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La puissance du rationnel

Janicaud: « La science ne pense pas »

segunda-feira 29 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

« La science ne pense pas. » Cette célèbre apostrophe de Heidegger, relevée encore récemment par René Thom, ne s’applique-t-elle pas à la science comme telle? Il serait alors vain d’innocenter celle-ci de la course à la puissance, inscrite in ovo dans l’essence même de la science moderne et jusque dans l’épistémè à partir de Platon  . On aura constaté tout ce que notre généalogie de la puissance du rationnel doit à la méditation de Heidegger. Oui, la science est constitutivement grosse de puissance dès l’origine, mais incommensurablement à distance de ses effets éventuels — et dans l’ambivalence à l’égard de la domination technicienne de la nature. Oui, « le malin génie du système industriel a trouvé son berceau dans l’essence même de la science moderne » : ce n’est pas Heidegger qui le note, mais J.-J. Salomon, entre autres. Oui, nous sommes aux prises aujourd’hui avec une nouvelle configuration de la Puissance — qu’on la nomme Gestell   ou phase IV - dont nul ne sait exactement où elle mènera l’humanité.

Mais cette configuration est assez puissante par elle-même pour qu’on ne lui attribue pas encore plus qu’elle n’a, en lui livrant toutes les clés du possible. La science-pour-la-puissance : une phase nouvelle qu’il faudrait savoir considérer comme telle et non par une simple combinaison de ses termes. Il se pourrait, en effet, que la science elle-même, tout en ayant contribué à cet avènement, soit menacée dans ce qui assura jusqu’ici sa tenue : la theoria  . Nous venons de constater que la Recherche au sens actuellement dominant est tout le contraire d’une reviviscence de celle-ci. La science-pour-la-puissance : cette formule pourrait aussi bien laisser croire que la science parvenait enfin au pouvoir, formulation anachronique d’une nouvelle distribution de la puissance (qui écrase ses détenteurs en même temps qu’elle efface ses origines : les affaires Oppenheimer et Sakharov en témoignent chacune à sa façon, parmi bien d’autres signes).

La science, dans la phase IV, ne dira pas plus la connaissance du Bien et du Mal que ne le faisait l’épistémè. Si ses effets de puissance les plus massifs peuvent paraître démoniaques, il ne faut pas oublier que la possibilité du Mal est logée partout, y compris dans le retournement du Bien contre lui-même, dans la dialectique de la bonne intention  , par exemple. En outre, et surtout, il ne nous semble pas sûr que les possibles des phases I et II soient invalidés par l’apparition des phases III et IV - malgré le caractère spécifiquement dominateur, envahissant, quasiment exclusif, de cette dernière.

Penser ce que la science ne pense pas, c’est - avant de penser ce qu’elle ne peut pas penser — penser ce qu’elle peut penser, tout ce qu’elle peut penser - en ses différentes phases. Penser les visages de la potentialisation, c’est aussi repotentialiser la pensée, redistribuer ses cartes. Le possible est-il analysable une fois pour toutes, même dans son infinité — comme chez Leibniz  ? La potentialisation crée de nouveaux possibles, hier inimaginables bien qu’ils fussent possibles. Mais cela prouve que le possible est infiniment plus riche que la potentialisation de la phase IV ne le révèle : évidemment riche de la puissance de ses phases, comme d’autres possibles réservés.

Nous avons établi que la science potentialise principiellement dès l’origine, que cette potentialisation est actualisée dans les Temps modernes par le catalyseur décisif qu’est la Méthode, qu’elle ne cesse d’être réactualisée et déplacée par la forme de plus en plus contemporaine de cette méthode : la Recherche. Il reste à considérer une objection de taille : la science contemporaine ne révèle-t-elle pas des traits si nouveaux qu’ils la font échapper au destin dominateur qui semblait sceller le développement de la science classique? Nous retrouvons la question de la puissance de la science, fil conducteur de notre généalogie de la rationalité. À la mesure même de ses effets inouïs, l’espoir se raccroche aux moindres indices : et si la science contemporaine était, malgré tout, libératrice? Si la « nouvelle alliance » qu’elle prépare devait l’emporter sur ses mauvais génies?