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L’ORDRE DU MONDE

Mattéi (1989:187-192) – Geviert (Quadriparti)

2. La contrée de la pensée

quinta-feira 29 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Pensado como a reunião original que decide o destino dos quatro e os enlaça em quatro apreensões uns aos outros, o quiasma só aparece sob esta forma cruzada, e neste termos, nos textos heideggerianos. Heidegger ele mesmo, o ponto é importante, não reconhece analogia   entre o Geviert   e a quaternidade de Hölderlin, senão na medida em que esta insiste no centro — a unidade quinta – que não é nenhum dos quatro. Tal é a sintaxe decisiva do Quadriparti heideggeriano: o que propriamente decide das quatro partições, o centro, não aparece nos quatro braços da cruz; é todavia a origem do cruzamento.

Nous rencontrons alors la pensée cruciale de Heidegger, celle de la Contrée (Gegend) ou du Quadriparti   (Geviert) qui, en rassemblant toutes choses, les amène à demeurer en repos autour d’un simple foyer (das Einfache). Dans mes travaux antérieurs consacrés à Platon   et à Heidegger, j’ai longuement exposé les traits du Geviert heideggerien, présents dans une dizaine de textes du « dernier Heidegger », entre 1949 et 1960, mais dont les premières esquisses remontent à Sein und Zeit  , en 1927. Sans revenir sur le détail de ces analyses, je voudrais ici éclaircir, à propos de cette Mesure du Monde que nomment Terre et Ciel, Divins et Mortels, la parenté secrète de la parole heideggerienne (die Sage) et de la parole platonicienne (Muthos). Si l’être en effet est véritablement ce qu’il est, l’éloignement du monde grec et du monde occidental, aux bornes extrêmes de l’Histoire, peut en réalité rapprocher Heidegger de Platon : tous deux évoquent la libre étendue, l’ouverture d’une simple clairière où le cadre du monde rassemble ses quatre régions en son unité d’étoile. Dès lors la philosophie  , entendue comme l’histoire de l’étant — en premier lieu cet étant suprême, le soleil, maître de toute méditation onto-théo-logique — prend naturellement sa place dans cette contrée originelle qu’elle oublie pourtant au profit de ses modalités historiques. Le regard fixé sur le drame permanent de l’étant, le philosophe n’a plus souci de l’avènement primordial qui rend à tout instant possible le théâtre même de l’Histoire.

Si un « dialogue pensant du crépuscule avec l’aurore » est désormais permis à l’Occident  , c’est dans la mesure où la « parole aurorale » de Platon et la « parole tardive » de Heidegger disent bien « le Même, sans qu’elles disent pareil ». La distinction du Pareil au Même lève peut-être le voile sur l’étrange retenue de Heidegger à l’égard de [188] Platon, à qui il emprunte pourtant l’épigraphe de Sein   und Zeit   tirée du Sophiste, pour ne rien dire des cours de Marbourg, encore inédits, consacrés à ce dialogue. Si l’auteur du Sophiste savait le côté douteux du crépuscule — quand le soir tombe, entre chien et loup, comment distinguer la bête la plus sauvage de l’animal le plus apprivoisé ? (231a) —, l’auteur des Holzwege  , en multipliant les allusions aux équivocités des deux crépuscules, a peut-être voulu à son tour distinguer celui qui a retrouvé le sens de l’être, en dépit de la métaphysique régnante, du philosophe qui, en ouvrant la voie à cette même métaphysique, a sans doute contribué à le perdre.

Nous ne trouvons, dans l’œuvre publiée de Heidegger, aucune allusion à la singulière rencontre des quatre dimensions du Gorgias (le Ciel et la Terre, les Dieux et les Hommes, καί ουρανόν καί γην καί θεούς καί ἀνθρώπους, 507e-508a) et des quatre instances de La chose (Terre et Ciel, les Divins et les Mortels, Erde   und Himmel  , die Göttlichen   und die Sterblichen). Ce silence conduit les interprètes du penseur souabe, Beda Allemann   et Otto Pöggeler notamment, à chercher la source de l’intuition heideggerienne du côté de la Quaternité hölderlinienne, bien mise en évidence dans Terre et Ciel de Hölderlin  . Ce que ne révèlent pourtant ni Heidegger ni ses interprètes, c’est la source de l’intuition hölderlinienne elle-même. En outre, Hölderlin n’assemble jamais de façon systématique les Quatre pour former le monde, auquel il n’accorde d’ailleurs pas de nom propre, alors que Heidegger, de façon insistante, nomme le κόσμος dès le cours de 1936 sur Schelling  , en langue grecque, notons-le, et non allemande, συστήμα ἐξ ουρανού καί γης, « l’ajointement du ciel et de la terre » [1] ; il deviendra le Geviert dans les conférences de 1949, que nous nommerons en même façon σύστημα ἐξ γης καί ουρανού τε καί θεῶν καί ἀνθρωπών, « communauté de Terre et Ciel, des Divins et des Mortels ». Heidegger ne pouvait cependant ignorer la présence des Quatre chez Platon. Au témoignage de Jean Beaufret  , il aurait reconnu, lors d’une conversation tenue en mai 1975, la parenté du Geviert avec la Quadrature du Gorgias, en faisant cette réserve : « dans ce texte de Platon, les quatre sont bien dénombrés, mais l’Uniquadrité (c’est-à-dire le caractère rassemblant Ge- des quatre (Vier) en leur mutuelle communauté) est absente, là où au contraire la parole poétique de Hölderlin nomme, dans l’esquisse à laquelle sera plus tard donné le titre de Der Vatikan, le wirklich  , ganzes Verhältnis  , samt der Mitt, [189] l’entier du rapport y compris son centre, qui n’est jamais aucun des quatre » [2].

Il faut y regarder de plus près. Si les quatre instances interviennent dans divers poèmes de Hölderlin, ainsi que leur centre, pour exprimer l’unité parfaite du monde, ils ne se présentent jamais sous la forme de l’imbrication heideggerienne, que j’ai appelée pour cette raison le chiasme ou la croisée. Là où Platon met naturellement en parallèle les régions du cosmos, le Ciel et la Terre, et ceux qui les habitent, les Dieux et les Hommes, en respectant l’ordre hiérarchique du monde supérieur et du monde inférieur, Heidegger rompt la symétrie des couples, puis noue un chiasme syntaxique et sémantique du type AB/B’A’ : Terre-Ciel/Divins-Mortels.

Fidèle au mythe d’Hésiode  , Heidegger mentionne d’abord la « Terre » (Γαῖα), qui apparut la première hors de l’ouverture béante (Χάος) avant de se trouver couverte par le « Ciel » (Ουρανός) (Théogonie, 116-127). En permutant les « Mortels » et les « Divins », et en plaçant ceux-ci en tête, Heidegger unit le Ciel et les Divins, au centre des quatre, et reconstitue l’alliance élémentaire de la Terre et des Mortels, issue des plus anciennes croyances. Nous ne sommes plus en présence de deux couples, symétriques et opposés, dont on discerne mal le lien :

(Terre, Ciel) (Mortel, Divins),

mais bien de quatre couples, dont le mutuel enlacement évoque la communauté d’essence [3] :

1. Terre-Ciel : régions du monde;

2. Divins-Mortels : habitants du monde;

3. Ciel-Divins : monde olympien (nouveaux dieux);

4. Terre-Mortels : monde archaïque (anciennes puissances).

[190] Pensé comme le rassemblement originel qui décide du destin des quatre et les enlace à quatre reprises les uns aux autres, le chiasme n’apparaît sous cette forme croisée, et en ces termes, que dans les textes heideggeriens. Heidegger lui-même, le point est d’importance, ne reconnaît d’analogie   entre le Geviert et la quaternité hölderlinienne, que dans la mesure où celle-ci insiste sur le centre — l’unité cinquième — qui n’est aucun des quatre. Telle est la syntaxe décisive du Quadriparti heideggerien : ce qui proprement décide des quatre partages, le centre, n’apparaît pas dans les quatre branches de la croix ; il est pourtant l’origine du croisement. Dans sa lettre à Jünger  , De la ligne, Heidegger distribuera ainsi l’être en sa topologie, grâce à la biffure en croix (Kreuzweise Durchstreichung) [4]; elle met à nu l’écartèlement des quatre, mais dissimule le point exquis, au sens médical du terme, de cet écartèlement :

Une telle rature, qu’il ne faut pas interpréter, à l’évidence, de façon nihiliste, dévoile topographiquement la topologie de l’être — les « quatre régions du quadriparti » (die vier Gegenden des Gevierts) — et laisse deviner « leur Assemblement dans le Lieu où se croise cette croix » (deren Versammlung im Ort   der Durchkreuzung), origine première ou cinquième, comme on voudra. C’est ce hile, « néant » qui échappe à toute détermination parce qu’il est lui-même la Détermination des quatre, c’est ce point cardinal qui offre la quintessence de la pensée heideggerienne et la conduit à retrouver la quintessence de la pensée platonicienne.

Pourtant, cette quintessence, Platon ne la dit pas — et Heidegger, en écho, se tait. Rien ne nous oblige, pour notre part, à demeurer silencieux, s’il est vrai que le propre de l’interprétation pensante d’un auteur consiste à dévoiler ce qui reste impensé chez lui. Il est hors de doute que Heidegger laisse volontairement dans l’ombre l’unité du Quadriparti, laquelle cependant se tient en tête des quatre, dans le préfixe rassemblant et atone Ge- du Geviert. Mais il est très douteux que Platon se soit contenté, dans la seule occurrence relevée par Heidegger, d’énumérer les quatre sans nouer les liens de leur communauté naturelle. Socrate insiste au contraire, contre Calliclès et les discours épars des sophistes  , sur le « caractère rassemblant » de [191] Ciel et Terre, Dieux et Mortels, en parlant de leur « communauté » (κοινωνία  ). Il la renforce par quatre traits distinctifs, « l’amitié et le bon arrangement, la sagesse et l’esprit de justice », et indique enfin que l’unité de ce monde provient de l’ « Egalité géométrique » (ἡ ἰσότης ἡ γεωμετρική, Gorgias, 508a6). « Toute-puissante parmi les dieux comme parmi les hommes », elle se tient au centre des quatre; « mesure de la Terre », comme l’indique son nom grec, cette égalité serait bien mieux nommée « mesure du Ciel », puisqu’elle possède la maîtrise du cosmos. La parole socratique ne peut ici en dire plus, non parce qu’elle s’adresse à un sophiste, homme sans sagesse en dépit de son nom, mais parce qu’elle demeure tributaire d’une parole coupée, divisée, discontinue, soumise aux déchirements multiples du dia-logos  , et incapable de restaurer, dans la forme même de son expression, le tissu unitaire du monde. La dialectique est incapable de rendre raison du monde, ou, si l’on préfère, la dialectique na pas de dimension cosmique. Quand Heidegger écrit, à la fin de son cours de 1943 « Le mot de Nietzsche   : “Dieu est mort” » (Holzwege) :

« La pensée ne commencera que lorsque nous aurons appris que cette chose tant magnifiée depuis des siècles, la raison, est la contradiction la plus acharnée de la pensée » [5]

il ne se contente pas d’avancer que la raison est contradictoire parce que la dialectique est un tissu de contradictions, ce qui est une évidence, de Zénon d’Elée et Aristote   à Hegel   et Marx  ; il laisse entendre que la dialectique, dans la vacuité même de son mouvement de dépassement (Aristote parlait des discours « dialectiques et vides », De anima  , I, 1, 402b), demeure étrangère au monde déjà donné dans l’unité des quatre. Saisie à travers le délire bachique de tous ses membres, l’unité dialectique se trouve atteinte à l’issue d’un processus   de suppression des moments antérieurs, grâce au sérieux, à la douleur, à la patience et au travail du négatif. Parce qu’elle a partie liée avec la mort, la dialectique met fin à l’Histoire comme elle supprime le Monde. « Meurs et deviens », telle est la devise du mouvement de suppression de l’Etre au profit de l’étant en devenir. Mais il est une autre unité — « un autre commencement » — qui se trouve cette fois à l’origine de la pensée, et sur laquelle le « négatif » n’a plus de prise, précisément parce que cette unité du monde est déjà creusée par le néant, au centre [192] de la croix. Le Mythe dit maintenant : « que le Monde soit! », et fait apparaître l’Etre. Une telle parole cardinale, chez Platon et Heidegger, a partie liée avec la vie.


Ver online : Jean-François Mattéi


[1Heidegger, Schelling, trad. franç., Paris, Gallimard, p. 54.

[2Jean Beaufret, conférence du 8 janvier 1981 au Goethe-Institut de Paris, publiée sous le titre En chemin avec Heidegger, dans le n° 45 des Cahiers de l’Herne consacré à Heidegger, octobre 1983, p. 235.

[3On se reportera au livre de Walter F. Otto, Les dieux de la Grèce, trad. franç., Paris, Payot, 1981, qui, selon l’article de Beaufret déjà mentionné, aurait influencé le Geviert heideggerien. Otto distingue fortement le monde préhomérique de la Terre et du Ciel, lié aux divinités élémentaires, et le monde homérique des Hommes et des Dieux, ou encore la religion archaïque et la religion de l’Olympe. Mais Otto n’articule jamais le monde selon le Quadriparti, et se contente d’énumérer rhapsodiquement « toute la richesse du monde, la terre et le ciel, l’eau et les airs, les arbres, les bêtes, les hommes et les dieux » (p. 36).

[4Heidegger, De la ligne, Questions I, trad. franç., Paris, Gallimard, p. 232.

[5Heidegger, Chemins…, p. 219.