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Romano (2018) – a invenção do "eu"

sexta-feira 1º de março de 2024, por Cardoso de Castro

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Resultante da problemática operação gramatical representada pela substantivação de um pronome pessoal, "o eu" [le moi] surge, de fato, no contexto de várias inovações conceituais decisivas, nomeadamente 1) a passagem para o primeiro plano de uma teoria do conhecimento neutra e objetiva, indexada sobre um método universal, e do ponto de vista da qual este ego  , dado a si mesmo em conhecimento evidente, é o primeiro conhecível de direito; 2) a diferença introduzida por Descartes  , e mantida depois dele, entre o eu e o homem, e consequentemente também entre o eu e uma parte do homem, a sua alma ou espírito, diferença que tem como corolário que, quando o eu entra na filosofia, este eu não sou eu, não é o indivíduo empírico que eu sou, nem nenhuma das suas faculdades psicológicas; 3) o fato de este eu só se dar a si mesmo na primeira pessoa, de ser constituído pela relação singular que mantém consigo mesmo, uma relação insignificante que não pode manter com nenhuma outra coisa; 4) finalmente, o fato de ser neste eu que reside a condição da nossa identidade para conosco mesmos através do tempo; o que equivale a dizer que a nossa identidade no sentido comum e vulgar, a identidade que possuímos como seres humanos singulares, não é suficiente para nos identificar: existe, para cada um de nós, uma identidade mais profunda, acessível apenas na primeira pessoa.

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Mais, dira-t-on, réexaminer l’histoire de ce que Foucault   a appelé sans doute à tort « le sujet » à la lumière d’un concept aussi anachronique que celui d’ipséité (ou d’être soi-même) n’est-ce pas inévitablement succomber à une illusion   rétrospective ? Pas moins, en tout cas, que d’interroger cette histoire à la lumière de concepts tels que « le moi » ou « la subjectivité ». Ne l’oublions pas, en effet, le « sujet » ne signifie jamais avant Kant   ce que nous plaçons sous ce vocable, et il signifie même, en un sens, l’exact opposé : l’hupokeimenon, c’est le substrat ultime des choses. Quant au « moi », employé avec si peu de scrupules par tant d’historiens de la philosophie  , avant Philippe Desportes en poésie et Descartes en philosophie, il n’existe tout simplement pas : ni l’âme, ni l’intellect, ni aucune des notions à l’aide desquelles nous pourrions être tentés de paraphraser l’invention cartésienne ne possède des caractéristiques comparables. Il faut se rendre à l’évidence : si anachronisme il y a, celui auquel nous cédons n’est pas moins blâmable que celui qui consiste à appliquer le concept de « sujet » à des pensées pré-kantiennes ou de « moi » à des pensées pré-cartésiennes.

En vérité, la question est moins ici celle de savoir si nous avons le droit d’appliquer rétrospectivement un concept – il est bien difficile de s’en abstenir complètement quand on pratique l’histoire de la philosophie – que celle de déterminer si un tel éclairage rétrospectif est véritablement éclairant. Toute une lignée d’interprètes s’est acharnée à retrouver dans la pensée antique les vestiges d’une conception du moi dans le sens que les égologies ont donné à ce terme : Pierre Hadot, Richard Sorabji, Anthony Long ou Christopher Gill, pour n’en citer que quelques exemples. Ces historiens n’hésitent pas à interpréter la psukhê de Platon  , le noûs   d’Aristote   ou l’hêgemonikon des stoïciens comme autant de figures successives du moi – un moi supposé relever d’une philosophia   perennis   et même, selon une expression assez stupéfiante de Pierre Hadot, de la « psychologie   collective » [1]. On peut raisonnablement penser qu’une telle application non critique du concept central des égologies (souvent d’ailleurs sous la forme qu’il a revêtue chez Locke, celle d’un self) méconnaît la rupture profonde qui a présidé à l’introduction du moi en philosophie. Issu de l’opération grammaticale problématique que représente la substantivation d’un pronom personnel, « le moi » se profile, en effet, sur fond de plusieurs innovations conceptuelles décisives, en particulier : 1) le passage au premier plan d’une théorie de la connaissance neutre et objective, indexée sur une méthode universelle, et du point de vue de laquelle cet ego, donné à lui-même dans une connaissance évidente, fait figure de premier connaissable en droit ; 2) la différence instaurée par Descartes, et qui se maintient après lui, entre l’ego et l’homme, et par conséquent aussi entre l’ego et une partie de l’homme, son âme ou son esprit, différence qui a pour corollaire que, lorsque le moi fait son entrée dans la philosophie, ce moi n’est pas moi, n’est pas l’individu empirique que je suis, ni aucune de ses facultés psychologiques ; 3) le fait que ce moi ne soit donné à lui-même qu’en première personne, qu’il soit constitué par la relation singulière qu’il entretient avec lui-même, relation insigne qu’il ne peut entretenir avec aucune autre chose ; 4) enfin, le fait que c’est dans ce moi que réside la condition de notre identité à nous-mêmes à travers le temps ; ce qui revient à dire que notre identité au sens courant et ordinaire, l’identité que nous possédons en tant qu’êtres humains singuliers, ne suffit pas à nous identifier : il existe, pour chacun de nous, une identité plus profonde, accessible uniquement en première personne.

Aucune de ces déterminations fondamentales qui régissent « l’invention du moi », pour reprendre la juste expression de Vincent Carraud [2], ne possède d’équivalent du côté de la pensée grecque, par exemple. L’idée d’une relation épistémique privilégiée à soi est niée expressément par Platon et Aristote [3], et elle n’est affirmée à notre connaissance par aucun autre philosophe antique. Quant à la question de « l’identité personnelle » au sens qui nous est devenu familier depuis Locke, il n’est pas exagéré de dire qu’elle n’intéresse tout simplement pas les Grecs ou les Romains. Comme l’observe Christopher Gill (pourtant un fervent partisan du self en tant qu’instrument heuristique), « la notion d’identité personnelle […] n’a pas d’équivalent réel dans les écrits anciens49 ». Ou comme le souligne Richard Sorabji (un autre défenseur du moi), « l’intérêt pour l’identité personnelle à travers le temps ne devient pressant qu’à partir du IIIe siècle de notre ère ou plus tard50 » – il faudrait ajouter : beaucoup plus tard. Il est tout de même ennuyeux pour des tenants de cet usage rétrospectif du moi ou du self qu’ils soient contraints de reconnaître que le problème même auquel ce self est censé répondre dans la philosophie moderne n’existe pas pour les philosophes antiques.


Ver online : Claude Romano


ROMANO, Claude. Être soi-même: une autre histoire de la philosophie. Paris: Gallimard, 2018


[1Pierre Hadot, cours au Collège de France de 1988 (inédit) ; cité par Ilsetraut Hadot, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014, p. 311.

[2Sur cette « invention », voir Vincent Carraud, L’Invention du moi, Paris, PUF, 2010 (les quatre déterminations que nous mentionnons ne se trouvent pas dans cet ouvrage). Voir aussi infra, chap. XIII.

[3Platon, Alcibiade, 132 d sq. ; Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b 33 sq. Platon et Aristote affirment dans ces passages (et d’autres) que nous sommes le mieux connus par notre ami qui, seul, discerne ce qu’il y a de meilleur et de plus vrai en nous. La contemplation de soi est réservée par Aristote soit à l’être divin (voir Métaphysique, Λ, 7, 1072 b 20 et 9, 1075 a 33-34), soit aux êtres les plus stupides. Car « si un homme se prend pour objet de son examen, nous le nommons imbécile [anaisthêtos, littéralement : qui ne sent rien] » (Grande morale, II, 15, 1213 a 5).