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Aîtres de la langue et demeures de la pensée

Maldiney (Aîtres:171-174) – le verbe être

Être et dire

domingo 4 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Il y a donc un sens faible et un sens fort de « être ». Ils sont en l’homme inséparables.

« Être », ce mot-clef de la métaphysique occidentale y a ouvert bien des portes qui donnent sur un mur. De Platon   à Heidegger, du Sophiste à Sein und Zeit  , les penseurs ont signalé le paradoxe de ce terme d’usage courant qui parmi tous les autres est le plus évident et le moins saisissable. Non seulement son sens est ambigu. Mais l’idée même du sens s’y trouve frappée d’ambiguïté. Et cela dès la langue.

« Le grec, dit E. Benveniste, non seulement possède un verbe « être », mais il a fait de ce verbe des emplois tout à fait singuliers. Il l’a chargé d’une fonction logique, celle de copule (Aristote   lui-même remarquait déjà qu’en cette fonction le verbe ne signifie proprement rien, qu’il opère simplement une synthesis  ), et de ce fait, ce verbe a reçu une extension plus large que n’importe quel autre. En outre, « être » peut devenir grâce à l’article une notion nominale, traitée comme une chose; … il peut servir de prédicat à lui-même, comme dans la locution τὸ τὶ ἦν εῖναι désignant l’essence conceptuelle d’une chose, sans parler de l’étonnante [171] diversité des prédicats particuliers avec lesquels il peut se construire… » [1]

On pourrait à ce propos inverser les vues de Hölderlin   et dire « là où croît ce qui sauve, se trouve aussi le danger ». A s’en tenir à sa fonction de verbe d’existence, le danger est double. D’une part, l’aptitude du verbe « être » à devenir sujet par nominalisation conduit à « traiter l’être comme une chose », à réduire l’être à un étant-là. D’autre part son aptitude à devenir prédicat et à désigner « l’essence conceptuelle d’une chose » conduit à identifier l’être et l’être-quoi. La langue, dit E. Benveniste, « a permis de faire de « l’être » une notion objectivable que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n’importe quel autre concept ». Une notion objectivable réunit en elle l’être-quoi et l’étant-là et supprime leur différence en colmatant la brèche ontologique qui a été ouverte en l’être et, par là, l’a perdu. Toutes ces possibilités analytiques de la langue sont en réalité dissociatives : elles convergent dans la déchéance de l’être.

L’équivoque du mot être lui est congénitale. Verbe d’existence, il désigne tantôt un état (se trouver étant), tantôt un acte plein qui s’intégre soi-même, à la fois intégrant et intégré comme un mot-phrase où nommer, dénommer et dire ne seraient qu’un. Il est remarquable que sa diathèse de verbe seulement actif le condamne paradoxalement à la passivité. Esti désigne… peut-on dire un procès ? dont le sujet est l’auteur et qui a lieu hors de lui. Hors de lui veut dire dans l’ensemble de l’étant. L’être du sujet y prend place et par là lui devient extérieur puisque l’étant dans son ensemble ne dépend pas de lui. Mais être, au sens plein, a une diathèse comparable à celle du moyen, dans lequel le sujet est le lieu du procès. « Être » en ce cas est actif-transitif ou plutôt sui-transitif comme l’ancien allemand Wesen  . « Être » en ce sens, c’est être sa propre possibilité d’être, ce que nous nommons transpossibilité. Il n’est d’avance donné ni comme étant ni comme possible.

Il y a donc un sens faible et un sens fort de « être ». Ils sont en l’homme inséparables. Quand Descartes   dit à propos du Malin Génie dans la Deuxième Méditation : « il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose », son être se soutient de cette pensée active et, si je pense moi-même par moi-même, c’est par moi-même en moi-même que je suis. Mais en même temps, Descartes s’aperçoit qu’il est : il se trouve étant. Comme le montre le texte de l’abrégé des Méditations : « Dans la seconde, l’esprit qui, usant de sa propre liberté, suppose que toutes les choses ne sont point de l’existence desquelles il a le moindre doute, reconnaît qu’il est absolument impossible que cependant il n’existe pas lui-même. » [172]

De même que cet usage de la liberté n’en est pas l’acte de fondation, de même l’esprit reconnaît qu’il existe sur la base de cette proposition impersonnelle « il est absolument impossible qu’… il n’existe pas ».

Ces deux dimensions d’être ont été mises en évidence par Kierkegaard  . Si l’homme est un paradoxe, ce n’est pas parce qu’il est le Heu ou la scène de contradictions objectives (finitude-infinitude, nécessité-possibilité, être par soi-ne pas être par soi). Il est ce paradoxe, parce que être est de soi paradoxal et que l’homme se définit comme quelqu’un qui est. Le paradoxe consiste dans une contradiction qui n’est l’essence de l’homme qu’en tant qu’il l’existe, authentiquement ou non, s’y faisant présent ou absent. Je suis… à être qui j’existe [2].

Le Je suis cartésien s’est élevé une fois à ce statut. Il y a dans la Première Méditation un moment rapide, exceptionnel, où le je suis est sa propre possibilité et où le cogito   s’annonce   devoir tirer sa force du sens fort de l’être. Lorsqu’en dépit de la certitude exprimée d’être ici bien éveillé, Descartes doit renoncer à tout signe certain de distinction entre la veille et le rêve, son étonnement est tel, dit-il, « qu’il me confirme presque dans l’opinion   que je rêve ». Et aussitôt après, dans le texte latin, ce trait « Age ergo somniemus » (« Eh bien allons-y ! rêvons ! ») [3] Ce disant Descartes se décide pour l’illusion   universelle que la suite détaille en variations, et qui culmine dans l’hypothèse volontaire du Malin Génie comme puissance infinie d’illusion. Cette hypothèse ultime est l’équivalent symétrique du premier moment — où il décide de rêver; et le « je suis donc s’il me trompe » réactive un « je rêve donc je suis ». Detlev von Uslar qui met ce moment en évidence, l’explicite ainsi : « Je rêve donc je suis signifie : mon être est l’être au-dessus de l’abîme de l’incertitude de savoir s’il y a quelque chose ou non pas plutôt rien » [4]. Autrement dit, je suis en ce que je fonde mon être en imaginant la possibilité de l’impossibilité de l’étant.

Or cet « argument » ontologique intérieur au cogito est le même dans Parménide  . « On ne peut dire ni penser : il y a qu’il n’y a pas » (ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι) [5]. « Car tu ne trouveras pas la pensée qu’il n’y a pas sans le il y a en lequel elle se trouve être dite » [6]. Penser n’est penser — qu’à être, et penser n’est — qu’à penser. « Le même est à penser et à être » [7]. [173]

Du poème de Parménide au Péri Hermeneias d’Aristote, le sens du esti grec s’exténue. Dans la phrase à copule, la forme du verbe être précède de si loin sa signification que le mot s’achève au plus bas degré du sens. La primauté de la fonction logique de liaison y est la marque d’une logicisation de l’être. Cependant sous sa fonction de synthesis   la copule, passée à l’avant-plan, conserve une fonction positionnelle. L’énoncé dont elle est le foyer pose ce qu’il dit, l’énonce selon son être dans la forme de l’objectité. Logicisation et objectivation sont liées. Mais comment s’articulent-elles ? Il faut, pour le savoir, comprendre quelle tâche s’impose à l’énoncé, en raison de la constitution même de la langue.


[1E. Benveniste, op. cit., p. 71.

[2Aussi la possibilité est-elle, comme dit Kierkegaard, « la plus lourde des catégories ». Tel est le sens de l’apologue de la porte dans Kafka : cette porte gardée devant laquelle tu as attendu toute ta vie la permission d’entrer, elle n’était faite que pour toi. Maintenant on ferme !

[3Descartes, Œuvres, Ed. Adam-Tannery, vol. VII, Paris, 1904, p. 19.

[4Detlev von Uslar, Der Traum als Welt, Pfullingen, 1964, p. 23.

[5Parménide, fr. 8, vers 8 et 9 (D.-K., I, 236).

[6Cf. ibid., vers 34-36.

[7Ibid., fr. 3 (D.-K., I, 231).