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Le temps du sens

Salanskis: L’énoncé « La science ne pense pas » et l’ontologie

segunda-feira 29 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

La première manière dont l’énoncé de Heidegger fait sens au sein   de la parole heideggerienne est ce qu’on pourrait appeler la manière ontologique. Elle est première en trois sens qui se superposent : en tant qu’elle correspond à la première époque de la pensée de Heidegger, soit sur le plan de la stricte chronologie  , en tant qu’elle fait partie d’une couche en quelque sorte fondatrice pour l’ensemble de cette pensée, soit sur le plan de l’ordre interne du déploiement du propos heideggerien, en tant finalement qu’elle est la manière choisie le plus fréquemment pour présenter ce que vise l’énoncé, sur le plan quasi-quantitatif de l’insistance donc. En résumé, et pour esquiver dans un premier temps les problèmes, le sens de l’énoncé dans cette première perspective est que la science ne pense pas parce qu’elle n’est pas ontologie   fondamentale. Nous ne nous attacherons que peu de temps à ce niveau de signification de la sentence : juste assez pour comprendre qu’il n’est ni suffisant, ni autonome. Dans ses nuances diverses, ce jugement sur ce que la science n’est pas ou ne fait pas est complètement commandé par une certaine idée « positive   » de la pensée, par une certaine manière de se représenter son « geste » dans ce qu’il de plus propre. Il est donc de meilleure méthode, croyons-nous, de prendre les choses par cette autre face, et c’est ce que nous ferons dans la deuxième section de cette étude. Cependant, prenons d’abord en considération ce niveau « ontologique », pour en éprouver, le plus vite possible, mais avec authenticité, la limitation.

On trouve chez Heidegger une certaine « théorie » de la place de la science sur le chemin de la compréhension de l’être, qui la situe « après » la pré-compréhension « ustensilaire » (où l’être de l’étant est déjà d’une certaine façon « compris », sans être toutefois en aucune manière thématisé, puisque le Dasein   se meut seulement d’un mouvoir qui est cette pré-compréhension), mais « en deçà de », « avant » la « méditation thématique de l’être » proprement dite. Un texte dans lequel ce point de vue est très clairement exposé est le § 2 de l’Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant2. On peut analyser cette détermination de l’essence de la science, qui opère le partage science-philosophie  , en les deux thèses suivantes :

— le propos scientifique est local par rapport à un propos englobant de la philosophie, les « concepts fondamentaux » élaborés par le discours de science ne le sont qu’en vue de l’étant et du « résultat » effectif du côté de l’étant, alors que le discours philosophique pense la signification de tout concept « régional » par rapport une pensée de la régionalité comme telle qui présuppose la méditation de l’être comme tel. [« Les méthodes scientifiques ont précisément été élaborées pour examiner l’étant, elles n’ont nullement pour mission d’explorer l’être de cet étant. Car pour ce taire, il est besoin d’une obiectivation non plus de l’étant, c’est-à-dire de ta nature étante en son tout, mais de la constitution d’être de la nature ou de l’étant… » (Heidegger 1928, 53).]

C’est en ce sens que Heidegger peut dire que le discours scientifique ne saura jamais par lui-même ce qu’il pense effectivement dans ses concepts, bien que l’élaboration explicite de la « constitution d’être » d’une région de l’étant s’accomplisse en eux [« Soudain devient sensible le manque d’une méthode sûre de questionnement de ce qui est visé dans les concepts fondamentaux comme tels. et du sol sur lequel justifier, c’est-à-dire fonder vraiment les concepts fondamentaux eux-mêmes ? » Heidegger 1928, 52.].

— le propos philosophique est méta-scientifique comme le propos scientifique est méta-ustensilaire. Si le « virage à la science » thématise ce qui est implicite dans l’être-au-monde ustensilaire, le « virage à la philosophie » thématise l’élaboration de l’être de l’étant qui est implicite dans l’être-au-monde scientifique : il la thématise comme abritant une visée de l’Être au sens strict (au sens de la différence ontologique) [« Ainsi la refondation d’une science ne s’annexe point de l’extérieur à celle-ci, elle est bien plutôt l’élaboration de la compréhension d’être pré-ontologique déjà nécessairement impliquée en elle en une exploration et une science de l’être, en ontologie. » (Heidegger 1928, 53)].

Jusqu’à ce point, le fait que la science ne soit pas regardée comme pensée est donc tout « simplement » lié à une détermination implicite de la pensée comme pensée de l’Être, et à la présupposition corrélative de l’impuissance de la science à délimiter en profondeur les essences : toute délimitation d’essence au plus profond doit être délimitation dans l’horizon   ouvert de l’Être, et non dans la clôture d’une régionalité déjà prise comme assurée, admise dans son implicitation pré-philosophique.

Cette impuissance se manifeste notamment, dans l’esprit de Heidegger, par l’incapacité à prendre en charge un questionnement réflexif, sur l’essence de sa propre opération, de sa propre position, de sa propre dimension. Mainte phrase de Heidegger énonce cet aspect pour lui fondamental et non problématique de la démarcation science-philosophie : la physique n’interroge pas vraiment ce que sont l’espace, le temps, le mouvement, ne peut pas dire ce qu’est la physique, etc.

Nous en citerons deux de ces phrases :

« Un homme ne trouvera jamais sur le chemin de l’histoire ce que c ’est que l’histoire, pas plus qu’un mathématicien sur le chemin mathématique, c’est-à-dire par sa science, c’est-à-dire enfin dans les formules mathématiques, ne pourra jamais montrer ce que la mathématique est. » (Heidegger 1954, 98). et

« … le physicien définit bien ce qu’il entend par mouvement, il fixe le sens du lieu et du temps, et il le fait d’ailleurs en invoquant partiellement des concepts vulgaires. Mais il ne prend pas l’essence du mouvement comme telle pour thème de sa recherche, il n’étudie que des mouvements déterminés. Le physicien ne s’enquiert pas de l’essence du temps, il utilise le temps comme un moyen de mesurer les mouvements. » (Heidegger 1928, 52).

On pourrait, naturellement, faire valoir un certain nombre de choses contre cette estimation relativement cohérente de l’essence non pensante de la science, et notamment, la soumettre à une critique « interne » en se fondant sur les textes même dans lesquels Heidegger la met en avant : il apparaîtrait que tout en distinguant ontologie fondamentale et ontologie régionale, Heidegger laisse entendre que l’intention   la plus propre de l’élaboration ontologique « régionale » mise en oeuvre par les sciences veut la « clarification » au sein d’un questionnement ontologique embrassant l’Être dans sa totalité, ou qu’il présente l’attitude scientifique comme en continuité avec l’attitude philosophique, la seconde n’étant jamais que l’assomption jusqu’au bout de l’urgence du comprendre, au sein d’une sorte d’« amor necessitatis » qui est la toile de fond du Dasein.

Plus radicalement, et toujours selon la ligne logique de la critique interne, on peut montrer que la sentence « Die Wissenschaft   denkt nicht   », relue dans la perspective du second Heidegger, en l’espèce de son thème du « dépassement de la métaphysique », ne vise la science qu’en tant que membre du corps de la métaphysique, qui inclut toute la tradition   philosophique : cette dernière observation, parfaitement plausible au vu des textes, semble dissoudre d’un seul coup et sans reste le problème que nous nous posons.

Sauf que Heidegger n’a néanmoins jamais jeté en pâture l’aphorisme « Die Metaphysik   denkt nicht », pas plus que « Die Philosophie denkt nicht ». Il y a donc certainement pour lui une tonalité, un accent propres à la Science, qui lui vaut de représenter la métaphysique dans sa mauvaise part, celle avec laquelle il cherche un divorce. C’est ce même « visage » profond de la Science, dont ne rendent pas compte les propositions théoriques analysées jusqu’ici, qui justifie l’assignation de son discours à la régionalité et à la non réflexivité. Les « critères » explicités dans la démarcation heideggerienne de la science au sein de l’ensemble « ontologique », y compris à l’heure où le second Heidegger semble en profondeur abandonner la démarcation, ne sont que la trace d’autre chose, qui est d’un ordre différent, et que nous allons essayer désormais de mettre au jour. Comme nous l’avons dit, nous chercherons du côté du discours positif de Heidegger, du côté de sa manière de dire la pensée en tant qu’elle est vraiment pensée, de dire la « bonne » pensée.

Or, le trait qui caractérise la bonne pensée comme telle, dans l’ouvre de Heidegger, selon le sentiment que nous avons acquis en voyageant de texte en texte, est son essence herméneutique.


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