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NOTIONS PHILOSOPHIQUES

Notions philosophiques: être hors de l’être

terça-feira 30 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

(Sylvain Auroux dir., Notions Philosophiques  )

Le substantif « existence » (exsistentia) n’appartient pas au vocabulaire du latin classique. Le verbe exsisto, exsistere, assez rare, signifie étymologiquement « sortir de », « naître de », « provenir de ». Gilson (L’Etre et l’essence, p. 16) cite une tournure caractéristique chez Lucrèce : vermes de âtcore existunt, « les vers naissent du fumier ». Au figuré, existere veut dire « se manifester », « paraître ». Dans tous les cas, le préfixe est pris dans le sens d’une sortie, d’un au-dehors, d’une extériorisation. Il marque l’origine, la rovenance externe de ce qui est.

Le substantif existentia   n’apparaît que tardivement, dans la période qui sépare l’Antiquité du Haut Moyen Age. C’est un terme technique, créé et employé par les théologiens et les philosophes. Pendant plus d’un millénaire il est utilisé dans le sens précis que lui ont donné ses inventeurs. Il sert à désigner, conformément à l’étymologie, le mit d’être de l’être qui reçoit son être d’un autre être que lut. Un texte de Richard de Saint-Victor, cité par Gilson (p. 346), exprime clairement cette signification : « Quid   est enim sistere nisi ex aliquo sistere, hoc est substantialiter ex aliquo esse ? » (Qu’est-ce en effet qu’exsister, sinon provenir de quelque chose, c’est-à-dire substantiellement être à partir de quelque chose ?) (De Trinitate, IV, 12 : PL, p. 196, 937-938). Le mot « exsistence » souligne la dépendance dans laquelle se trouve l’exsistant à l’égard de l’être dont iitire son origine. Il y a comme une relation hiérarchique entre l’exsistant et l’être dont il provient. Dans la perspective instaurée par le mode de penser propre de la théologie chrétienne, un tel schéma dénivelé répond à l’idée que l’on se fait des rapports entre créature et Créateur. Exsister peut se dire de la créature, car son être provient et demeure dans la dépendance de l’être du Créateur. L’être qu’elle possède et qu’elle actualise par son exsistence lui vient de Dieu. C’est à partir de Dieu qu’elle exsiste. «L’existence est la condition de ce dont l’être se déroule à partir d’une origine » (Gilson, p. 384). Elle est donc, d’une certaine manière, moindre être, puisqu’elle est un mode d’être dérivé, second, dépendant dans son être (esse) de l’Etre qui le fait être. L’exsistant a de l’être ; en ce sens ’ûist ; mais il reçoit cet être différent de lui, seul capable de donner être.

La conjonction de ces deux faits : l’origine latine du terme ; le caractère tardif de sa composition, amène à prendre conscience d’une évidence assez surprenante pour des esprits modernes, à savoir que les Anciens n’avaient pas à mot pour dire l’existence. Peut-être Platon  , Aristote   parlent-ils de quelque chose qui est l’équivalent de ce que nous appelons ainsi, mais ils n’emploient pas pour le dire de mot qui puisse être considéré comme synonyme de celui que nous utilisons. Ce dont ils parlent — l’être en devenir, le mixte d’être et de non-être que caractérisent le fait de naître et de mourir, le changement, la transformation, la génération et la corruption — ne peut être directement assimilé au mode d’être d’un « étant » qui tiendrait son être d’un être autre que lui. Le schéma de la dépendance, de la dérivation ontologique que traduit ex-sistentia dans le latin tardif des théologiens n’a pas de correspondance dans le système de pensée des anciens Grecs et Latins. Le mot n’a été inventé que pour les besoins d’une cause, afin d’exprimer le type de relation qui s’établit entre un Créateur et sa créature. Il n’a pas de raison d’être dans un univers conceptuel qui ignore le principe même d’une semblable relation. Constatation d’autant plus frappante que la langue grecque, par exemple, n’était pas loin d’offrir aux philosophes un terme propre dont la structure semble se calquer à l’avance sur celle du mot ex-sistentia : le substantif d’éx-ousia   aurait pu servir pour nommer quelque chose dont le sens n’est pas éloigné de celui que mettent en ouvre les Modernes quand ils associent les concepts d’« existence » et de « liberté ». Comment oublier d’autre part que c’est le terme proche éx-ousia qui sert à Heidegger pour désigner le mouvement de « sortie de soi » qui caractérise l’exsistant comme tel ? Les mots étaient là — non l’idée : l’idée ne pouvait naître que dans le contexte d’une théologie de la création.

On doit déduire de ce qui précède la conclusion que l’Etre dont l’exsistant tire son être ne saurait exsister — puisqu’il est sa propre origine et ne tient son être d’aucun autre. On arrive alors à dire, en forçant le ton et en cédant à une exigence de pure technicité : « Dieu n’existe pas, il est éternel » (S. Kierkegaard  , Post-Scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846), vol. II, in OC, t. XI, p. 31). Si l’on pousse à l’extrême l’idée d’une différence, d’un délaissement, d’un éloignement de la créature par rapport à son Créateur, on aboutit à considérer avec Montaigne que, « étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est » (Essais, I, III).

La philosophie   occidentale classique atténue cette opposition. Mais elle continue d’opérer une distinction entre l’être du Créateur et l’être dérivé de la créature, ainsi qu’une dissociation, dans l’être même du Créateur, entre son entendement, « source des essences », et sa volonté, « origine des existences » (Leibniz  , Essais de théodicée, I, 7). A titre d’essence, c’est-à-dire de possible, la créature « est » éternellement dans cette région des possibles qu’est l’entendement divin ; elle ne vient à « exister » qu’au moment où Dieu décide, par un acte de sa volonté, de donner le jour au monde dont elle fait partie à titre de possible : « Vous voyez que mon père n’a point fait Sextus méchant ; il l’était de toute éternité, il l’était toujours librement : il n’a fait que lui accorder l’existence, que sa sagesse ne pouvait refuser au monde où il est compris : il l’a fait passer de la région des possibles à celle des êtres actuels » (ibid., III, 416).

On entrevoit la première manifestation d’une attitude qui consiste à penser qu’il ne saurait y avoir de logique de l’existence : l’existence ne se déduit pas. On la constate, on l’éprouve, mais on ne comprend pas comment elle peut être, puisqu’il n’y a pas d’autre raison qu’elle soit — que la raison que peut avoir le Créateur de lui donner l’être, raison qui par principe échappe à tout esprit fini. La création doit être posée comme contingente. S’il en est ainsi, l’existence des choses créées apparaît à la raison humaine comme dépourvue de raison : « l’existence ainsi conçue est un scandale ontologique totalement injustifiable aux yeux de la raison » (Gilson, p. 256). Quelque chose de cette manière de voir subsiste dans les philosophies modernes de l’existence, qui mettent volontiers l’accent sur ce que l’existence a pour elles de radicalement contingent. Si elles laissent de côté toute spéculation sur les rapports que l’existant pourrait entretenir avec un problématique Créateur, elles continuent de dire que l’existence, prise dans son exis-tentialité (comme pur et simple fait d’être), se présente comme une manière d’être qui ne résulte en aucune façon d’un état antécédent de l’être, ne dérive logiquement de la structure d’aucun système et ne saurait par suite s’expliquer. « L’existence ne peut naître d’un raisonnement » (Alain, « Entretiens au bord de la mer », in Les Passions et la sagesse, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1960, p. 1358). Le refus d’une logique de l’existence, d’un « système » de l’existence rejoint chez les modernes ce qu’a pu être chez les classiques la prise en compte d’une radicale contingence de l’acte créateur.

En relation avec cette persistance d’une manière traditionnelle de voir, on constate une évolution dont les philosophes du XVIIe siècle, à commencer par Descartes  , sont les plus remarquables témoins. Certes l’existence de la chose créée, puisqu’elle tient son être de l’acte qui la fait être, continue de manifester le sens exprimé par le préfixe dont le mot est porteur ; mais une autre idée vient s’ajouter à celle-là, selon laquelle l’existence d’une chose ne marque pas seulement sa filiation, mais aussi et peut-être surtout le fait qu’elle ait cessé d’être seulement possible pour devenir actuelle. Cette seconde idée, dont la racine se trouve dans la distinction aristotélicienne entre la puissance et l’acte — et que Thomas d’Aquin   reprend en l’approfondissant (De ente et essentia  ) -, amène à voir dans l’existence une présence effective. Existence devient synonyme de réalité actuelle. Sous-jacent bien qu’informulé dans les spéculations des théologiens du Moyen Age sur l’esse du Créateur, dont il faut bien penser — pour qu’il soit cause de l’existence de la créature — qu’il est en lui-même et par lui-même, acte d’être, ce deuxième sens du mot « existence » va peu à peu recouvrir le premier, jusqu’à l’oblitérer. Loin d’apparaître seulement comme le mode d’être de l’étant « hors de l’être », l’existence va caractériser l’être même dans toute son effectivité : le fait d’être de ce qui est.