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Philosophies de la communication

Schérer (1971:16-23) – La psychologie compréhensive comme fondement de la communication historique et les limites de cette communication

Élucidation théorique des fondements de la communication

quarta-feira 14 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Au fondement des sciences de l’homme il y a donc une première opération « communicative », celle qui permet à l’intériorité de pénétrer l’intériorité. Cette pénétration étant spirituelle, les sciences de l’homme se distingueront des sciences de la nature objective en tant que Sciences de l’esprit.

Si une connaissance de l’homme dans sa vie sociale et historique est possible, cette connaissance ne peut traiter son objet comme un phénomène de la nature; car l’objet est ici, en même temps, sujet : la relation qu’il entretient avec le sujet de la connaissance n’est pas une relation externe, mais une relation interne de communication. Au fondement des sciences de l’homme il y a donc une première opération « communicative », celle qui permet à l’intériorité de pénétrer l’intériorité. Cette pénétration étant spirituelle, les sciences de l’homme se distingueront des sciences de la nature objective en tant que Sciences de l’esprit. Mais qu’en est-il de cet « esprit » et de la communication qui s’établit en son sein   ? Ce premier acte de fondement est-il un acte psychologique, quelle psychologie   peut permettre de le situer ? Pourra-t-il échapper à la relativité et à l’individualité du sentiment pour atteindre à l’universalité de l’intellection, propre à fonder une science ? Ces questions d’une portée universelle parcourent comme des thèmes constamment repris et approfondis l’œuvre du principal théoricien des Geisteswissenschaffen.

Le projet fondamental de W. Dilthey   est de réaliser, pour les sciences de l’homme, ce que Kant   avait fait pour les sciences de la nature. Une critique de la connaissance historique, l’histoire étant le lieu même de la vie spirituelle, sera à la base des sciences de i’esprit. Seulement, alors que, pour Kant, le fondement se trouve dans la conscience pure dont l’acte est intemporel, le principe des sciences de l’esprit ne peut être que dans la vie réelle historique.

La nouveauté et aussi les difficultés théoriques de l’œuvre de Dilthey viendront de cette décision de ne postuler aucune transcendance en dehors du monde historique, aucun regard objectif absolu permettant de voir le déroulement de l’histoire en dehors de l’homme vivant et des chaînes de communication qui s’édifient entre hommes historiques vivants. Mais comment échapper alors au relatif, et s’élever, si le lien est la communication, à une conception scientifique de la communication elle-même ? A l’inverse de Hegel   qui, dans sa conception historique de l’Esprit, assure le Savoir absolu contre la relativité des perspectives, c’est de la multiplicité mouvante des existences psychologiquement vécues que Dilthey tentera d’atteindre, s’il y en a une, l’universalité d’un savoir. Ainsi se dégage une problématique de portée très générale du rapport entre l’effectivement vécu, et l’exigence d’éclairer ce vécu lui-même, de le fonder en vérité par un savoir conceptuel. Si une telle problématique ne reçoit pas chez Dilthey de solution satisfaisante, elle est tout au moins portée par lui à un niveau d’élaboration théorique qui fait de son œuvre un point de référence exemplaire pour toute conception contemporaine de la communication humaine envisagée dans l’extension de sa signification.

Le problème de la connaissance d’autrui occupe une place centrale dans la philosophie   diltheyenne. Par « l’autre », il ne faut pas entendre, cela va de soi, l’altérité absolue d’un objet naturel, mais l’autre qui, différent par son contenu interne, est cependant proche de nous, et peut continuer à vivre en nous-même, l’autre homme, et, par excellence, l’homme du passé. Le savoir que nous avons de l’autre ne peut ainsi être séparé de la conscience que nous avons d’être homme : nous ne pouvons savoir ce que sont les autres que parce que nous vivons l’expérience intime de notre propre vie. Par suite, à la base de toute science de l’homme, il y a une connaissance de soi de l’individu, identique au sentiment interne d’exister.

Mais ce primat absolu du sujet individuel de la vie ne signifie pas une réduction à soi, une réduction idéaliste de toute connaissance à la connaissance de soi ou à la représentation. La conversion psychologique qui est réclamée par la constitution d’une Science de l’esprit est légitimée en effet par un élargissement de la notion de psychisme individuel. Envisagé dans sa vie concrète, ce psychisme n’a rien de commun avec la face abstraite qu’il présente dans une psychologie objective ou introspective. Par d’autres voies que les psychologues de l’Einfühlung  , Dilthey aboutit à cette même constatation que ce psychisme peut recevoir des contenus étrangers, car il est ouvert sur la totalité de la vie historique et sociale. En d’autres termes, cette vie le constitue, en même temps qu’il est le point de départ à partir duquel elle est saisie.

Le phénomène de base, le principe épistémologique de la science du rapport interhumain, est alors l’acte par lequel la conscience interne individuelle a accès à la conscience de l’autre. Par opposition à la connaissance extérieure de l’objet représenté et qui conduit à une explicitation de cet objet (littéralement à son explication), l’acte de saisir le psychisme d’autrui est un acte de compréhension dont le caractère premier est de conserver dans ses propriétés globales ce qui est donné au sein de la totalité vécue.

La notion de compréhension permet chez Dilthey un passage entre l’expérience vécue et l’appréhension conceptuelle. Elle concerne tout aussi bien le comprendre a-théorétique ou vital d’une autre réalité psychique que la compréhension du signe, du symbole, qui sont des formes où la vie s’extériorise (Origine et développement de (’herméneutique). Il y a une logique herméneutique s’appuyant sur la compréhension, antérieure à toute logique formelle des propositions, et qui la fonde. La compréhension est ainsi individualisante et, dans la mesure où la raison est identifiée avec une logique propositionnelle, procédant par voies générales, irrationnelle. Elle est le présupposé, dans toute connaissance relevant d’une Science de l’esprit, de toute activité théorique. Précisons que la compréhension n’est pas, dans son principe, pour Dilthey, une activité « irréelle », mais un rapport entre « réalités » psychiques, ou entre contenus de conscience : c’est dans cette référence psychologique à la réalité de l’être spirituel que réside le caractère propre de la conception diltheyenne, et aussi le principe des difficultés rencontrées dans le maniement de la notion de compréhension et dans son application universelle.

Toutefois cette projection de l’expérience interne n’implique pas une réduction de tout le monde psychique d’autrui à une conscience de soi, qui serait une manière d’interpréter, par exemple, tout le passé sur la base de l’actuel. Dilthey distingue au contraire entre l’attitude de la compréhension et celle du subjectivisme historique, né justement de la croyance en l’indépendance de la conscience connaissante à l’égard du sujet vivant. Le relativisme radical de la projection compréhensive s’oppose à l’illusion   d’une connaissance objective explicative, qui repose en fait sur un subjectivisme conceptuel.

Au sein du subjectivisme psychologique apparent surgit le véritable absolu, le lien spirituel profond entre les esprits qui assure la correspondance des contenus de conscience, la compréhension et la communication. L’analyse psychologique renvoie toujours, chez Dilthey, à un plan plus primitif et plus profond que celui de l’individuel : celui de la « vie », envisagée, non comme phénomène biologique, mais comme fond commun du monde spirituel. Seule une philosophie de la vie (Lebensphilosophie  ) peut réaliser l’union d’une compréhension du particulier et d’une aspiration universelle, au nom de laquelle le « Monde de l’histoire » apparaît comme le lieu d’une communication possible. L’œuvre de Dilthey est progressivement dominée au cours de son développement par cette recherche d’une fusion entre l’intelligence du singulier et la validité universelle; il existe une permanence de principe permettant au contemporain, et particulièrement au philosophe, de faire siennes des expériences humaines multiples. A l’universalité kantienne affirmant une communication rationnelle idéale se trouve substituée cette communication psychologiquement réelle, dont le fond est une certaine identité trans-temporelle du monde vécu. La véritable notion de l’homme, quoique reposant toujours sur la base de son individualité, est ainsi celle de la totalité de la vie humaine dans les divers « types » sous lesquels elle est historiquement réalisée :

« La philosophie va précisément consister à élever jusqu’au sentiment de son unité le sentiment de notre totalité, de ce fond obscur d’où sont jaillies les grandes manifestations de l’esprit; elle consistera en même temps à montrer qu’un lien organique unit toutes ces expressions de notre totalité ». (Théorie des conceptions du monde, p. 222).

L’importance de cette Lebensphilosophie pour notre époque n’est plus à démontrer; c’est en son nom que se constituera même une certaine forme d’éthique. Elle permet d’établir les limites de l’universalité abstraite, en définissant ces « unités » d’expérience psychique et de communication que sont les « visions » ou les conceptions du monde, véritables médiations concrètes entre le singulier et la totalité. C’est, non dans l’individu pur abstrait, mais dans la « vision du monde », et dans l’individu dont le contenu psychique est commandé par une vision du monde que la compréhension trouve son domaine propre. La tâche philosophique essentielle sera la délimitation des Weltanschauungen en tant que phénomènes psychologiques au sein desquels nous sommes situés. Les phénomènes humains auxquels nous avons intérieurement accès d’une façon immédiate sont ceux qui sont compris dans notre Weltanschauung   ; dégager sa Weltanschauung par-delà la dispersion des événements psychiques est avoir accès à une première compréhension de soi. Déjà, en elle-même, la prise de conscience de la vision du monde en tant que telle est une façon de dépasser sa finitude, car l’intériorité profonde dont elle est faite n’est pas identique à la simple intériorité psychique individuelle. Les visions du monde pourront donc communiquer entre elles tant qu’elles se constitueront sur le fond d’une même intériorité.

Il y a toutefois des limites à une telle communication, et ce sont celles que la psychologie assigne. Recherchant un facteur commun entre les visions du monde différentes, celles de notre tradition   culturelle (morale, esthétique, scientifique, etc..) Dilthey découvre, non en la pensée rationnelle conceptuelle, mais en la religion   « le fait qui domine l’histoire de l’esprit humain dans sa totalité ». Et au-delà de la sphère où se développe la pensée religieuse, l’historien atteint un domaine où les rapports humains ne lui sont plus compréhensivement accessibles. Nous pouvons les représenter extérieurement, non y participer intérieurement. Ainsi en est-il de la période « mythique», de la période préhistorique: «Mais l’intériorité de l’homme de ce temps-là se dérobe à toute reconstruction historique » (Théorie des conceptions du monde, p. 174).

La Weltanschauung de la religion embrasse, il est vrai, un champ beaucoup plus vaste que celui de telle religion définie. Il comprend « une certaine conscience de l’unité du monde ayant pour conséquence une certaine attitude pratique de l’homme ». En ce sens la religion, en tant qu’elle dépasse les limites de la représentation et de la connaissance peut être appelée « l’habitus   normal de notre âme profonde » (ibid, p. 213).

Mais comment pouvons-nous être assurés que la religion soit un fait psychologique universel et originaire; qu’il y ait, à travers les religions, un identique fonds ou contenu psychique qui se conserve ? Pour que la thèse de Dilthey puisse être totalement reçue, il serait nécessaire, tout au moins, qu’elle fût élaborée sur la base d’une véritable psychologie des profondeurs, alors que la psychologie dont il fait usage dans la définition des Weltanschauungen, repose sur la délimitation approximative, voire tautologique, de certains contenus de conscience ; ainsi :

« Le savant qui étudie le fait religieux s’en tiendra à la notion empirique que ces processus   présentent toujours une liaison, pour peu qu’ils apparaissent au sein d’un groupe de gens ayant l’esprit religieux» (ibid., p. 213).

Par défaut de mettre en question le postulat que la catégorie sociologique s’éclaire à partir de la compréhension psychologique, Dilthey élude le problème de la fondation de la fonction psychologique dans le cadre d’une certaine institution sociale où tout fondement psychologique, pour séduisant qu’il paraisse tout d’abord, se heurte à la résistance de catégories positives qu’il avait la prétention d’éclairer. Contre la psychologie compréhensive visant à donner la première place aux phénomènes de communication, une sociologie   positiviste (par exemple durkheimienne) aura toujours la possibilité d’opposer le fait à la conscience. Par ailleurs, l’approfondissement des motivations psychologiques pourra faire éclater le cadre de la Weltanschauung et en particulier celui de la Weltanschauung religieuse : la psychanalyse freudienne recherchera au niveau des structures inconscientes, et non plus dans une conscience interne, l’enracinement d’une communication dont Dilthey a bien vu qu’elle dépassait le plan d’une raison conceptuelle, mais qu’il fait dépendre d’une définition encore élémentaire du psychisme. En suivant cette voie, les recherches contemporaines ont ébranlé les notions d’immédiateté, de profondeur, d’intériorité psychologique.

Et elles n’ont pu le faire qu’en opérant une critique radicale de la notion de compréhension psychologique en tant que fondement de la connaissance d’autrui et de la communication. Dans ce mouvement critique, deux orientations se dessinent: l’une est celle du « néo  -kantisme », l’autre, celle de la phénoménologie husserlienne.


Ver online : René Schérer