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Dialogue avec Heidegger III. Approche de Heidegger.

Beaufret (1974:28-32) – Méthode (Methode)

Philosophie et science

domingo 18 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Le mot méthode, on le lit bien souvent dans Platon  , et, après lui dans Aristote  . Avant Platon, non. Est-il donc l’inventeur de la chose ? Peut-être. Avant lui, on ne lisait, dans le poème de Parménide  , que ὁδός   — pas encore μέθοδος. Mais ce que le mot dit à Platon n’est pas du tout ce que le même mot, traduit du grec, dit à Descartes  .

Méthode. Voilà un mot sur lequel il est permis de rêver, c’est-à-dire de méditer. La méthode n’a évidemment rien de nouveau. Le mot méthode, on le lit bien souvent dans Platon  , et, après lui dans Aristote  . Avant Platon, non. Est-il donc l’inventeur de la chose ? Peut-être. Avant lui, on ne lisait, dans le poème de Parménide  , que ὁδός   — pas encore μέθοδος. Mais ce que le mot dit à Platon n’est pas du tout ce que le même mot, traduit du grec, dit à Descartes  . Les mêmes mots ne veulent pas toujours dire les mêmes choses. Dans la méthode, il y a poursuite. C’est donc une manière de s’y prendre. Mais comment Platon s’y prend-il — du moins pour les choses importantes qui ne se laissent pas thématiser comme celles que l’on peut apprendre ? Il nous le dit dans Phèdre [274 a] : μεγάλων ἕν  εκα περιιτέον. [29] Quand la chose est d’importance, il faut tourner autour. Sinon, tout s’effondre. Celui qui fonce ne rencontre plus rien. D’où les longueurs et les circuits que ses auditeurs reprochent à Platon. Ce n’est pas lui qui chercherait à court-circuiter ce qui est à penser. Les circuits de Platon sont cependant des cercles de plus en plus petits, donc qui serrent la chose de plus en plus près, au sens où, dit-il, les chasseurs, il leur faut « cerner le buisson en faisant cercle autour » — θάμνον κύκλῳ περιίστασθαι [Rép., 432 b] — pour que le gibier ne leur échappe pas sans qu’ils s’en aperçoivent. Pour cela, il est mieux d’être à plusieurs et en dialogue. Le chasseur solitaire risque d’être feinté par le gibier fuyant. C’est donc le dialogue et sa συνουσία, la manière dont on y est ensemble, qui décrit les cercles qu’il faut περὶ τὸ πρᾶγμα   αὐτό   — autour de l’affaire telle qu’elle est en question. Dire de quelqu’un qu’il ne cesse de tourner autour, c’est dire qu’il platonise. C’est ainsi que Cézanne a tourné toute sa vie autour de la peinture de Cézanne. Avec Descartes, ce n’est plus du tout la même chose. La méthode ne tourne plus autour de la chose en resserrant ses cercles : elle avance par ordre depuis les objets les plus simples et les plus aisés à connaître jusqu’à la connaissance des plus composés ; supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Ainsi, dit Descartes, l’équation du second degré n’est que le produit de deux équations du premier degré, et ainsi « jusques à l’infini », de sorte « qu’il m’ennuie déjà d’en tant écrire ». Dès lors, « la méthode dont je me sers », comme il dit aussi, est bien différente de la méthode de Platon. En elle, le mouvement qui va de l’avant remplace la station pensive de l’entendement et son approche méditative. Mais, en 1637, il n’y a plus de temps à perdre, si la tâche de la philosophie   est de rendre l’homme « maître et possesseur de la nature ».

Ainsi va Descartes — auf   sein   Ziel verschossen, dira Husserl   dans la Krisis —, « tout entier à son propre but ». Il va même, ajoute-t-il, si vite que, brûlant les étapes, il bâcle à peu de frais une métaphysique consternante. Mais il était pourtant sur la bonne voie. L’essentiel, continue Husserl, est de le désengoncer de ce « psychologisme transcendantal » qui est le contresens de sa pensée. Kant   a déjà bien œuvré en ce sens. Mais il est lui-même resté engoncé dans un psychologisme de son cru [1] qui ne vaut finalement guère mieux que celui de Descartes. Passant aussi bravement sous silence Hegel   et Nietzsche   que le fait, exactement la même année, Bergson  , Husserl, en 1907, se [30] donne pour tâche d’écrire la vraie critique de la raison, c’est-à-dire de reprendre tout le travail de Kant. Cela s’appelle : Cinq leçons sur la phénoménologie. Ce sont ces cinq leçons qui constituent la transition des Logische   Untersuchungen de 1900 aux Ideen de 1913, et préparent de loin la Logique de 1927, sur laquelle les agrégatifs d’aujourd’hui parfois se font les dents comme ils peuvent, à moins qu’ils ne les y laissent.

Mais quel est le but de Husserl ? Fonder la science, bien sûr, comme Descartes ou comme Kant. Car la science nous interpelle. Kant aussi, elle l’interpellait, bien qu’il ne participât déjà que marginalement à ses progrès. Descartes, au contraire, c’est d’une manière beaucoup plus directe qu’il est interpellé. Il se demande : qu’est-ce que la science ? — comme Cézanne : qu’est-ce que la peinture ? Descartes médite son propre métier, dans lequel il pense qu’il excelle. Il exagérait, dira Leibniz   : dans le métier, Fermat et Pascal   étaient plus forts que lui. C’est seulement comme fondateur que Descartes les surpasse. En quoi ? En ce que c’est lui qui dégage l’inconcussum dont le développement est la solidité de la science. Cet inconcussum, c’est l’ego cogito  . Science, en effet, il n’y a que de tout ce qui peut tomber sub cogitationem. Or, une telle solidité est intrinsèque. L’ego   cogito n’est donc pas, comme le croyait pourtant Descartes, une chose plus solide que les autres. Il y a, à vrai dire, en lui une double solidité : celle d’une chose que la méthode amène au premier rang comme plus immédiatement solide que les autres : la res cogitans  , et une autre qui est la solidité de la méthode elle-même. Car si l’ego cogito n’était qu’une chose qui serait méthodiquement première, comment pourrait-il fonder la méthode ? Tel est le fond inaperçu de l’accusation portée contre Descartes, de cercle, ce cercle n’étant devenu visible à ses contemporains que dans le rapport du cogito comme chose, à Dieu comme chose plus essentielle que la res cogitans elle-même. En réalité, le « cercle cartésien » est bien plus encerclant qu’un tel rapport, et c’est bien en deçà de lui que Kant désencercle Descartes, et que Husserl améliore le désencerclement kantien. L’amélioration est à la mesure de la différence qui sépare la construction (kantienne) de la constitution (husserlienne).

La faiblesse de Descartes, selon Kant et Husserl, est que la première condition éclipse la deuxième, autrement dit que la solidité de la chose éclipse encore pour lui la solidité de la méthode. Ce qu’a de solide la méthode repose bien sur l’ego cogito, mais tout autrement que sur une chose plus chosiquement solide que les autres. La méthode, en effet, c’est bien l’ego cogito, mais dans son occupation propre, qui est de ne « s’adresser la parole qu’à lui-même ». Hegel dira : dans ce « colloque avec lui-même » au sein duquel, « ayant l’air de [31] s’occuper d’autre chose, il ne s’occupe cependant que de lui-même ». C’est, en effet, se solum alloquendo, ne s’adressant qu’à lui-même, qu’il rencontre, plus originellement que quoi que ce soit d’autre, l’injonction de conduire par ordre ses pensées. La méthode, c’est la pensée elle-même in se conversa, retournée de ses objets jusqu’à elle-même, au point que c’est seulement dans ce retournement jusqu’à elle-même qu’ils lui apparaissent ob-jectivement, et non plus fantastiquement, au sens où l’idée « fantastique » du soleil, c’est-à-dire telle qu’elle est seulement « peinte en la fantaisie », peut apparaître. Comment passe-t-on de la fantaisie au savoir ? Non pas tourné vers la chose et en la regardant mieux, mais bien : se retournant vers soi-même pour, de là, pouvoir dire en retour à la chose : tu n’es pas autre chose que — nihil   aliud quam. Ainsi le célèbre morceau de cire est : nihil aliud quam extensum quid  , flexibile, mutabile. Spinoza  , développant la pensée de Descartes, dira très bien de la méthode qu’elle est essentiellement cognitio reflexiva : connaissance retournée, ré-fléchie sur elle-même. La ré-flexion n’est pas ici un accident de la pensée, mais le rapport qui la porte à l’objet. C’est ré-flexivement que nous pensons le soleil ex rationibus Astronomiae. Moins ex Astronomia que ex mente ad seipsam conversa. Pourquoi, demandait-on à Galilée, posez-vous que, tout obstacle étant écarté, le corps en mouvement sur un plan continue son mouvement ? Réponse : mente concipio. Je le conçois tel, dira Descartes, cogitando, c’est-à-dire me solum alloquendo, bien que l’on ne puisse jamais rien voir de tel. Je le conçois comme je conçois égale à deux droits la somme des angles du triangle qui n’est jamais égale à deux droits dans les triangles qu’on peut voir. Il y a ainsi, dans la réflexivité de l’ego cogito, une force impulsive et propulsive qui, arc-boutée sur elle-même, fonde une marche en avant qui ne doit plus rien à rien d’extérieur. C’est cela la méthode, non plus au sens platonicien où la ψυχή  , dans l’orbe de la chose, en tente l’approche, mais au sens moderne où le premier pas est déjà initium pergendi, initiative de continuation, de telle sorte qu’en fin de compte « il n’est plus rien, dit Hegel dans son Discours de Berlin, qui puisse se soustraire à la puissance de l’Esprit ».

L’avènement de la science moderne est ce retournement sur soi de l’idée de méthode. C’est pourquoi Hegel définira la méthode non pas comme un « simple moyen d’acquérir une connaissance » [2], mais comme « l’âme immanente du contenu lui-même ». Il n’est, dit-il, « nul objet doué d’une nature qui ne soit celle de la méthode, nul objet qui n’en soit transi ». Et [32] Nietzsche notera vers 1888 : « Ce qui distingue le XIXe siècle, ce n’est pas le triomphe des sciences, mais le triomphe sur les sciences de la méthode scientifique. » [3] Nietzsche fait ici écho à Pascal : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » [4] La différence est que, pour Pascal, cette recherche de la recherche était le fond du « divertissement », et c’est un fait que Pascal géomètre avait plus de goût pour les problèmes que pour les méthodes. C’est précisément en quoi il étonnera Leibniz pour qui, au contraire, la méthode qui, dit-il, demeure chez Pascal « bornée » [5], est plus essentielle que le problème. Ce que je désire le plus, écrit-il au grand-duc de Hanovre (1679), « c’est… de donner plutôt des méthodes que des solutions de problèmes, puisqu’une seule méthode comprend une infinité de solutions » [6].

Le primat de la méthode sur la science, reconnu par Nietzsche comme un signe des temps nous le vivons si naïvement qu’il nous paraît aller de soi. Tout au plus voyons-nous en lui le résultat d’un long progrès. Le mot progrès signifie : réussite de plus en plus haute sur la base d’une lancée antérieure. Cette lancée suppose elle-même un coup d’envoi. Tel fut, dit Husserl, le coup d’envoi grec. « L’Europe spirituelle a un pays de naissance… c’est chez les Grecs, que la theoretische Einstellung   a son origine historique — à savoir le θαυμάζειν  , auquel les Grands de la première culmination historique de la philosophie grecque, Platon et Aristote, ramenaient l’origine de la philosophie. » [7] Ainsi parlait Husserl en mai 1935 dans les conférences qu’à cette date il faisait à Vienne. Le revers de la médaille, ajoute-t-il, est tout simplement que, sur la lancée grecque, nous avons tellement, « nous autres, les sujets », autrement dit les « fonctionnaires de l’humanité », recouvert le monde d’un « revêtement de concepts », que nous en avons perdu le sens du « monde de la vie ». D’où, dit-il, retrouvant comme d’instinct le mot même de Freud   qu’il ne connaît pourtant pas, un certain « malaise » [8] dans la culture. Mais ce n’est qu’un incident de parcours. Pour surmonter ce malaise, il faut apprendre à nous déshelléniser, sans cependant aller trop loin, car alors ce serait redevenir sauvages. Ensauvageons-nous donc, mais, comme disait Descartes à Chanut, « avec mesure et discrétion » — car il faut veiller à ne pas payer trop cher le bien que l’on ne peut se procurer sans un minimum de risques.


Ver online : Jean Beaufret


[1Husserl, L. U., t. I, p. 93, n. 2.

[2Science de la logique (éd. Aubier), II, 551.

[3Der Wille zur Macht, § 466.

[4Pensées (éd. Brunschvicg), § 135.

[5Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz, p. 98.

[6Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, t. VII, p. 25.

[7Die Krisis…, p. 331.

[8Id., p. 55.