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HEIDEGGER

Salanskis: L’usage technophobe

Usages de Heidegger

segunda-feira 29 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

Extrato das páginas 101-113 da edição de 1997 da Belles Lettres.

Sans nul doute, le prestige le plus considérable, la faveur la plus large que s’attire aujourd’hui Heidegger lui viennent de son discours sur la technique. Pour faire bref, Heidegger est regardé comme l’auteur qui, par excellence, aurait perçu l’importance fabuleuse de la technique pour l’essence du monde moderne, qui aurait discerné la faille et le danger de l’engagement de l’histoire mondiale dans le projet ou le processus   technique, et qui aurait esquissé une critique de la société inspirée par cette technophobie philosophique. Dans la dispute sur la compromission de Heidegger avec le national-socialisme hitlérien, ceux qui désirent le plus marquer Heidegger d’un opprobre à la mesure de sa faute se sentent retenus par le besoin qu’ils éprouvent par ailleurs de conserver une référence positive   à sa critique de la technique [1].

Le discours sur la technique de Heidegger jouit d’une grande notoriété parce qu’il autorise, en dépit de l’abus qu’il peut y avoir dans une telle notion, le développement d’une « politique heideggerienne ». A travers celle-ci, la conception exposée au chapitre précédent, celle de la différence ontologique, devient le ressort d’une attitude politique.

Commençons par restituer le propos de Heidegger sur la technique, tel que nous le trouvons exemplairement exprimé dans l’article « La question de la technique ». Dans ce texte, Heidegger veut tout d’abord nous faire entendre ce qu’est l’essence de la technique, selon ses propres termes : d’une part élucider en général le concept de technique, d’autre part cerner ce qu’il y a de propre à la technique moderne, à cela qui est en train de s’emparer de manière irrésistible du monde. Cette double orientation correspond à une ambivalence profonde du discours de Heidegger : par certains côtés, il est par excellence l’auteur qui nous a montré l’importance de la technique, qui a rendu ses lettres de noblesses au faire technique, dévalorisé par toute une tradition   « contemplative » de la philosophie  , à la fois littéraire et scientifique ; par d’autres côtés, il est représentatif de la technophobie commune, du sentiment « réactionnaire » des personnes agacées devant toute machine et figées dans un fidèle amour de la « nature » ou de l’ancienne culture.

Heidegger commence par réfléchir sur le rapport de la technique à la notion de causalité. Il veut s’opposer à ce qu’il appelle la conception « anthropologique et instrumentale » de la technique, selon laquelle la technique est d’une part l’initiative de l’homme, d’autre part, au sein   de cette initiative, le recours à des instruments, des outils qui en sont les moyens. Le fait que nous — hommes — nous décidions des fins, et que nous tâchions de les faire advenir en nous confiant à des dispositifs instrumentaux n’est en effet pas, contrairement à l’apparence, l’important de la technique. L’important est plutôt que toute l’affaire technique est fondée sur le faire advenir justement. Le rôle de la causalité au sens objectiviste ordinaire est simplement que l’advenue de l’effet est supposée pour une part garantie par l’opération de la cause efficiente sur laquelle compte le dispositif instrumental. Mais en fait toute l’élaboration technique, dans chacune de ses dimensions, que ce soit en tant que l’homme se donne une fin, en tant qu’il prend en charge une matière, en tant qu’il donne une forme à cette matière, ou en tant qu’il joue sur l’efficience d’enchaînements naturels, est orientée vers le faire advenir. Heidegger réinterprète l’agir technique comme accompagnement ou escorte, par des moyens conjugués relevant des quatre modes aristotéliciens de la cause évoqués à l’instant, de la venue au jour de quelque chose, de la « pro-duction » par la nature d’un résultat. Il souligne le fait que dans tout accomplissement technique, quelque chose se passe en dehors de nous : notre intervention finalisée n’est jamais qu’un élément d’une situation   technique où de toute façon c’est l’advenue de quelque chose qui est dominante. Cette pro-duction de la chose dans la situation technique, Heidegger la nomme en grec poiesis  , pour déjà nous enseigner qu’il l’interprète comme la générosité artiste de l’Être :

« Une production, poiesis, n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en image. La physis  , par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une production, est poiesis. La physis est même poiesis au sens le plus élevé ». [2]

De la sorte, Heidegger a donc retourné, déjà, les deux composantes de la conception commune de la technique : c’est toujours la nature qui dans la situation technique apporte le produit, quoi qu’il en soit de notre initiative ou intervention, ce qui défait la vision anthropologique ; et la vision instrumentaliste est ruinée tout à la fois puisque tout dispositif est relativisé en regard de la puissance ou la bonne volonté de la nature qui s’y laisse prendre. Mais il rétablit quelque chose de la fonction de l’homme dans la technique sur un autre plan, en décrivant son rôle vis-à-vis du dévoilement du pro-duire. Ce qui advient dans la situation technique, en effet, sort de l’occultation, se dévoile :

« Pro-duire (hervorbringen  ) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement ». [3]

La générosité de la nature dans la situation technique consiste en cela qu’elle accorde la venue de la chose visée, c’est-à-dire qu’elle se prête à ce que, de cachée, celle-ci devienne non-cachée. C’est pour ce motif que le pro-duire dans la situation technique doit être appelé dévoilement. Mais l’homme impliqué dans la situation technique peut-être dit celui qui dévoile, bien qu’il accompagne le dévoilement : pour ainsi dire, l’homme dévoile le dévoilement lui-même, le rend visible. D’où une formulation comme celle-ci :

« Qui construit une maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile la chose à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du « faire-venir ». [4]

Tout cela, c’est simplement la conception heideggerienne de la technique en général. Il la rattache à la poiesis, il juge que l’essentiel y est un dévoilement dont témoigne l’homme. On sent bien que cette description se rapproche de la pensée de la différence ontologique exposée au chapitre précédent. Cette impression se confirme lorsqu’on en arrive au moment proprement critique du discours heideggerien.

Cette lecture philosophique de la technique en général, il faut en effet l’entendre comme la lecture de la bonne technique, ou plutôt comme l’énonciation d’une vérité de la technique normalement inaccessible dans le contexte de la technique moderne. C’est que celle-ci est sous l’emprise d’une nouvelle figure, qui change tout, et qui est celle du « commettre » (bestellen  ). Quel est donc l’élément constitutif du « tort » de la technique ?

Le point essentiel est pour Heidegger que la technique moderne provoque (herausfordert) la nature, elle la commet, c’est-à-dire qu’elle en assigne constamment une partie comme réserve (d’énergie) pour autre chose. Toute la diversité de ce qui est ren-contrable reçoit ainsi son rôle, se trouve interprété comme relais pour une circulation illimitée de l’énergie et de l’effet. Stockage du pouvoir-produire, canalisation de sa transmission, de son report, le commettre ne cesse de confirmer que le pro-duire sera toujours provoqué, la nature ne délivrera de dévoilement qu’autant qu’on l’aura requise de le faire. Ce nouveau style de la technique, bien entendu, rétablit la primauté activiste de l’homme, le sens même de la provocation est que l’homme s’attribue le dévoilement, puisqu’il le stocke et le programme. En même temps, le « point de vue » de la technique moderne sur le dévoilement n’est pas bornable à quoi que ce soit, il s’applique aussi à l’étant qu’est l’homme, au Dasein   :

« C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque l’homme y est provoqué, y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi partie du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ? La façon dont on parle couramment de matériel humain, de l’effectif des malades d’une clinique, le laisserait penser ». [5]

Ce que Heidegger appelle le fonds, c’est l’étant naturel comme ressource, énergie mobilisable et stockée. Le mot allemand est Bestand  , forgé sur stehen   (être debout) : il désigne une façon typique dont l’étant peut se tenir devant nous pour nous. La technique dévoile l’étant comme fonds, pour résumer.

Mais dire cela fait aussitôt comprendre que la technique est un nom ou une figure de l’Être en tant qu’il donne l’étant. Et telle est en effet la conception à laquelle Heidegger arrive à la fin de son article. Elle l’amène à introduire deux nouveaux protagonistes : le Gestell et le Gefahr  . Le Gestell, c’est proprement la technique comme destinateur de l’injonction de commettre : c’est l’instance qui, tout à la fois, rassemble sous soi les manifestations multiples du commettre technique, et engage l’homme dans le « style » du commettre à l’égard de l’étant. La traduction que je cite transcrit Gestell par Arraisonnement : le commettre est l’Arraisonnement de l’étant, notre description l’a normalement rendu clair - Heidegger ressent l’approche de l’étant par la technique moderne comme une réquisition militaire - mais le mot Gestell nomme en fait plus exactement l’Arraisonnement de l’homme enjoignant le commettre. En même temps, le sens collectivisant du préfixe Ge dans Gestell est important pour Heidegger : de même que, Berg signifiant montagne, Gebirge signifie chaîne de montagne, de même Gestell désigne l’ensemble du bestellen (du commettre), il agrège les « commissions » de l’étant naturel en un vaste événement unique, celui de l’Arraisonnement qui définit notre époque de la technique. De la sorte, se trouve illustrée cette idée si importante de Heidegger que l’Être, dès lors qu’il est envisagé pour lui-même et pas comme être de l’étant, n’est pas l’essence : l’Arraisonnement est un nom singulier de la déclosion, circonscrivant une époque, et rassemblant en ce sens sous soi la multiplicité des cas du commettre, mais ce n’est pas une propriété qui se dirait au sens de la subsomption de chaque machine ou chaque outil.

Le Gestell est aussi le Gefahr, ou plutôt contient le Gefahr : le danger, ou le péril. C’est dans cette vision du péril que se concentre en fait le sentiment « politique » de Heidegger. Le péril, c’est que le style du commettre occulte tout autre rapport à l’Être et à la vérité. C’est que l’étant ne soit plus et ne puisse plus être dévoilé que sur le mode de la pro-vocation.

En quoi (à quoi) le mode de la pro-vocation fait-il tort? En deux sens qu’il faut distinguer bien qu’ils se recoupent et se recouvrent totalement.

D’une part, le mode de la pro-vocation occulte le mode du pro-duire, de la poiesis. Abordant l’étant selon le commettre, c’est-à-dire exactement autant qu’il le pro-voque, le mobilise comme fonds, l’homme perd de vue cela que le passage du caché au non-caché, le dévoilement, s’accomplit de soi-même suivant la générosité de l’Etre : qu’il demande seulement à être accompagné et célébré. Donc le tort de la pro-vocation est de nous enfermer dans l’activité, ce qui nous empêche de prendre part à la véritable fête de l’Être, pour laquelle il est besoin de notre passivité.

D’autre part, le mode du pro-duire est plus originel, et le mode de la pro-vocation joue sur lui alors même qu’il l’occulte. Nous revenons ici à la caractérisation générale de la technique par Heidegger : elle est un faire venir quelque chose, qui se confie nécessairement à la générosité du dévoilement, au pro-duire de la poiesis. La technique du commettre reste « en vérité » sous la dépendance du pro-duire, elle a seulement le tort métaphysique (politique, idéologique) de le masquer, de le dénier, de tendre à l’oublier. Ici nous retrouvons le discours sur la métaphysique et son nécessaire dépassement. Afin de concevoir et décrire l’Être comme être de l’étant, la métaphysique, chaque fois qu’elle s’accomplit dans une philosophie d’envergure, commence par entendre l’Être dans sa différence ontologique, puis recouvre celle-ci en le rabattant sur une détermination essentialiste de l’étant dans sa généralité. De même l’Arraisonnement nous commande une « exploitation » éhontée de la faculté merveilleuse de dévoilement qui est celle de l’Être.

Il faut dire alors, cela compte beaucoup dans le retentissement de ce discours sur la technique, que l’occultation du pro-duire est prise par Heidegger comme l’affliction ultime de l’humanité, et, conséquemment, le barrage opposé à la remontée vers la signification originelle du dévoilement considéré comme le danger extrême. Dans l’article « La question de la technique » et dans d’autres textes, il voit dans la perte corrélative de ce refoulement - de cette forclusion peut-être - la plus grave « détresse » du présent historique. Heidegger a semble-t-il inventé en l’occurrence une dramatisation philosophique, une certaine manière de convoquer son lecteur à des enjeux et des douleurs qui surpasseraient infiniment ceux dont il a plus couramment connaissance.

C’est d’autant plus étrange que, par ailleurs, le Gefahr reste absolument ambivalent. Heidegger cite la parole de Hölderlin  , selon laquelle « Là où il y a le danger, là aussi croît ce qui sauve ». Sa vision est en effet que, au cour même de la domination du Ges-tell, au sein même de l’habitude du dévoilement commandé par l’Arraisonnement, la possibilité d’un basculement vers l’origine, vers la mise au jour de la poiesis est pour ainsi dire indiquée. Pour une part, il en va ainsi simplement parce que la technique manifeste le dévoilement comme enjoint, elle est une figure selon laquelle l’Être fait époque en donnant l’étant selon un certain mode. Toute sensibilité accrue à la systématicité de la domination du mode technique renvoie donc à l’originaire de la différence ontologique.

« C’est justement dans l’Arraisonnement, qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans le mode prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec force vers le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible, de l’homme à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous nous mettions à prendre en considération l’essence de la technique ». [6]

A quoi l’on pourrait ajouter que le mode technique prend en quelque sorte le contre-pied exact du bon mode : le rapport à l’étant enjoint par l’Arraisonnement est précisément celui qui tourne le dos au dévoilement ayant sa source et son ressort en l’Être. La relation technique à l’étant s’obtient en quelque sorte par renversement simple à partir de la relation fidèle à la déclosion : le renversement symétrique étant en l’occurrence celui qui retourne la passivité en activité, en pro-vocation. Pour ce motif, peut-être, le mode technique renvoie, plus qu’aucun mode ayant prévalu au cours des époques antérieures de l’histoire humaine, au mode pensant et fidèle qu’espère Heidegger.

Disant cela, nous touchons à la résonance politique de la parole heideggerienne. Il est difficile, en effet, de méconnaître que la « condamnation de l’Occident   » comme en proie à l’Arraisonnement rejoint dans son style, et dans certains contenus de sa description, la critique marxiste, dont nous aurions tort d’oublier l’extrême autorité, la grande influence, au cours des décennies où Heidegger a écrit (son véritable reflux, à vrai dire, me semble postérieur à 1976).

Ce n’est pas seulement que, sous la rubrique de la technique, Heidegger critique le développement planétaire des forces et rapports de production, de l’appareil industriel, soit à vrai dire du capitalisme dans son caractère universel et envahissant que Marx   avait d’emblée repéré (il tend à mettre à l’unisson de la marchandise et du cycle A-M-A’ tout aspect de la vie sociale). [Le cycle A-M-A’ est le cycle suivant lequel une quantité de capital A « achète » des marchandises M en vue de la vente d’un produit fini pour une valeur A’ supérieure à A : c’est typiquement l’enchaînement économique vu depuis le capital.]

C’est aussi qu’il dépeint, comme le marxisme, une faute fondamentale de l’ordre historique et social qui est une aliénation : à la lettre, l’Arraisonnement est l’aliénation du dévoilement selon le pro-duire, il en est la présentation oublieuse, emmurée dans la fausse ou la non-conscience. Dans le mode technique, le dévoilement se montre autre que ce qu’il ne cesse pas néanmoins d’être profondément. Heidegger a pour ainsi dire élevé à la puissance ontologique cette fier-version de la manifestation qui s’appelle aliénation, et que le marxisme a présentée comme la tare centrale des sociétés capitalistes.

Il ne manque même pas, chez Heidegger, le rattachement à l’homme de cette question de l’aliénation. Dans la Lettre sur l’humanisme, en effet, Heidegger explique amplement, comme il le suggère d’ailleurs aussi en d’autres endroits, que l’époque technique, à l’instar de la métaphysique dont elle est à vrai dire l’accomplissement historique, porte tort à l’essence de l’homme : l’homme est déterminé au plus profond comme le gardien de l’Être, il a sa bonne ou sa juste « essence » dans la tâche de la compréhension de l’Être, ce qui signifie plus précisément l’accompagnement pensant et poétique de la parole en laquelle se joue la déclosion [7]. Mais au lieu d’habiter de façon pensante et poétique le monde, l’homme s’aliène dans le commettre, dans la pro-vocation technique de l’étant. L’aliénation de l’Être dans l’Arraisonnement est donc en même temps l’aliénation de l’homme, au plus près du schéma marxiste.

On peut même dire, de façon encore plus audacieuse, mais qui me semble nécessaire, que Heidegger inaugure à sa façon les gauchismes tardifs de l’histoire du marxisme. D’un côté, il exhibe systématiquement, nous y reviendrons à la fin de ce chapitre, l’art comme l’antidote à la technique : par exemple à la fin de l’article « La question de la technique ». D’un autre côté, il articule en un discours polémique emphatique et clos une condamnation absolue du monde. Ces deux traits rendent la tonalité heideggerienne proche de celle des groupes marxistes-révolutionnaires les plus radicaux, dont le prototype reste pour moi l’Internationale Situationniste. De tels groupes, eux aussi, allaient chercher du côté du rapport « artiste » au monde la ressource subversive imprenable pour combattre la rationalité dominante ; cultivaient, également, la problématique de l’aliénation au point de la représenter comme un emprisonnement d’une profondeur et d’une efficience inconcevables ; promenaient, pour conclure, sur le monde et la logique de son devenir un regard infiniment contempteur, infiniment distancié et désenchanté. Je suggère à mon lecteur de lire dans cet esprit l’article « Dépassement de la métaphysique » de Heidegger [8] : il y a quelque chance, à mon avis, qu’en fermant les yeux il ait le sentiment de réentendre le porte-voix de la révolution ultime, si du moins il a entendu le chant de cette sirène dans sa vie.

Ce qui vient d’être dit permet de comprendre l’usage qui peut être fait de cette part du discours de Heidegger. Le monde où nous vivons est, à l’évidence, un monde qui continue d’être révolutionné par le capitalisme, alors même que la crédibilité politique et philosophique du marxisme, comme utopie et comme mode de condamnation, est désormais nulle. De plus, le développement et la radicalisation du rapport social capitaliste, notamment sous la forme de l’annexion à son régime de secteurs autrefois exempts et séparés (culture, communication, médecine, enseignement) va manifestement de pair avec une accélération sans précédent de la mutation technique, principalement à travers la révolution informationnelle désormais. On comprend sans peine qu’un certain esprit de résistance trouve dans la technophobie heideggerienne son principal appui intellectuel, un appui qui a le mérite d’avoir la systématicité et l’ampleur d’une « conception du monde » : l’ironie du sort étant que, pourtant, Heidegger avait décelé la bonne fortune des Weltanschauungen comme signe de la non-pensée d’une époque [9].

Tel est donc l’usage technophobe de Heidegger : une référence à sa pensée de la technique permettant, tout à la fois, de justifier et cultiver un décalage, une résistance à l’égard de l’évolution dominante du monde, et de retrouver un style de la critique absolue qui était celui du marxisme, dont un corrélat nécessaire était une certaine vision désespérée de l’aliénation.

D’un tout autre genre est l’usage de Heidegger auquel j’en viens maintenant, et qui est l’usage herméneutisant. (1997, p. 101-113)


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[1Ainsi Alain Finkielkraut a rendu public, dans un court billet sur l’affaire de la « vache folle », le désarroi où se trouvait la pensée de tenir sa meilleure analyse critique de la technique du philosophe ayant pour partie suivi la sirène nazie.

[2Heidegger, M., 1954, «La question de la technique», in Essais et Conférences, Paris, 1958, Gallimard, trad. A. Préau, p. 9-48., 16

[3Op. cit., p. 17

[4Op. cit., p. 19

[5Op. cit., p. 24

[6Op. cit., p. 43-44

[7Cf. Heidegger, M., 1946, «Lettre sur l’humanisme», in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, trad. R. Munier, pp. 73-154.

[8Cf. Heidegger, M., 1954, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et Conférences, Paris, 1958, Gallimard, trad. A. Préau, pp. 80-115

[9Cf. Heidegger, M., 1949, «L’époque des "conceptions du monde" », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, 1980, Gallimard, trad. W. Brockmeier, pp. 99-146