Dès le départ de notre reprise du texte heideggérien, se pose un problème de traduction tout à fait capital : comment rendre en français la traduction proposée par Heidegger de eidos ou idea par Aussehen? Il est impossible, selon nous, d’adopter la solution avancée par Préau, qui consiste à rendre Aussehen par “évidence” (DPT, 131). Car “é-vidence” nous paraît trop abstrait, en tout cas beaucoup moins parlant que ne l’est l’allemand Aus-sehen.
Pour trouver une solution qui nous paraisse satisfaisante, il n’est dès lors d’autre voie que d’explorer le champ sémantique de Aussehen et de tâtonner. Pris substantivement, Aussehen, signifie l’air ou la mine (dans le sens : avoir l’air de, ou avoir bonne ou mauvaise mine), les apparences, l’extérieur ou plutôt l’aspect extérieur, ce pour quoi sans doute Fédier a proposé de traduire Aussehen par “visage”, ce qui paraît beaucoup plus concret qu’“é-vidence”, mais l’est trop, à notre sens, dans la mesure où une [10] telle traduction ne peut s’entendre que d’une façon métaphorique. La signification verbale de Aussehen ne nous apporte pas grand-chose puisqu’elle se ramène à “avoir l’air de”, “paraître”.
Nous serons mis sur la voie si nous nous demandons pourquoi on a pu penser traduire Aussehen par “é-vi-dence”, et si, dépassant le français, nous retournons au latin : “evidens” qui signifie visible, clair, patent, manifeste, évident. En reprenant le fait que Aussehen implique l’idée d’une ouverture au-dehors, vers l’extérieur, on pourrait penser pouvoir le rendre par patence (en latin, patere veut dire : être ouvert, être évident), s’il n’y avait dans Aussehen le composant sehen qui signifie voir, qui implique donc tout aussi bien le voir que l’être vu, ce qui constitue sans doute la raison pour laquelle Préau met un tiret entre “é” et “-vidence”, voulant rendre par “-vidence” quelque chose apparenté au videns latin qui signifie “voyant”, le préfixe “é” étant là pour marquer l’idée d’un dehors. Par là s’indique déjà une solution plus satisfaisante pour nous : il suffirait de traduire “vidence”, trop abstrait, par “voyance”, beaucoup plus concret. Mais il faut aussitôt ajouter qu’alors “voyance” doit s’entendre en un double sens, pour le rattacher à la signification “aspect extérieur” de Aussehen : dans la mesure où Aussehen signifie aussi, finalement, dans le contexte de la traduction heideggérienne de l’idea platonicienne, ce qui constitue la visibilité de la chose au-dehors d’elle-même, ce qui fait que la chose est visible en tant que telle au-dehors d’elle-même, il faut en effet entendre “voyance” non seulement au sens de oe qui voit, mais encore et aussi, dans le même moment, au sens de oe qui est vu, de oe qui attire la vision du dehors en soi. Dès lors, Aussehen peut être rendu par “voyance” à condition d’y entendre oe qui fait qu’une chose est voyante, tout autant au sens où tout se passerait comme si la chose émettant au-dehors d’elle-même quelque chose comme un quasi-regard sur qui la regarde, donc au sens où la chose voit aussi la vision qui la voit, qu’au sens où, corrélativement, la chose attire ou accroche la vision en elle-même — au sens où l’on dit par [11] exemple d’une couleur qu’elle est très “voyante”.
Cette traduction de Aussehen par voyance nous paraît assez satisfaisante parce qu’elle nous semble assez proche du sens platonicien, tel que Heidegger s’efforce de le rendre : elle implique en effet une différence entre ce qui est simplement apparent pour la vision — le simple “fait” d’être voyant — et oe qui fait qu’une chose est apparente pour la vision, à savoir la voyance, entre ce qui paraît simplement vers le dehors (ad-parere latin ; apparere, apparaître) et qui n’est que l’apparence pour la vision (pas toute l’apparence, notons-le), et la voyance de la chose ou de l’étant, qui est voyance de la chose en elle-même et pour elle-même, en même temps que voyance pour un autre qu’elle-même. En outre, cette traduction rend bien le privilège de la vision dont l’énigme est l’un des éléments fondamentaux de l’institution platonicienne de la philosophie. (p. 9-11)