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Entendre Heidegger

Fédier (2013:54-58) – gelassen

Et autres exercices d’écoute

segunda-feira 29 de maio de 2023, por Cardoso de Castro

La Gelassenheit   est un engagement qui n’a rien d’un pari ou d’une gageure, par cela même que le rythme lui vient de répondre à ce qu’il lui revient de reconnaître, de mieux en mieux, comme le rythme soi-même. Aucun « laisser-aller » dans la Gelassenheit — ascèse, au contraire, proprement ex-statique de n’interposer aucun obstacle et ainsi de laisser venir à soi la détente du Milieu  .

Remarquons que nous nous trouvons exactement dans une situation   de ce genre : le mot de Gelassenheit   [55] est bien tel qu’au premier abord, il rassemble quelque chose qui ne va pas du tout encore ensemble. D’un côté le sens immédiat du mot, tel qu’il est en usage — à savoir (comme cela se vérifie dans le Grimm) cette région d’acceptions que délimitent les équivalents français « indolence, indifférence, insensibilité, nonchalance » (être gelassen, alors, c’est être détendu, peut-être même parfaitement détendu, au point de paraître indifférent, voire nonchalant). De l’autre côté, Heidegger entend gelassen à partir du préfixe ge-, qui dit le rassemblement qui se recueille pour accomplir le fait de se laisser requérir par l’être. Il n’est donc pas possible de penser sans Gelassenheit — mais assurément pas au sens d’indifférence ou de nonchalance.

La Gelassenheit comporte, pour celui qui s’y tient, une part d’engagement. Or, dans cet engagement-là, il n’y a rien d’autre à engager que soi. Là, l’être humain ne peut s’engager qu’en pensant. Pas de Gelassenheit possible si l’être humain ne pense pas. Factivement, penser, c’est se laisser aborder par la parole que nous adresse silencieusement l’être.

L’être humain ne pense pas s’il n’engage pas son pouvoir de se recueillir pour laisser être. Quelle sera la modalité où peut s’accomplir ce recueillement ? Comment se recueillir pour s’engager comme il faut ?

Se recueillir de telle sorte que le recueillement ne comporte plus rien qui ressemble à une concentration. La pensée « pleine de sens » (comme il a été dit plus haut) n’est pas pleine au sens habituel ; elle n’est pas remplie par un contenu. Elle ne consiste pas même en un pouvoir de se recueillir qui a la forme du cogito  . Ce qui emplit alors la pensée, c’est le mode d’aître du Milieu  , son aîtrée se libérant de toute tension. Se recueillir ainsi, pour laisser accueil à la détente du Milieu, est [56] un engagement sans aucune crispation, un engagement qui ne procède même plus, à proprement parler, d’une volonté. Est-ce pourquoi cet engagement présente lui-même un tel air engageant ? La Gelassenheit est un engagement qui n’a rien d’un pari ou d’une gageure, par cela même que le rythme lui vient de répondre à ce qu’il lui revient de reconnaître, de mieux en mieux, comme le rythme soi-même. Aucun « laisser-aller » dans la Gelassenheit — ascèse, au contraire, proprement ex-statique de n’interposer aucun obstacle et ainsi de laisser venir à soi la détente du Milieu.

Comment rendre gelassen ? Hannah Arendt   ne peut pas avoir ignoré que ce terme jouait, dans les écrits de Heidegger, sur un registre très travaillé. Mais même dans l’acception usuelle, il décrit à merveille comment Heidegger apparaissait, par exemple lorsqu’il prononçait une conférence. Je me souviens de cette fin d’après-midi de printemps, à Aix en Provence, où je l’ai vu et entendu lire Hegel   und die Griechen (Hegel et les Grecs). Dans une lettre, il est très loisible d’évoquer un « état de grâce ». Mais cela reste une image, où l’aspect impathétique ne ressort pas assez. Gelassen —sans aucun pathos  , et pourtant au contact même de ce qui est à dire, entièrement attentif à ne dire que ce qui s’en dit.

Le vieux français entendait encore le substantif masculin relais comme disant l’accomplissement, pour ainsi dire, de « laisser ». De là, la relaisson — la guérison — où l’on est tout à fait « laissé » par la maladie. Mais ces mots sont désormais bien trop loin de l’usage pour pouvoir nous aider à traduire Gelassenheit. C’est donc par le sens que nous pouvons au moins approcher ce mot : s’engager tranquillement à laisser être. [57]

Cela, Hannah Arendt l’a vu, admirablement. C’est pourquoi il est si étonnant qu’elle n’ait pas vu un autre aspect de Heidegger, qui est tout autant au cœur de sa pensée ; qu’elle ne l’ait pas vu au point de le méconnaître caricaturalement : celui de la sigétique1. Mais là, dans cette curieuse insensibilité, elle n’est pas la seule. Nous n’avons pas le sens du silence. Comment pourrions-nous répondre à son appel en sachant faire silence ?


Ver online : François Fédier