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O Visível e o Invisível

Merleau-Ponty (VI) – homenzinho dentro do homem

quarta-feira 3 de novembro de 2021

Autant il est vrai que je ne peux, pour sortir des embarras où me jette la foi perceptive, m’adresser qu’à mon expérience du monde, à ce mélange avec le monde qui recommence pour moi chaque matin dès que j’ouvre les yeux, à ce flux de vie perceptive entre lui et moi qui ne cesse de battre du matin au soir, et qui fait que mes pensées les plus secrètes changent pour moi l’aspect des visages et des paysages comme inversement les visages et les paysages m’apportent tantôt le secours et tantôt la menace d’une manière d’être homme qu’ils infusent à ma vie, – autant il est sûr que la relation d’une pensée à son objet, du cogito   au cogitatum, ne contient ni le tout ni même l’essentiel de notre commerce avec le monde et que nous avons à la remplacer dans une relation plus sourde avec le monde, dans une initiation au monde sur laquelle elle repose et qui est toujours déjà faite quand le retour réflexif intervient. Cette relation-là, – que nous appellerons l’ouverture au monde –, nous la manquerons dans le moment où l’effort réflexif essaie de la capter et pourrons entrevoir du même coup les raisons qui l’empêchent d’y réussir et la voie par laquelle nous y parviendrions. Je vois, je sens, et il est sûr que, pour me rendre compte de ce que c’est que voir et que sentir, je dois cesser d’accompagner le voir et le sentir dans le visible et le sensible où ils se jettent, et ménager, en deçà d’eux-mêmes, un domaine qu’ils n’occupent pas et d’où ils deviennent compréhensibles selon leur sens et leur essence. Les comprendre, c’est les suspendre puisque la vision naïve m’occupe tout entier, et que l’attention à la vision qui s’y ajoute retranche quelque chose de ce don total, et surtout puisque comprendre c’est traduire en significations disponibles un sens d’abord captif dans la chose et dans le monde même. Mais cette traduction vise à rendre le texte ; ou plutôt le visible et l’explicitation philosophique du visible ne sont pas côte à côte comme deux ensembles de signes, comme un texte et sa version dans une autre langue. S’il était un texte, ce serait un étrange texte, qui nous est donné directement à tous, de sorte que nous n’en sommes pas réduits à la traduction du philosophe et pouvons la confronter à lui ; et la philosophie   de son côté est plus et moins qu’une traduction, plus, puisqu’elle seule nous dit ce qu’il veut dire, moins, puisqu’elle est inutilisable si l’on ne dispose pas du texte. Le philosophe, donc, ne met en suspens la vision brute que pour la faire passer dans l’ordre de l’exprimé : elle reste son modèle ou sa mesure, c’est sur elle que doit ouvrir le réseau de significations qu’elle organise pour la reconquérir. Il n’a donc pas à supposer inexistant ce qui était vu ou senti, et la vision ou le sentir eux-mêmes, à les remplacer, selon les mots de Descartes  , par la « pensée de voir et de sentir », qui n’est considérée, elle, comme inébranlable que parce qu’elle ne présume rien sur ce qui est effectivement, que parce qu’elle se retranche dans l’apparition de ce qui est pensé à la pensée, d’où, en effet, elle est inexpugnable. Réduire la perception à la pensée de percevoir, sous prétexte que seule l’immanence est sûre, c’est prendre une assurance contre le doute, dont les primes sont plus onéreuses que la perte dont elle doit nous dédommager : car c’est renoncer à comprendre le monde effectif et passer à un type de certitude qui ne nous rendra jamais le « il y a » du monde. Ou bien le doute n’est qu’un état de déchirement et d’obscurité, et alors il ne m’apprend rien, – ou, s’il m’apprend quelque chose, c’est qu’il est délibéré, militant, systématique, et alors il est un acte, et alors, même si dans la suite sa propre existence s’impose à moi comme une limite au doute, comme un quelque chose qui n’est pas rien, ce quelque chose est de l’ordre des actes, où je suis désormais enfermé. L’illusion   des illusions est de croire à ce moment qu’en vérité nous n’avons jamais été certains que de nos actes, que depuis toujours la perception a été une inspection de l’esprit, et que la réflexion est seulement la perception revenant à elle-même, la conversion du savoir de la chose à un savoir de soi, dont la chose était faite, l’émergence d’un « liant » qui était la liaison même. Cette « spiritualité » cartésienne, cette identité de l’espace et de l’esprit, que nous croyons prouver en disant que, de toute évidence, l’objet « lointain » ne l’est que par sa relation à d’autres objets plus « lointains » ou « moins éloignés », – qui, elle, n’appartient en propre à aucun d’eux et est la présence immédiate de l’esprit à tous, et qui finalement remplace notre appartenance au monde par un survol du monde, – elle ne tient son apparente évidence que d’un postulat très naïf (et à nous suggéré par le monde justement), selon lequel c’est toujours la même chose que je pense quand le regard de l’attention se déplace et se reporte d’elle-même à ce qui la conditionne : conviction massive tirée de l’expérience extérieure, où j’ai en effet l’assurance que les choses sous mes yeux demeurent les mêmes pendant que je m’en approche pour les inspecter mieux, mais parce que le fonctionnement de mon corps comme possibilité de changer de point de vue, « appareil à voir » ou science sédimentée du « point de vue » m’assure que je m’approche de la chose même que je voyais tout à l’heure de plus loin. C’est la vie perceptive de mon corps qui soutient ici et qui garantit l’explicitation perceptive, et loin qu’elle soit elle-même connaissance de relations intra-mondaines ou inter-objectives entre mon corps et les choses extérieures, elle est présupposée dans toute notion d’objet et c’est elle qui accomplit l’ouverture première au monde : ma conviction de voir la chose elle-même ne résulte pas de l’exploration perceptive, elle n’est pas un mot pour désigner la vision proximale, c’est inversement elle qui me donne la notion du « proximal », du « meilleur » point d’observation et de la « chose même ». Ayant donc appris par l’expérience perceptive ce que c’est que « bien voir » la chose, qu’il faut et qu’on peut, pour y parvenir, s’approcher d’elle, et que les nouvelles données ainsi acquises sont des déterminations de la même chose, nous transportons à l’intérieur cette certitude, nous recourons à la fiction d’un « petit homme dans l’homme », et c’est ainsi que nous en venons à penser que réfléchir sur la perception, c’est, la chose perçue et la perception restant ce qu’elles étaient, dévoiler le vrai sujet qui les habite et les a toujours habitées. En réalité, je devrais dire qu’il y avait là une chose perçue et une ouverture à cette chose que la réflexion a neutralisées, transformées en perception-réfléchie et en chose-perçue-dans-une-perception-réfléchie, et que le fonctionnement réflexif, comme celui du corps explorateur, use de pouvoirs pour moi obscurs, enjambe le cycle de durée qui sépare la perception brute de l’examen réflexif, et ne maintient pendant ce temps la permanence du perçu et celle de la perception sous le regard de l’esprit que parce que mon inspection mentale et mes attitudes d’esprit prolongent le « je peux » de mon exploration sensorielle et corporelle. Fonder celle-ci sur celle-là, et la perception de fait sur l’essence de la perception telle qu’elle apparaît à la réflexion, c’est oublier la réflexion même comme acte distinct de reprise. En d’autres termes, nous entrevoyons la nécessité d’une autre opération que la conversion réflexive, plus fondamentale qu’elle, d’une sorte de surréflexion qui tiendrait compte aussi d’elle-même et des changements qu’elle introduit dans le spectacle, qui donc ne perdrait pas de vue la chose et la perception brutes, et qui enfin ne les effacerait pas, ne couperait pas, par une hypothèse d’inexistence, les liens organiques de la perception et de la chose perçue, et se donnerait au contraire pour tâche de les penser, de réfléchir sur la transcendance du monde comme transcendance, d’en parler non pas selon la loi des significations de mots inhérentes au langage donné, mais par un effort, peut-être difficile, qui les emploie à exprimer, au-delà d’elles-mêmes, notre contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas encore des choses dites. Si donc la réflexion ne doit pas présumer de ce qu’elle trouve et se condamner à mettre dans les choses ce qu’elle feindra ensuite d’y trouver, il faut qu’elle ne suspende la foi au monde que pour le voir, que pour lire en lui le chemin qu’il a suivi en devenant monde pour nous, qu’elle cherche en lui-même le secret de notre lien perceptif avec lui, qu’elle emploie les mots pour dire ce lien prélogique, et non pas conformément à leur signification préétablie, qu’elle s’enfonce dans le monde au lieu de le dominer, qu’elle descende vers lui tel qu’il est au lieu de remonter vers une possibilité préalable de le penser, – qui lui imposerait par avance les conditions de notre contrôle sur lui –, qu’elle l’interroge, qu’elle entre dans la forêt des références que notre interrogation fait lever en lui, qu’elle lui fasse dire, enfin, ce que dans son silence il veut dire… Nous ne savons pas, ni ce que c’est exactement que cet ordre et cette concordance du monde auxquels nous nous livrons ainsi, ni donc à quoi l’entreprise aboutira, ni même si elle est vraiment possible. Mais le choix est entre elle et un dogmatisme de la réflexion dont nous ne savons que trop où il va, puisqu’avec lui la philosophie s’achève au moment où elle commence, et, pour cette raison même, ne nous fait pas comprendre notre propre obscurité.


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