, jouait le rôle de ce que va être dans la philosophie kantienne l’ouverture du champ transcendental   ? » (l’ouverture du champ transcendental qui est le regard jeté sur les choses par le « je pense »). « Bien sur, me disait Heidegger, qu’il doit bien y avoir quelque chose dans la philosophie grecque qui joue ce rôle, qui maintient ouvert un horizon  ; mais ce quelque chose n’est pas le regard jeté sur les choses par le « je pense », ce quelque chose est l’ouverture de l’ἀλήθεια ».


Ver online : JEAN BEAUFRET