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La conscience

Depraz (2001:9-11) – Bewusstsein (conscience théorique) et Gewissen (conscience morale)

3.2. Problématique morale

segunda-feira 5 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Dans la pensée phénoménologique, la dimension morale, inhérente au Gewissen   de Luther   à Hegel  , disparaît pour faire place à sa caractérisation ontologique : Gewissen désigne chez Heidegger dans Sein und Zeit   (1985, § 54 sq.) la « voix de la conscience », caractéristique originaire du Dasein   qui s’appelle (anruft) silencieusement lui-même de plus loin que lui-même.

Or, c’est précisément dans la distinction conceptuelle forgée par Kant   entre Bewusstsein   (conscience théorique) et Gewissen (conscience morale) que s’origine dans la langue allemande la partition des deux premiers champs notionnels de la conscience. Kant reprend ainsi à Wolff la mise au jour du Selbstbewusstsein, à Luther   l’invention du Gewissen, et leur confère un statut articulé, tout à la fois critique et transcendantal. On peut à présent suivre la piste du Gewissen (conscience ou certitude morales), en en explorant la continuité allemande, de Luther à Kant et à Hegel   puis à Heidegger, et en en repérant parallèlement les répondants français, principalement chez Pascal  , Rousseau, Maine de Biran   et, très récemment, chez Derrida  .

Luther serait-il l’inventeur de la conscience morale ? Pour certains, le Réformateur, premier théoricien du Gewissen en allemand, serait aussi le théoricien de la conscience moderne. Celle-ci se caractérise principalement comme le lieu des affects les plus violents, en lesquels l’homme est devant Dieu anéanti ou élevé. En rien la conscience n’est autonome, puisqu’elle est en proie, en toute passivité, aux affects. Aussi ne puise-t-elle pas en elle-même sa liberté, mais dans l’intériorisation d’une soumission à la grâce divine. D’où son hétéronomie consentie. Luther rompt ainsi avec l’intellectualisme médiéval en associant la conscience à la foi et à la certitude du cour.

En représentant du jansénisme, proche parent du luthéranisme, Pascal liera à son tour conscience, foi et coeur. Si, selon la formule bien connue, « le cour a ses raisons que la raison ne connaît pas », la foi se loge au plus intime de nous-mêmes : elle est l’affaire de notre for intérieur, et ne procède évidemment d’aucune preuve rationnelle. C’est ce dont témoigneront également, chacun à sa manière, Rousseau et Kant, l’un en mettant l’accent, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, sur le sentiment du divin (« conscience, instinct divin ! »), l’autre en insistant sur l’épreuve de l’existence de Dieu qui n’en est aucunement la preuve démonstrative.

Dans la Critique de la raison pratique, Kant définit la conscience morale comme un impératif catégorique symétrique de la forme pure de l’aperception théorique. Toutes deux sont des formes pures de la pensée, définies par le Bewusstsein, nom du sujet transcendantal. Le Gewissen est ainsi la « conscience (Bewusstsein) d’une libre soumission de la volonté à la loi », ou, dans la Métaphysique des mours, « la conscience (Bewusstsein) d’un tribunal intérieur en l’homme ». Et, comme dans le contexte gnoséologique, le sentiment moral   pur peut s’affecter lui-même de l’intérieur, ce qui donne lieu au Gewissen de type psychologique, traduit par « conviction », et qui correspond à une certitude morale subjective de type pragmatique.

L’héritage de la doctrine luthérienne du Gewissen se retrouve donc à deux titres chez les philosophes allemands de l’époque idéaliste :

1) l’intériorisation de la liberté donne lieu au motif kantien laïcisé de l’autonomie  , entendue comme conscience assumée de la nécessité ;

2) l’association entre gewiss (certain, certitude) et Gewissen (conscience), immédiate chez le Réformateur, se trouve portée au concept par Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit (VI, C, c), avec la Gewissheit  . Celle-ci se décline en toute une série de figures, depuis la certitude sensible jusqu’à la certitude de soi de l’esprit. Elle constitue la genèse du Bewusstsein, qui ne surgit en tant que concept qu’avec la première négation de la Gewissheit comme perception ; mais celle-ci va au-delà de ce dernier, portant la conscience au-delà d’elle-même, dans le savoir de soi de l’Esprit. Dans ce cadre, le Gewissen est une figure locale mais privilégiée, celle où le Bewusstsein « se sait » lui-même comme pur sujet moral, n’ayant pour objet que lui-même.

Dans la pensée phénoménologique, la dimension morale, inhérente au Gewissen de Luther à Hegel, disparaît pour faire place à sa caractérisation ontologique : Gewissen désigne chez Heidegger dans Sein und Zeit   (1985, § 54 sq.) la « voix de la conscience », caractéristique originaire du Dasein   qui s’appelle (anruft) silencieusement lui-même de plus loin que lui-même. Un tel appel n’a plus aucunement partie liée au Bewusstsein ni à la Gewissheit, lesquels correspondent selon Heidegger au moment métaphysique de la subjectivité ouvert par Descartes   et accompli par Hegel. Dans La voix et le phénomène (1967), Derrida suivra une telle piste de déconstruction du sujet constitué par une certitude apodictique lorsqu’il énonce qu’« aucune conscience n’est possible sans la voix » (p. 89). Il ressource la conscience à ses vibrations sensorielles, ici auditives. D’ailleurs, en précurseur de la phénoménologie, plus proche de Merleau-Ponty   que de Heidegger, Maine de Biran, sur le versant français, faisait dès le XIXe siècle de la conscience de soi le «fait primitif du sens intime », lequel n’est rien d’autre que l’aperception vécue de mon propre corps. Se dessine, très tôt, l’irréductibilité non-duelle du corps et de l’âme que la phénoménologie se donnera pour tâche de penser dans les termes de la conscience intentionnelle ou de la conscience corporelle. (excertos de Natalie Depraz  , La conscience)


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