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ONTOLOGIE ET TEMPORALITÉ

Greisch: « Savoir voir » : les «yeux de Husserl » ou l’entrée en phénoménologie

Introduction historique

segunda-feira 29 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

Excertos das páginas 23-28, da edição PUF de 1994.

Deux auteurs dominent la nouvelle conception de la philosophie   que Heidegger élabore pendant son temps de Privatdozent à Freiburg : Edmund Husserl   et Wilhelm Dilthey  . Nous examinerons ultérieurement de façon plus détaillée le rapport entre Heidegger et Husserl et les divergences croissantes entre ces deux génies antithétiques, précisément concernant leur conception différente de la phénoménologie. Cette divergence correspond au deuxième grand parricide. Pour l’instant nous retiendrons un seul motif : au moment même où Heidegger ferme les yeux à son ancien patron de thèse Rickert, il décrit, dans un texte étonnant, Husserl comme celui qui lui a implanté les yeux pour voir. Cela vaut la peine de lire dans son intégralité la préface du cours du semestre d’été 1923 (le dernier cours de Freiburg) où figure cette déclaration (voir p. 24).

Ce texte n’est pas seulement révélateur du rôle que Heidegger fait jouer à Husserl, il implique une idée déterminée de la phénoménologie : avant toute autre chose, la phénoménologie est une affaire de regard : « Les choses ne sont là que là où il y a des yeux » pour les voir. Le savoir phénoménologique des phénomènes, mais qui se confondent avec les choses mêmes, est, comme Heidegger le rappellera encore beaucoup plus tard, essentiellement un « savoir-voir » [1]. « Retour aux choses mêmes » : voilà le mot d’ordre essentiel. Si l’idée même de la philosophie exige d’en faire l’archi-science, la phénoménologie seule est capable de rendre cette idée effective : telle est la thèse liminaire sur laquelle s’ouvrent les Grundprobleme der Phänomenologie   de 1919-1920 (GA 58  , 1-29). (1994, p. 23)

Mais dès ce premier exposé programmatique de l’idée qu’il se fait de la phénoménologie comme archi-science, on est frappé de constater que pour Heidegger « voir » est synonyme d’interpréter ou de comprendre. Savoir voir et savoir interpréter, c’est la même chose. Dès les premiers cours, à partir de 1919, le qualificatif « herméneutique » vient se greffer sur le terme « phénoménologie » et cet usage terminologique sera maintenu dans Sein und Zeit  . Il importe donc de se demander ce que Heidegger entendait par cette expression. C’est ici que les cours de 1919-1923 apportent des précisions importantes.

La rupture avec le néo  -kantisme impliquait une décision très précise. Au lieu de tourner le dos à la théorie (sous les espèces de l’épistémologie ou de la logique) et de se convertir à la simple pratique, il faut avoir le courage de se poser la question suivante : ce que nous nommons « théorie » est-il capable de nous faire voir les phénomènes tels qu’ils se donnent effectivement ? (« Qu’est-ce que le théorique et sa performance possible ? », GA56-57  , 88). Cette question, Heidegger a le sentiment d’être seul à se la poser, puisque le seul penseur que ce problème ait inquiété, Emil Lask, est mort au front. « L’obsession profondément enracinée du théorique » est un des principaux obstacles qui nous empêchent de voir les phénomènes, tels qu’ils se donnent. Ayons donc le courage de notre naïveté et commençons par reconnaître que ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que nous adoptons une « attitude théorique » (GA56-57, 88). Dans les phénomènes, il y a plus que ce que la simple raison théorique y discerne. C’est pourquoi, alors même qu’elle invoque le « sens du réel », la théorie ampute la réalité d’un certain nombre de ses significations. L’abstraction, qui lui est nécessaire, consiste dans une désignification qui est aussi une dévitalisation : « ce qui est signifiant (das Bedeutungshafte) est désignifié (entdeutet) à l’exception de ce reste : être réel. Le vécu du monde environnant est dévécu (entlebt) jusqu’à ce reste : reconnaître un réel en tant que tel » (GA56-57, 89). De même le moi historique concret est-il « dés-historialisé ».

La véritable question devient alors celle de la méthode et du regard qui permettent de voir les phénomènes tels qu’ils se donnent. Ce sera certainement une méthode descriptive et non explicative. Pourtant Heidegger rejette la méthode de la « réflexion descriptive » prônée par le néo-kantien Paul Natorp   (GA56-57, 99-109). Natorp procède encore par reconstruction de l’acte qui a rendu possible tel ou tel type d’objectivation. A ce titre, il scelle plutôt le triomphe de la logique, ce qui est une méconnaissance de l’intention   véritable de la phénoménologie (GA56-57, 109) qui doit opposer au « logisticisme » (GA56-57, 110) « la sympathie avec la vie ».

Heidegger ne se cache pas cependant que la difficulté peut rebondir sur le terrain même de la phénoménologie : le voir phénoménologique n’est-il pas une thématisation, donc une objectivation, donc en fin de compte une activité théorique ? (GA56-57, 111). Toute la dernière partie du cours tourne autour de cette difficulté centrale (GA56-57, 112-117). Pour résoudre cette question (qui, de nos jours, est aussi celle de Lévinas) Heidegger suggère de distinguer deux types fondamentalement différents de théorisation (GA56-57, 114). Le premier type, la théorisation prise au sens habituel, occupe une place déterminée dans le processus   d’éloignement de la vie. Le second, purement « formel », ne se comprend pas en fonction d’un tel processus. C’est pourquoi il fait accéder au « prémondain essentiel » (das wesenhaft Vorweltliche, GA56-57, 115) des significations qui ne se sont pas encore ancrées dans une vie déterminée. De telles significations expriment l’événementialité propre de la vie elle-même sans la trahir. Pour les comprendre nous avons besoin d’une intuition herméneutique (GA56-57, 117). On remarquera que cette expression opère la greffe, à première vue tout à fait étrange, entre deux notions hétérogènes : la notion phénoménologique d’intuition, et la notion « herméneutique » d’interprétation. Il ne s’agit pas de contester le rôle que l’intuition joue dans la phénoménologie, mais d’admettre que « le niveau premier de la recherche phénoménologique est au contraire le comprendre » (GA58, 237-238). C’est cette phrase qui contient à notre avis l’essentiel de la mutation herméneutique de la phénoménologie. Elle postule en effet qu’il n’y a pas d’évidence eidétique qui ne soit en même temps une évidence herméneutique. Il faut donc tenir en même temps l’affirmation que « tout comprendre s’accomplit dans l’intuition » (GA58, 240) et que « en partant du comprendre, le concept d’essence reçoit un sens nouveau » (GA58, 241).

Nonobstant l’importance décisive de ce déplacement, il reste que la phénoménologie herméneutique, tout comme la phénoménologie husserlienne, n’admet qu’un seul critère « critique », à savoir l’évidence des choses vues : « pas de réfutation, pas de contre-argumentation ; mais l’évidence qui comprend et la compréhension évidente des vécus, de la vie en et pour soi dans l’eidos   » (GA56-57, 126). Comme toute critique authentique, la critique phénoménologique ne peut être que positive   (GA56-57, 127) c’est-à-dire consister dans l’exhibition de la véritable sphère des problèmes (GA56-57, 128).

Si l’on prend acte du fait que cette conception herméneutique de la phénoménologie se fait jour, comme si elle allait de soi, dès les premiers enseignements de Heidegger, il devient difficile de parler encore d’un « tournant herméneutique de la phénoménologie » chez Heidegger. En effet, la notion de tournant suppose qu’il y aurait eu d’abord une phase non herméneutique de la phénoménologie ; or cette phase est introuvable, du moins dans la période qui nous intéresse ici. D’entrée de jeu, nous nous mouvons dans une conception herméneutique de la phénoménologie.

La vraie tâche devient alors de caractériser celle-ci, dans sa différence par rapport à l’idée husserlienne. Outre le déplacement déjà indiqué de l’intuition vers la compréhension, nous pouvons ajouter les motifs suivants :

1 / Aux yeux de Heidegger la volonté de comprendre les motifs et les connexions historiques fait partie de « l’essence de toute phénoménologie herméneutique » (GA56-57, 131). La phénoménologie n’est pas au-dessus de l’histoire, elle doit retourner à l’histoire afin de s’approprier véritablement les phénomènes. Cela veut dire qu’Aristote  , Platon  , Kant  , etc., ont parfois eu des yeux pour voir des phénomènes que nous aurions beaucoup de mal à discerner sans leur aide.

2 / Le propre d’une phénoménologie herméneutique est de reconnaître que « voir » au sens de « comprendre » la donation même des phénomènes est un art difficile. Ce n’est qu’en disant d’abord ce que le phénomène n’est pas que nous aurons quelque chance de discerner les modalités spécifiques de sa donation. Sur ce point, et seulement sur ce point, la phénoménologie herméneutique doit se comparer à la dialectique hégélienne et au concept hégélien de phénomène. C’est là le sens de l’expression « diaherméneutique » que Heidegger utilise parfois pendant cette période (cf. GA58, 262-263). Mais ce rapprochement nécessaire interdit toute confusion : s’il est vrai que la phénoménologie herméneutique, tout comme la dialectique hégélienne, doit parier sur une « productivité du Non » (Produktivität des Nicht  ) , si tout comme celle-ci, elle doit savoir dire non (GA58, 148) on ne saurait oublier que « la dialectique est aveugle à la donation » (GA58, 225).

3 / Le discernement des significations qu’opère le « comprendre interprétatif » (interprétatives Verstehen  , GA58, 189) ne peut plus dans ce cas se laisser guider par la simple objectivité des significations accessibles à la raison théorique. Ce que nous nommons « signification d’un phénomène » est une structure intentionnelle complexe qui comporte au moins trois dimensions que Heidegger désigne comme Gehaltsinn (teneur de sens), Bezugssinn (sens référentiel) et Vollzugssinn (sens de l’effectuation) (GA58, 261). Leur articulation détermine le concept, lui aussi phénoménologique et herméneutique à la fois, de la « situation   » :

Vollzugsinn

Nous verrons plus loin que ce schéma s’applique également à l’idée heideggérienne de la philosophie évoquée plus haut. En quoi concerne-t-il la caractérisation « herméneutique » de la phénoménologie ? La réponse est à chercher au niveau du Vollzugssinn. Un « phénomène » n’est pas vraiment compris s’il n’est pas envisagé dans l’optique de son effectuation. Encore faut-il définir l’intentionnalité propre à ce mode de comportement (GA61  , 52-61), sous peine d’en donner une description purement comportementaliste ou fonctionnaliste qui ne comprend rien aux significations impliquées.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le Vollzugssinn n’est pas synonyme d’un simple primat du pratique sur le théorique. Au contraire, il s’agit de reconnaître que « le théorique lui-même en tant que tel renvoie à du préthéorique » (GA56-57, 59). C’est dans cette sphère originaire que la philosophie en tant qu’archi-science peut s’établir (GA56-57, 60). Mais pour cela, il faut donner une description de cette sphère, afin de voir comment s’y constituent les significations des choses et selon quel mode de donation. C’est cela la tâche propre de la phénoménologie : examiner les modalités de la donation des choses. D’emblée, cette question du mode de donation se formule en termes de es gibt  . « Y a-t-il seulement une seule chose, s’il n’y a que des choses ? Dans ce cas il n’y a pas de choses du tout ; il n’y a même pas rien, parce que, dans l’hypothèse d’une domination universelle de la sphère des choses, il n’y a pas non plus de « il y a ». Y a-t-il 1’ « il y a » ? » (GA56-57, 62).

Cette question qui, à première vue, n’est qu’un mauvais jeu de mot professoral, définit en réalité le seuil qui fait accéder à la détermination de la phénoménologie comme « archi-science préthéorique », détermination à laquelle Heidegger consacre toute la suite du cours (GA56-57, 63-117). Le franchissement de ce seuil a l’allure d’une véritable conversion philosophique, rendue encore plus solennelle par la déclaration : « Nous nous trouvons au carrefour méthodique qui décide de la vie ou de la mort de la philosophie en tant que telle, devant un abîme : ou bien il conduit au néant, c’est-à-dire au règne absolu des faits, ou bien on parvient à sauter dans un autre monde, ou plus exactement : dans le monde comme tel » (GA56-57, 63). Hic Rhodos, hic salta, donc : le choix décisif est celui pour la phénoménologie contre le néo-kantisme. (1994, p. 23-28)


Ver online : Edmund Husserl


[1«La phénoménologie est une science plus scientifique que la science de la nature, surtout si on prend science au sens du savoir originel, au sens du mot sanscrit "mf =voir » (Zollikoner Seminare, éd. Medard Boss, Frankfurt, Klostermann, 1987, p. 265, ouvrage cité par la suite sous le sigle Zoll. Sem.).