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Aristote et la question du monde

Brague (1988:479-481) – eudaimonia

54 - L’expérience de la vie

sexta-feira 23 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

b) Le bonheur comme expérience de la temporalité

Ainsi, l’expérience du bonheur doit permettre de prendre en vue la caractéristique essentielle de l’expérience fondamentale de la vie. Aristote  , dont on considère la morale comme la variante la plus [477] parfaite de l’eudémonisme, nous laisse cependant, quant à l’analyse du bonheur, assez paradoxalement sur notre faim. Son enquête est en effet concentrée sur la recherche de la vie heureuse, et sur le choix à faire entre les styles de vie qui concourent pour ce prix. Il vise avant tout à établir la supériorité de la vie contemplative. Ce faisant, il ne thématise que le contenu du bonheur. L’acte d’être heureux en tant qu’acte, dans son accomplissement, reste implicite. Aristote n’a pas décrit le bonheur comme expérience. Il sait pourtant parfaitement que l’acte contient une actuosité interne, ou comme on voudra dire. C’est en tout cas ce qu’il suppose quand il attire l’attention sur ce qui distingue la manière dont une chose est là, sans plus (hyparchein  ) de l’advenir (gignesthai) propre à l’acte [1]. Mais à aucun moment, semble-t-il, cet « advenir » ne reçoit de traitement thématique. Cette façon qu’a Aristote de ne pas thématiser le procès comme tel est d’ailleurs en elle-même digne d’intérêt. Il faudrait de même se demander si l’accent mis sur le contenu au détriment de l’accomplissement n’est pas déjà une décision implicite portant sur le statut même du procès que le contenu vient remplir, et sur la nature de ce qui pourra se présenter comme ce contenu.

Essayons donc de décrire l’expérience même du bonheur en prenant comme fil conducteur la remarque selon laquelle « “il est bien loti” et, ensemble, “il a été bien loti” » (1048 b 26), dont nous ne cessons pas de chercher à élucider les implications. Le Philosophe perçoit ici un aspect de la relation qui lie le bonheur et le temps. Sa remarque va bien plus profond que celle de Solon, d’après lequel le temps du bonheur est le passé — et ce, même s’il en loue par ailleurs la sagesse (cf. EN, I, 10). En effet, il ne s’agit plus ici de savoir quand on peut se prononcer sur le bonheur d’autrui, mais comment nous faisons l’expérience actuelle de notre propre bonheur. Or, notre expérience du bonheur comporte justement la structure soulignée par Aristote. Le bonheur se distingue en effet du plaisir, entre autres, par un rapport au temps qui le situe au-delà du « maintenant » présent. [478] Le bonheur est un acquiescement au passé dans son ensemble, dont l’homme heureux se perçoit comme l’aboutissement et le point culminant [2]. Le moment de bonheur est ressenti comme étant le sommet et le résultat de la vie passée dans sa totalité. Ce moment n’est pas, cependant, que le résultat de celle-ci. Il en est tout autant la cause. En effet, l’ensemble de la vie passée reçoit un nouvel éclairage qui le fait apparaître tout entier dans l’optique du bonheur. Le moment de bonheur englobe toute la vie et la rend présente en sa totalité. Nous pouvons donc dire sans réserve ce qui, dans la formule d’Aristote, pouvait d’abord paraître absurde : qui est heureux a été heureux, et l’a été depuis toujours. Et c’est encore plus net si l’on reste fidèle au mot par lequel la langue grecque traduit son expérience du bonheur, et qui implique moins un sentiment que la réception d’une part, que le bon numéro que l’on a tiré dans un passé immémorial et qui ne cesse de déployer ses conséquences (eudaimôn « heureux » de eu-daiô « bien partager »). Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer que, vue de l’extérieur, la vie d’un homme ne comporterait que de bons moments : cette formule, qui suppose une pluralité de moments extérieurs les uns aux autres dont la somme constituerait une vie, laisse échapper l’essentiel. Je veux uniquement dire que celui qui est heureux, en tant qu’il est heureux, maintenant, a toujours été heureux. Cet « avoir été » n’est pas séparable du « est ». Il ne peut en être extrait sans perdre son statut spécifique. Il est partie intégrante du « est » qui en est à la fois la cause et l’effet. Je jouis de mon bonheur passé parce que ce bonheur m’est présent. Mais mon passé ne peut m’apparaître comme un temps de bonheur que parce que, [479] dans l’instant présent, je suis heureux. Car, autrement, les instants heureux que je ne pourrais nier avoir vécus ne figureraient que comme le contrepoint du malheur présent, ne feraient ressortir celui-ci qu’avec plus de cruauté, lui donnant la figure d’un destin. Le bonheur présent est ainsi ce qui met en lumière le bonheur passé, le tire de l’oubli et l’enrôle à son service. Réciproquement, le rôle que le passé reçoit est celui de cause du bonheur présent : mon bonheur présent se sent porté par un passé qu’il sait être le sien. Dans le bonheur, le présent intègre le passé et le récapitule de façon positive  , alors que, dans le malheur, il peut aussi se faire que le passé ne soit introduit dans le présent que pour le faire éclater dans une expérience de déchirement. La présence du passé dans le présent complète le présent. Celui-ci n’est plus simplement un moment fugitif qui s’opposerait aux deux autres dimensions du temps. Il est au contraire comme la crête d’une vague qui se gonfle du passé et domine l’avenir.


Ver online : Rémi Brague


[1EN, IX, 9, 1169 b 29 s. sur quoi cf. Tugendhat (1958), 93 et Brague (1984 b), 259, n. 45. Je reviens sur ce passage au § 38 b, p. 503 s.

[2« En vertu d’une surprenante propriété de l’espèce humaine, tout l’être de Nerjine s’était brusquement métamorphosé (…). Cinq minutes plus tôt (…) ses trente années de vie lui apparaissaient comme un enchaînement absurde et désespérant d’échecs auquel il était impuissant à se soustraire (…). Mais on venait de lui annoncer une entrevue avec sa femme pour aujourd’hui, et ces trente années d’existence s’éclairaient d’un soleil neuf : sa vie était tendue comme la corde d’un arc, et pénétrée de sens dans les grandes comme les petites choses; elle le conduisait de victoire en victoire (…) » (A. Soljénitsyne, Le premier cercle, chap. 30, p. 192. Expérience inverse, chap. 91, p. 618). — Je n’ai pas trouvé de texte grec illustrant ce phénomène. Pour le mouvement en sens inverse (celui qui est heureux croit qu’il le sera toujours), cf. Eschyle, Perses, v. 598-602