Maine de Biran déjà souligne cependant que le moi n’est pas une simple représentation qui doit pouvoir accompagner toutes mes autres représentations (car, sans cela, elles ne seraient pas les miennes, elles ne feraient pas partie de ma vie), qu’il est, au contraire, un centre d’effort, un centre de mouvements possibles et effectifs, qu’il est toujours, en tant qu’effort, une force finie, qui s’épuise. Or, ce qui met en mouvement peut-il ne pas être lui-même contenu dans le monde des forces et des mouvements ? Peut-il ne pas participer, de ce fait, au monde corporel ? Le moi ne peut être un coordinateur purement spirituel entre les impressions en provenance des choses et les impressions en provenance des mouvements propres ; son caractère originairement actif doit non seulement excéder toute impressionnalité, mais être aussi sous-jacent à la sphère de la représentation.
Le moi, d’autre part, n’est pas une force aveugle, mais une force « voyante », dont la vision n’est pas non plus une simple propriété, une détermination telle que la couleur d’une feuille de papier ou le poids spécifique d’un élément. Sans être notre propre thème, sans nous tourner vers nous-mêmes et nous mettre au centre de notre attention, nous sommes néanmoins « auprès de nous-mêmes », nous vivons par tout ce qui nous intéresse, pour nous-mêmes et donc, en quelque sorte, selon une orientation dont nous sommes le point de mire : tout le pouvoir de notre « vision », de notre commerce et contact conscient avec les choses singulières, est une « vision pour… », non pas une vision qui aurait son sens et sa fin en soi. Aristote déjà sait que, chez l’animal, l’αἴσθησις et la κίνησις sont inséparables. Chez l’homme, compte tenu du système extrêmement complexe de fonctions de l’accomplissement desquelles sa vie dépend, l’orientation, le fait de savoir où l’on est, est le point de départ indispensable et le fondement de toute vie. L’homme a besoin de savoir où il est non seulement, comme l’animal, pour ne pas se heurter à autre chose, tomber ou se faire écraser, mais pour se reconnaître dans le lieu où il demeure, pour pouvoir travailler, remplir ses devoirs les plus essentiels, s’acquitter de rôles sociaux eux aussi toujours spatialement articulés et liés à des activités, c’est dire à des mouvements. Cette possibilité constante d’orientation dans l’espace est pour l’homme tout autre chose que pour les autres animalia en ce sens aussi que l’animal vit dans un rapport toujours actuel à son environnement, rapport qui ne connaît aucune solution de continuité. L’animal n’a pas besoin de s’élever au-dessus de ce qui l’entoure, il n’a ni le besoin ni la possibilité de sortir de son environnement immédiat pour se transporter dans d’autres sphères. L’homme en revanche, selon la position qu’il occupe, peut et doit à tout moment se rapporter et intégrer sa vie à des domaines autres que l’actuellement réel : au passé et à l’avenir avec leur quasi-présent singulier et les autres quasi-dimensions qu’ils englobent, aux mondes imaginaires, au monde de la lecture, aux connexions de la pensée, aux tâches entreprises qui nous localisent dans un entre-deux à la charnière de ce qui est et de ce qui n’est pas encore, mondes d’où il faut sans cesse faire retour à la réalité unique, pour nous trouver activement là où en réalité nous sommes. L’orientation de l’animal au sein de son environnement est une fonction sensorielle instinctive ; l’être-orienté de l’homme excède le domaine instinctif en direction d’une réponse spontanée et active à la question : « où suis-je ? ». À cela se rattache autre chose encore : l’orientation humaine, étant une orientation, non pas dans l’environnement, mais dans le monde, n’est pas une simple suite continue de réflexes et d’actes instinctifs, c’est-à-dire essentiellement un rapport au présent qui seul fournit l’impulsion de chacun des actes d’orientation liés les uns aux autres. Au contraire, elle est toujours à la fois un rapport explicite au non-présent, une activité de représentation, de schématisation, de planification. C’est dire que notre orientation, en tant que représentante, planifiante, schématisante, est essentiellement susceptible d’être élargie au-delà du présent-donné, voire qu’elle intègre toujours le présent-donné dans la connexion de ce qui ne peut être donné de cette manière. Chaque comportement humain d’orientation, même chez l’homme inculte, chez le primitif, etc., recèle en soi potentiellement quelque chose de l’ordre d’une carte, d’un plan, d’un tracé.
Il s’ensuit que le moi, l’ego dans la structure ego cogito cogitatum, n’est rien d’autre qu’un terme exprimant de manière implicative, globale, l’être propre en fonction et corporel. Dans cette conscience de soi implicative, pré-réflexive, l’unité de la vision et de l’action exercée est une liaison primaire, antérieure à tous les enchaînements empiriques. On ne peut soutenir que ce soit l’expérience seule qui nous apprend que le moi qui perçoit est le même qui se meut et agit. Si c’était le cas, quelle serait l’unité à la base de l’expérience qui est bien toujours mon expérience ? C’est dire que le moi n’est pas une représentation purement formelle ; il n’est pas simplement, exclusivement, l’assise de toutes les conditions de possibilité de l’expérience ; il est bien plutôt un horizon susceptible d’explicitation, pouvant recevoir une explication dont la corporéité fait partie de manière inséparable, fondamentale.