Les analyses du chapitre précédent nous amènent directement aux résultats suivants.
1. La solution du problème de la transcendance et de l’immanence de l’objet de la connaissance dépend de ce que nous allons entendre sous le mot de conscience. L’objet, comme nous l’avons vu, est, dans un sens, immanent, et, dans l’autre, transcendant. Par conséquent, deux conceptions très différentes de la conscience sont possibles, et elles doivent être soigneusement distinguées, car leur confusion est la source de bien des contradictions et de difficultés insolubles dans la théorie de la connaissance. Par « conscience », nous pouvons, en premier lieu, entendre l’ensemble d’éléments donnés, la totalité proprement dite de l’actuellement vécu, dégagée de son rapport avec le « présent » et le transcendant, et considérée comme la réalité autonome et enfermée en soi du flux des impressions. Dans ce sens, tout le reste, le passé et l’avenir aussi bien que l’éloigné dans l’espace, bref, tout ce qui est « absent » au moment donné, et n’entre pas dans le flux des impressions et du saisi en général, se trouve « en dehors de la conscience » ; et en tant que nous pensons ce reste, nous l’opposons, en sa qualité d’ « absent », à ce qui est donné et remplit actuellement notre conscience; ces éléments « absents » peuvent sans doute, à certaines conditions, « entrer dans la conscience », c’est-à-dire être saisis et actuellement vécus; mais tant qu’ils sont absents de la conscience, ils n’y sont proprement pas, ils sont en dehors de ses limites. La conscience est donc, dans ce sens, le flux actuel du vécu proprement dit.
En second lieu, par « conscience », je peux entendre non seulement ce vécu, cet actuel, mais encore les objets auxquels il se rapporte et qu’elle situe en dehors de lui. Comme nous l’avons vu, tout ce qui est « donné » l’est sur le fond du non-donné, de ce qui est seulement « présent » ; le contenu du « donné » est naturellement lié à sa continuation, le fond non-donné illimité; le contenu qui emplit actuellement la conscience à chaque moment donné est intimement lié à ce qui se trouve au-delà de lui, et est donc d’un coup immédiatement appréhendé, non pas tel quel, non pas comme un contenu immanent, mais comme un signe qui vise quelque chose d’« autre », d’absent. En même temps que nous saisissons le « donné », nous possédons le non-donné, et leur liaison est si étroite qu’il faut un long travail d’analyse pour les séparer. Cette seconde conception de la conscience nous vient donc à l’esprit aussi spontanément que la première, et cette seconde conception admet dans la structure de la conscience, non seulement ce qui est actuellement donné, mais encore tous les contenus virtuellement accessibles à la conscience. Ma pensée plane librement au-dessus de l’univers, plonge dans le passé lointain, tâche de prévoir l’avenir; il n’y a rien au monde qui lui soit absolument inaccessible. Est-ce que le monde entier n’est pas, par ce fait, son domaine? Tout ce qui peut être pensé n’entre-t-il pas dans la structure de la conscience? Dans un sens, il est évident que ce qui a précédé ma naissance est en dehors de ma conscience qui, en tant que courant d’impressions du vécu, de l’actuel, n’existe que depuis ma naissance; mais, dans un autre sens, de façon idéale, j’ai ce passé « présent » devant moi, je peux le connaître, et, par conséquent, ma conscience l’englobe. Dans ce second sens, la conscience embrasse tout l’être sans exception, et ses limites ne peuvent être tracées, car au-delà du concevable, on ne peut évidemment admettre, c’est-à-dire concevoir, quoi que ce soit. Imaginer l’être qui se trouverait « en dehors » de la conscience dans ce dernier sens est donc impossible, non pas par le fait que nous ne pouvons rien connaître au-delà (dans ce cas, on pourrait encore penser un être inconnu en dehors de ces limites), mais parce que le mot « en dehors » est dénué de tout sens appliqué à cette conscience-là.
Par conséquent, sous l’être « en dehors de la conscience », ou « indépendant de nous », nous ne pouvons entendre que l’être qui, tout en entrant dans la structure de la conscience au second sens, est en dehors des limites de la conscience prise dans le premier sens, une réalité qui nous est « présente », mais ne coïncide pas avec le flux actuel du vécu et n’est pas embrassée par lui. La « grande » et la « petite » conscience ¦— comme nous pourrions les nommer — sont, pour ainsi dire, deux cercles, l’un contenant l’autre. De cette façon, d’une part, nous sommes loin d’être renfermés dans les bornes du « petit cercle », du courant de l’actuellement saisi ; au contraire, nous entrevoyons toujours à travers ce « cercle » ce qui se trouve au-delà, la réalité indépendante de notre « petite » conscience; et cette réalité, nous sommes plus ou moins capables de la connaître. Là est la vérité du réalisme (ou de l’objectivisme transcendant). Mais, d’autre part, cette « réalité », tout en étant indépendante de la succession des « perceptions » actuelles, est en même temps englobée par le « grand cercle » et entre dans la structure de notre « grande » conscience; non seulement la possibilité de connaître, mais encore celle de penser quelque chose sortant des limites de la conscience dans ce dernier sens, est une idée contradictoire. Là est la vérité de l’idéalisme objectif (de l’objectivisme immanent) .
2. Nous ne pouvons nous arrêter là. De ce qui vient d’être exposé, il suit que chacune des deux conceptions de la conscience est insuffisante par elle-même, et qu’on ne peut résoudre le problème du « transcendant » qu’en combinant ces deux conceptions. Cela ne présenterait aucune difficulté si chacune de ces conceptions était concevable indépendamment de l’autre, c’est-à-dire si la conscience totale se composait de deux couches relativement indépendantes, de sorte que le problème de la conscience serait réduit à la simple distinction et à l’addition de ces deux couches. Dans la réalité, les choses sont plus compliquées. La conscience dans sa totalité n’est pas un mécanisme, mais un organisme; non pas la somme de deux parties, mais leur unité indissoluble et si intimement fondue que chacune de ces parties présuppose l’autre et est inconcevable sans son rapport avec elle. Le problème qui se pose devant nous est donc d’élaborer une notion unie de la conscience et de mettre en lumière le rôle que joue en elle, ou par rapport à elle, le moment de transcendance.
Si nous considérons d’abord ce que nous avons appelé la « petite conscience », c’est-à-dire la conscience comme courant de l’actuellement vécu, il est clair que la conscience, dans ce sens-là, non seulement suppose au-delà d’elle un « fond transcendant », mais encore le porte en soi et est inséparablement liée à lui. La comparaison des deux cercles, l’un contenant l’autre, est ici insuffisante. La « petite » conscience, flux du vécu, est non seulement entourée par le fond de ce qui n’est que « présent »,mais en est encore comme intrinsèquement pénétrée. L’idée même de flux indique cette idée d’une unité qui l’embrasse; sans elle, le courant se serait dispersé en gouttes séparées : au lieu de la « conscience », nous n’aurions que des états de conscience momentanés; et même cette comparaison est inexacte : comme le flux est ici une unité indissoluble par essence, ses « gouttes » séparées ne sont concevables qu’en lui, que comme des parties d’un tout continu, et non en dehors de lui. Sans la conscience du temps, c’est-à-dire sans son exhaussement au-dessus du temps, il n’y a aucune conscience, même « instantanée ». La conscience, comme courant temporel, est inséparable de son « lit », de sa base trans-temporelle : ce courant est, par sa nature, un courant qui se dépasse, s’englobe lui-même ; non seulement son mouvement s’unit avec la constance et l’unité qui l’englobent, mais il n’est possible que comme mouvement dans l’unité, intégré par l’unité supérieure.
La théorie de la connaissance ne peut admettre qu’une conception de la conscience impliquant déjà des rapports avec le transcendant : la conscience, en ce sens, est un courant actuel du vécu intégré dans l’unité transtemporelle, et ayant, par ce fait même, un rapport au transcendant. La conscience, par sa nature, est « intentionnelle », elle est un flux du vécu qui ne se réduit pas à une simple présence de certains états délimités, mais implique une direction vers autre chose, vers le transcendant. La distinction entre la conscience comme ensemble de l’actuellement vécu et l’être objectif en dehors de lui est une distinction secondaire et s’appuie sur la conception primordiale, et la seule possible, de la conscience comme orientée vers quelque chose. La conscience, en ce sens, n’est pas un « cercle », « grand » ou « petit », elle est plutôt comparable à un faisceau de rayons lumineux, qui, partant d’un point, s’élargit à l’infini, et, n’enfermant rien, embrasse virtuellement tout.
Cependant, l’analyse de cette notion de la conscience modifie non seulement l’idée de la « petite conscience », mais encore celle de la « grande ». D’une part, dans la conscience comme courant actuel du vécu, se manifeste, comme nous l’avons vu, la direction vers le transcendant, un rapport à lui, de sorte que ce « transcendant », domaine de la « grande conscience », participe comme un moment particulier à la structure de la conscience telle que nous l’avons définie, c’est-à-dire comme le courant dirigé vers le transcendant. De ce point de vue, la « grande conscience », en qualité de conscience, devient, pour ainsi dire, superflue, du moment que le transcendant est donné à la « petite conscience » — si nous nous rendons compte de la nature de cette dernière —, et c’est sous cette forme seulement que le transcendant est présent à notre conscience. Nous n’avons donc aucune raison de doubler la conscience, et, comme « conscience » unique, nous devons prendre justement le courant du vécu actuel rapporté à l’unité transtemporelle et dirigé vers elle. D’autre part, cette notion de la conscience est par elle-même insuffisante pour construire une théorie complète de la connaissance.
La « direction » (l’intentionnalité) même de la conscience exige une explication, car elle suppose logiquement comme présent et accessible à nous ce vers quoi la conscience est dirigée en dehors et indépendamment de l’acte de la direction.
Pour que cette direction soit possible, nous devons posséder la sphère vers laquelle la conscience se dirige, non sous forme de tendance vers elle, mais de façon immédiate comme une réalité présente à nous et devant nous sous une forme absolue, indépendamment de tout acte d’appréhension, de toute tendance ou direction. Par conséquent, ce que nous avons appelé « grande conscience » doit tout de même différer de la « petite » conscience, non pas par son volume, non par le fait qu’elle contient des choses qui ne sont pas dans la petite conscience (car celle-ci également est inconcevable hors du rapport au transcendant et, en ce sens, le contient en soi), mais par sa forme, par sa nature qualitative ou modale. Nous devons avoir présent le transcendant, non sous forme de but auquel nous aspirons, mais sous forme de possession stable, toute faite, accomplie; sinon nous n’aurions pas d’aspiration, n’ayant pas de but. Si la conscience est un faisceau de rayons lumineux dirigés vers l’infini et l’embrassant virtuellement, ce mouvement d’élargissement illimité, tout en impliquant une relation avec l’espace infini, ou, plutôt, justement parce qu’il implique cette relation, n’est pas l’espace même, mais le présuppose comme sa condition. Nous devons donc posséder l’unité trans-temporelle, non seulement comme un moment de transcendance dans notre conscience, mais aussi comme une présence absolument immanente et qui, cependant, ne serait pas plongée dans le flux des données actuelles de la conscience, mais s’élèverait au-dessus de lui.
3. L’essentiel de la question se réduit au fait que le concept de la « conscience », dans le seul sens où il n’est pas contradictoire, est nécessairement la notion du terme d’une relation. Là est la dernière source de l’insuffisance de toutes les théories monistiques de la connaissance, qui posent comme base de l’unité la notion de conscience : car, lorsque le terme opposé à la conscience est considéré comme intégré dans la structure de la conscience même, ce terme opposé est détruit et, en même temps, la notion de la conscience mise en correspondance avec lui. D’habitude, les théories monistiques de la connaissance reconnaissent la notion de la « conscience » non pour un terme de la relation, mais pour la relation elle-même, c’est-à-dire une liaison entre deux termes (« celui qui prend conscience » et « ce qui devient conscient »). Mais nous avons constaté que, si l’on se place à ce point de vue, ou bien ce qui devient conscient perd son caractère de transcendance, d’indépendance par rapport au sujet de la conscience, ou bien cette transcendance (en tant qu’elle est reconnue) devient inexplicable; cela veut dire que le contenu de la conscience devient le terme opposé, non seulement du sujet de la conscience, mais de la « conscience » elle-même; c’est-à-dire que la notion de la « conscience » est celle de terme d’une relation. La conscience est un flux de vécu actuel, où est impliqué un rapport au transcendant, l’aspiration vers son objet. Le contenu de la conscience, comme tel, entre certainement dans la structure de la conscience, de même que, par exemple, l’existence des enfants et leur subordination au père entre dans la vie du « père » ; mais, comme la paternité n’est possible que si le père a ses enfants en dehors de lui comme êtres indépendants ayant leur vie et personnalité propres en dehors de celle de leur « père », de même la possession du contenu de la conscience présuppose que celui-ci ne se réduit pas à son rapport avec la conscience. Mais quand nous opérons avec de tels concepts, il est nécessaire, pour les élucider, de remonter, en partant de chacun des deux termes de la relation, à la nature de la relation même qui les embrasse, comme un foui.
Autrement dit, la relation, et, avec elle, chacun de ses termes, ne peut être comprise que si nous saisissons bien sa nature comme un principe absolu qui, logiquement, a précédé l’affirmation séparée des deux termes. La relation entre ces deux termes présuppose un fondement où la division en deux termes ne s’est pas encore effectuée, mais sur la base duquel cette division doit nécessairement avoir lieu.
La notion de conscience ne peut donc pas être le principe suprême, la base dernière de la théorie de la connaissance. La conscience comme direction, comme intentionnalité, comme terme d’une relation, présuppose au-delà d’elle quelque autre élément sans rapport auquel elle aurait été elle-même inconcevable; par conséquent, cet « autre élément » doit nous être présent par lui-même, et non par l’intermédiaire de la conscience. Il s’ensuit que ce que nous avons nommé « grande conscience » n’est pas du tout une conscience. Mais, d’autre part, il est évident que cette sphère, comme telle, ne peut être pensée comme éloignée de nous, entièrement transcendante :au contraire, elle est notre domaine le plus proche, lié à nous de la façon la plus intime et inséparablement. Si le contenu est nécessairement pensé comme transcendant à la conscience, si sa base également, la sphère de « ce qui est présent », ne coïncide pas avec la conscience et lui est en ce sens transcendante, cette sphère pourtant, indépendamment de ses relations avec la conscience, nous est absolument immanente. Comment est-ce possible? Il semble que nous posons ici un problème insoluble et même contradictoire. Il semble qu’il nous faille épier quelle est la qualité de ce qui existe indépendamment de notre contemplation. Il nous faut voir, semble-t-il, quelque chose sans le regarder.
h- Ce problème paraît insoluble, et pourtant toute la difficulté ne vient que d’un préjugé solidement enraciné, de l’hypothèse que toute notre vie, tout notre être, tout ce qui est immanent à nous est la conscience et entre dans la structure de la conscience. C’est justement cette présupposition qui a entraîné l’élargissement illégitime de la notion de la conscience; cet élargissement n’a cependant pas abouti à sa fin, car on aura beau élargir indéfiniment la conscience, il y aura toujours au-delà d’elle quelque chose d’ «autre» auquel elle se rapporte, et qui, par conséquent, doit nous être accessible par soi-même, c’est-à-dire indépendamment de la conscience. Et, à cause de ce même préjugé enraciné, la seule solution qui s’impose de force, qui n’est pas une hypothèse, mais la constatation d’une évidence, paraîtra peut-être paradoxale : à savoir que cette unité trans-temporelle, que nous avons considérée comme la base de la relation de la conscience avec l’ « objet », nous est donnée, comme telle, non sous forme de conscience, mais sous forme « d’être ».
Nous prenons conscience de cette unité : c’est dire que notre conscience ne peut tendre vers elle, pour la seule raison que, indépendamment du flux du vécu constituant la vie de notre conscience, nous sommes nous-mêmes l’unité transtemporelle, nous demeurons en elle, et elle en nous. La première réalité qui existe, et qui est donc immédiatement évidente, ce n’est pas la conscience, mais bien l’être trans-temporel lui-même. Ce n’est certainement pas un être « objectif », « transcendant », un être que nous avons à atteindre, auquel nous devons parvenir par des chemins détournés : c’est l’être absolu en dehors duquel il n’y a rien et qui n’est pas transcendant, mais forme le fondement absolument immanent de toute transcendance. Il est immanent dans le sens le plus strict du mot, comme tout « élément » actuellement vécu, présent en nous et devant nous, mais à la différence du contenu immanent de la conscience, qui est opposé au transcendant et n’est concevable que par rapport à celui-ci, ici c’est l’immanence de cet être qui est le fondement,, en partant duquel naît, comme une dualité secondaire, la distinction entre le « contenu immanent (au sens étroit du mot) de la conscience » et l’ « être objectif transcendant ». Cet être n’est donc pas opposé à la conscience comme une sphère inconnue et étrangère, mais, au contraire, la contient et l’englobe : il est le fondement aussi bien du flux du vécu actuel que de tout ce qui est conçu nécessairement au-delà de ce flux. Il n’est donc pas besoin d’épier cet être comme par ruse, par contrebande, sans le regarder; car il n’y a aucune nécessité, ni même aucune possibilité, d’avoir à chercher ce qui est en nous et devant nous d’une façon éternelle et inaliénable.
Si nous avons distingué plus haut le « donné » du « présent », l’actualité et la virtualité du vécu, nous avons ici, sous forme d’ « être absolu », le fondement dernier du rapport entre ces deux termes; car l’un et l’autre sont deux parties corrélatives de cet être absolu.
Ce qui m’est « actuellement donné », ce sont des contenus qui, non seulement appartiennent à l’être absolu, mais entrent aussi dans le courant de ma conscience, c’est-à-dire ce qui est éprouvé par moi dans le temps, et non seulement présent à moi de façon transtemporelle ; « virtuellement » j’ai « présent » devant moi tout le reste de l’univers embrassé par l’être transtemporel. L’être comme tel ne m’est pas « donné », c’est-à-dire qu’il n’entre pas dans le courant de ma conscience; mais il m’est plus que « virtuellement présent » si l’on entend par là ce qui est au-delà de ce courant et forme le but auquel je tends ou le fond sur lequel se déroule ma conscience. Cet être, je l’ai à moi et avec moi dans le sens le plus strict ; non seulement il m’appartient, mais il fait partie de moi, ou plutôt : j’en fais partie, j’en participe. Car le « moi » est justement le courant de la conscience; et ce courant est une partie de cette unité universelle et totale, qui est, sous une forme absolue, primordiale et évidente.
Cette notion de l’être absolu,yc’est-à-dire d’une sphère qui nous serait immanente immédiatement par elle-même et sans l’intermédiaire de la conscience, nous paraît paradoxale pour la seule raison que nous sommes habitués à voir dans la notion d’être celle d’un être en tant qu’objet (être objectivé) ; et il est évident que ce dernier ne peut nous être donné ou présent que si nous en prenons conscience. L’être en tant qu’objet, d’après sa définition même, est justement ce (terme opposé qui présuppose en dehors de lui, et en rapport avec lui, le premier terme, qui est la conscience dirigée vers lui. L’être, en tant qu’objet, est justement l’être qui a besoin d’être expliqué du dehors par autre chose que lui; il présuppose, en dehors de lui, un regard qui le contemple. Mais ici il s’agit, non de cet être en tant qu’objet, non de l’existence de l’objet, mais de l’être qui est au-dessus de l’opposition entre sujet et objet et qui englobe cette opposition même. L’être absolu n’est donc pas « l’être pour autrui », il est le pur « être-pour-soi », mais un tel « être pour soi » qu’il précède le dédoublement en sujet et objet, l’être absolument un, l’être en soi et pour soi, la vie se vivant elle-même immédiatement. C’est pour cela qu’il est nécessairement immanent à lui-même et, par conséquent, à nous, car nous en participons de façon immédiate.
Pour mieux mettre en lumière le principe fondamental de la connaissance que nous venons de découvrir, essayons de l’aborder d’un autre côté. Prenons pour point de départ le « cogito, ergo sum » de Descartes . Voyons ce que contient cette base première de toute certitude, établie par Descartes . Déduire logiquement, du seul fait de la pensée, l’existence réelle d’un penseur quelconque, du « moi » comme « substance pensante », est évidemment impossible et n’a rien à faire avec la stricte certitude. L’existence et la nature du « moi » est un des problèmes les plus discutables de la philosophie. Suivant une formule plus rigoureuse, la thèse de Desear—tes peut être énoncée ainsi : cogito, ergo est cogitatio. Que contient cet axiome? Il indique, d’une part, l’impossibilité d’éliminer la conscience : je peux appliquer la négation et le doute à tous les contenus de ma pensée, mais non à la pensée ou à la conscience même : le doute, étant lui-même une « pensée », ne peut être applique à la pensée; toute tentative d’en douter ne fait que la confirmer. Nous avons ici la formule classique de l’idéalisme : la conscience, et la conscience seule, est absolument certaine. Mais déjà, chez Descartes , le sens de cette formule ne se limite pas à cette constatation. Cogito, ergo sum est la clef qui nous permettra d’arriver à l’être.
Si la conscience est évidente d’elle-même, cela implique également qu’elle ne peut être éliminée et prouve sa nécessité et sa certitude comme être. Mais comment un tel accès à l’être est-il possible? Si nous étions nous-mêmes situés en dehors de l’être, si la « conscience » ne désignait que la sphère opposée à l’être, aucune analyse ni opération quelconque n’aurait jamais pu nous découvrir cet être et le rendre certain. Mais la signification vraiment grande et éblouissante de la formule de Descartes consiste en ce fait que, dans la conscience, s’est découvert à nous l’être qui n’est plus « donné » indirectement, par l’intermédiaire de la prise de conscience, mais de façon absolument immédiate, un être que nous « connaissons » justement parce que nous sommes cet être. Peu m’importe que, suivant la théorie idéaliste, cet « être » se réduise à « ma conscience »; cette conscience est malgré tout, et par elle nous sommes nous-mêmes l’être, nous avons trouvé le point qui nous unit immédiatement à l’être, quelque chose qui s’élève au-dessus de toute négation ou doute; car tout acte de pensée n’est possible que par cet être et lui appartient. De cette façon également l’idéalisme même devient réalisme : tout en rétrécissant le contenu de l’être, il admet cependant la présence indiscutable et primordiale de l’être même, comme tel, notamment sous la forme de la conscience. La différence entre l’idéalisme (solipsisme) et le prétendu « réalisme » n’est pas en ce que le premier élimine l’être tandis que le second l’affirme, car « la négation de l’être » est un assemblage de mots tout à fait absurde; leur différence consiste en ce que l’ « idéalisme » n’admet que l’existence de la conscience, et le « réalisme » y ajoute l’être en dehors de la conscience. On reconnaît ainsi que l’opposition entre l’ « idéalisme » et le « réalisme » (ce dernier terme étant pris dans son sens ordinaire) n’atteint pas leur principe suprême commun qui est le suivant : toute interprétation de la théorie de la connaissance, qui est allée jusqu’au bout de sa pensée, ne peut être qu’un réalisme absolu. L’être absolu, l’être, comme point de départ inéluctable de toutes les théories et de tous les doutes, est une évidence, qui peut, sans doute, facilement passer inaperçue, mais qui ne peut jamais être mise en doute et ne l’a jamais été par aucun esprit sain. Tant que, par « moi » qui est au fond de la conscience, nous entendons le sujet pur de la connaissance, ou — ce qui revient au même — la conscience, comme telle, nous voyons de façon nécessaire et évidente qu’en elle nous avons le point où être et prise de conscience deviennent une seule et même chose, ou, autrement dit, le point où l’être ne nous est pas donné sous la forme indirecte de contenu de la conscience, mais bien sous sa forme immédiate, en tant qu’être. Mais du moment que ce résultat est bien élucidé, l’essentiel est déjà acquis : de la notion d’être en tant qu’objet, qui est un moment opposé à la conscience et éloigné d’elle, nous sommes parvenus à la notion d’un être absolu ou primordial, c’est-à-dire de l’être comme racine -profonde et support de la conscience même. Il nous reste maintenant à exposer les arguments qui démontrent que la conscience, comme terme d’une relation, présume l’existence de quelque chose d’autre en dehors d’elle, afin qu’il ne reste plus aucun doute sur le fait que l’être absolu, retrouvé par nous, s’élève au-dessus de la conscience et ne se réduit pas à celle-ci ; qu’au contraire il embrasse ces deux termes nécessairement liés, que nous appelons la « conscience » et son « objet [1] ».
5. Il est facile de voir que toutes ces considérations sont étroitement liées avec ce qu’on appelle le problème de la « preuve ontologique ». La preuve ontologique est apparue dans l’histoire de la pensée et a gagné la célébrité comme preuve de l’existence de Dieu. Une telle application de la preuve ontologique est loin d’être fortuite. Cependant, dans la logique pure, on peut facilement séparer cette application théologique de la preuve célèbre de son essence logique générale. Déjà, chez Spinoza , l’argument ontologique, sous la forme de la notion de causa sui, possède ce caractère général; et il n’est appliqué à l’idée de Dieu que plus tard, dans l’interprétation de Dieu comme étant justement cette causa sui; de même Kant , dans sa critique de cet argument, a indiqué sa généralité logique. La question qui se pose est la suivante : peut-on concevoir quelque chose dont la seule pensée entraînerait l’existence, c’est-à-dire dont l’existence soit nécessaire logiquement ? Kant , comme on sait, tâche de démontrer que le jugement d’existence est un jugement synthétique, dont la nature consiste dans l’affirmation du sujet du jugement lui-même; tandis que le jugement logiquement nécessaire selon lui est un jugement analytique, qui, du contenu du sujet déduit celui du prédicat, mais ne nous révèle rien sur l’être ou le non-être du sujet lui-même, il a donc toujours le sens conditionnel : « Si S est, P est aussi. » Pour cette raison, il n’y a pas et ne peut y avoir de concept dont le non-être soit contradictoire, c’est-à-dire dont l’existence soit nécessaire logiquement. Une propriété seulement peut être nécessaire dans le rapport avec le contenu d’un concept; quant à l’être, il n’est pas une propriété, car toute propriété et tout contenu d’un concept sont entièrement indépendants de l’être de leur objet.
Ce raisonnement, qui paraît au premier abord absolument irréfutable, a provoqué de la part de Hegel de graves objections. En ce qui concerne les choses « finies », comme, par exemple, les fameux « cent thalers » de Kant , il est évident que, pour elles, la pensée et l’être, ou le concept et la réalité de son objet ne sont pas identiques, car ceci est dans la nature du fini, de l’être temporel. Mais toute la question est de savoir si l’on peut appliquer ce raisonnement à tous les concepts sans exception, c’est-à-dire aux concepts des objets qui, par leur nature, s’élèvent au-dessus du « fini ». Kant a évité le problème au lieu de le résoudre. La preuve ontologique affirme (particulièrement par rapport à Dieu) la présence d’objets par rapport auxquels la « pensée » et l’ « être » sont justement inséparables l’un de l’autre, qui sont au-dessus de cette opposition. Pour réfuter cette affirmation, il faudrait démontrer précisément cette prémisse, dont Kant part comme d’une vérité évidente, à savoir que tout jugement logiquement nécessaire a un caractère relatif et ne nous révèle rien sur l’être.
Tel est le sens général de l’objection de Hegel . Il semble indiscutable que cette objection atteint réellement le défaut essentiel de la critique que Kant fait de la « preuve ontologique ». Laissons de côté l’application de cette preuve au problème de l’existence de Dieu, car, d’ordinaire, la conscience religieuse, qui affirme Dieu comme infiniment éloigné de la pensée humaine, est étrangement choquée par ce que cette preuve contient de « présomption ». Mais prenons la notion simple, pour ainsi dire « prosaïque », de l’être. Il est hors de doute que nous entendons quelque chose sous le mot d’ « être », et que l’ « être », en ce sens, est un « concept ». Si j’affirme que l’être est “un concept, dont le contenu implique nécessairement que l’être est, je porte, non seulement un jugement « analytique », mais encore, semble-t-il, j’affirme une pure tautologie. Et cependant j’y fais, optima forma, une application de l’argument ontologique dans toute sa force. Car j’affirme que ma pensée sur l’être, non sur l’être de quelque chose, mais sur l’être comme tel, n’est possible que si l’objet de cette pensée existe réellement : l’être ne peut pas n’exister qu’en « pensée » ou en « imagination », car toute tentative de penser l’être comme inexistant, d’isoler en lui le contenu « pensé » de la réalité de l’objet, est irréalisable. La pensée de l’être signifie eo ipso la réalité de l’être, car j’ai dans l’être quelque chose qui s’élève au-dessus de l’opposition entre la « pensée » et la « réalité en dehors de la pensée ». Un autre exemple tout aussi probant, d’une preuve ontologique indiscutable, nous l’avons dans la formule de Descartes que nous avons déjà examinée : cogito, ergo sum (ou bien : cogito, ergo est cogitatio). Il est difficile de comprendre qu’on puisse reconnaître la légitimité de cet énoncé tout en continuant à nier la valeur de la preuve ontologique. Car, en « ma conscience » nous avons de nouveau un contenu tel, qu’il est inconcevable autrement qu’existant : dans cet « argument » nettement « ontologique » est impliqué tout le sens de la formule. Il est évident qu’à ces deux exemples de preuve ontologique, on ne peut faire d’objection par les procédés de la critique kantienne ; car il serait absurde de prétendre que l’ « être » et la « conscience » ne sont que des « concepts », et que tous les jugements logiquement nécessaires qu’on peut porter sur eux ont un caractère hypothétique et n’impliquent nullement la réalité du sujet du jugement. Au contraire, ce sont justement des concepts inséparables de la pensée de l’existence de leurs objets; ou, plus exactement, des concepts pour lesquels la distinction même entre « concept » et « être réel de l’objet » est dénuée de sens.
Nous ne prétendons pas, bien entendu, que la preuve ontologique soit vraie dans sa forme courante, et que les objections de Kant contre cette forme-là soient sans importance. Au contraire, tant que nous entendrons sous l’argument ontologique la tentative de « déduire la réalité d’un objet de son seul concept », c’est-à-dire la tentative de transformer, par quelque opération magique, un contenu de pensée « imaginé », admis primitivement à titre d’hypothèse, en l’être apodictique, l’être certain de son objet, l’argument ontologique ainsi interprété n’est pas valable, et la critique de Kant garde sa valeur incontestée. Il est évident qu’on ne peut tirer l’être même d’un contenu de pensée abstrait de tout rapport avec l’être; et si jamais la pensée humaine s’est livrée à une aventure aussi stérile, une protestation énergique contre celle-ci est nécessaire et légitime. Si l’on entend sous l’argument ontologique cette spéculation-là, l’argument est encore plus stérile que la tentative de fabriquer un homuncule dans une cornue.
Mais ceci n’enlève rien au fait que nous ayons des pensées dont les contenus possèdent une réalité qui est évidente d’avance, justement parce que ces contenus sont inséparables du rapport avec l’être, sont inconcevables comme produits de la « pure imagination » ou comme « admission hypothétique ». Cette considération détruit également l’autre objection de Kant , à savoir que la contradiction n’est possible que dans le rapport entre des concepts (hypothétiquement admis) du sujet et du prédicat, et qu’elle est impossible dans la simple négation du sujet même. En effet, la négation est toujours une certaine pensée, elle a, par conséquent, un sens déterminé. Pourquoi donc des contenus incompatibles avec le sens de la négation seraient-ils impossibles? Nous avons vu, en effet, que le concept de l’être constitue justement un de ces contenus : du moment que la négation présuppose l’être, elle ne peut pas lui être appliquée.
De cette façon, ce qu’on appelle « preuve ontologique » n’est pas une « déduction » de l’être d’un contenu de la pensée « seulement aperçu par la conscience », mais l’intuition saisissant l’impossibilité de penser certains contenus universels comme « purs contenus de la conscience ». La preuve ontologique déclare que l’être n’est pas toujours quelque chose d’étranger à la pensée et ne s’adjoignant à elle que du dehors; qu’au contraire, il y a des cas où nous éprouvons de façon immédiate et inéluctable l’unité inséparable, la fusion de l’être et du contenu conscient. La preuve ontologique dénote la présence de contenus dont la signification, par son essence, dépasse les limites du « contenu pensé », et par lesquels l’être lui-même devient visible comme par transparence et monte, pour ainsi dire, à la surface. Tels sont les concepts d’être et de conscience, telle est l’idée de Dieu en tant que Dieu est pensé comme l’origine première et le support de tout être et de toute raison.
La preuve ontologique, exactement interprétée, est donc équivalente à la thèse développée plus haut, que tout ce qui nous est accessible et immédiatement immanent ne nous est point donné uniquement comme « état de conscience », mais que nous touchons aussi l’être même sous forme d’être, non pas sub specie cognoscendi, mais, sub specie essendi. Nous pouvons prendre conscience et connaître l’être, parce que nous-mêmes nous ne prenons pas seulement conscience, mais que nous sommes, et que nous devons d’abord être pour ensuite prendre conscience. Primum esse, deinde cognoscere. Mais notre être à nous n’est pas lui-même concevable autrement que comme participation à l’Être même, non par voie de connaissance, mais de manière ontologique. C’est pourquoi la présence de l’être absolu est la base primordiale de toute conscience et de toute connaissance. L’ « objet », comme l’être en soi de l’inconnu, c’est-à-dire d’un contenu pas encore connu, n’est autre chose que cette éternelle présence, en nous et devant nous, de l’être même avant la prise de conscience. Il est indépendant de notre conscience, mais il n’est pas éloigné de nous, ni inaccessible; nous le trouvons et nous l’éprouvons, nous sommes cet être avant et indépendamment de la connaissance à laquelle nous pouvons aboutir; et notre aperception de cet objet comme x n’est possible que comme direction de la conscience vers ce que nous avons en nous et devant nous sous forme d’être, d’une manière éternelle et inaliénable.
Ceci explique les deux énigmes impliquées, comme nous l’avons montré (cf. ch. I, 4), dans la notion de l’objet de la connaissance. La connaissance peut être dirigée vers l’objet, c’est-à-dire vers l’être inconnu, justement parce que cet inconnu, comme tel, nous est « connu », non par une connaissance spéciale que nous en aurions (car ce serait une contradiction), mais de façon parfaitement immédiate, en qualité d’être comme tel, évident et inéluctable, que nous ne « connaissons » pas distinctement, mais que nous sommes, c’est-à-dire avec lequel nous sommes unis, non par l’intermédiaire de la conscience, mais par notre être même. En tant que notre conscience est dirigée vers cet être, vise à déterminer son contenu, cet être nous apparaît comme l’ « objet » ou comme x. De même, il est clair qu’en tant que le problème d’une telle détermination est réalisé, son résultat, la connaissance, doit entrer dans le schème « x est A » : le contenu trouvé serait le contenu de « l’objet », c’est-à-dire de l’être lui-même. Car le fait que le contenu découvert par la connaissance est conçu comme contenu de l’être, c’est-à-dire comme une détermination dont l’existence est indépendante de notre connaissance, ce fait-là signifie justement que nous possédons, de façon immédiate et éternelle, sous forme d’être, ce qui, sous forme de contenu de la connaissance, n’est que le résultat d’un acte spécial de compréhension. Le symbole x exprime la totalité, la plénitude de l’être, dissimulée à notre connaissance, mais immédiatement immanente à nous. C’est pourquoi le contenu de la connaissance doit être tenu pour une partie de l’être même, celle que nous avons acquise.