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Maldiney (Aîtres:7-10) – es gibt

Pulsions destinales et temps de la présence

terça-feira 21 de novembro de 2023, por Cardoso de Castro

Le Es du es gibt   allemand peut bien être le fond. Mais le y du il y a est l’ouverture [1]. Y être tel est l’acte originaire qui rend possible toute présence dont l’imminence au monde conditionne toute instance. Or il se déploie en ouvrant le temps. C’est parce qu’en lui la présence se destine qu’il y a destin. « Si la présence peut être atteinte par les coups du destin, c’est uniquement parce que dans le fond de son être elle est destin. » [2]

Mais la présence n’est pas ce qu’elle est dans le fond de son être — tel que le définit le vouloir du fond désigné par le Es gibt. L’existence n’est pas le fond. Au contraire le fond n’est qu’en elle. Et si le fond a lieu en elle, elle a lieu dans le y de l’ouverture. La présence qui décide de soi ne se résout pas à elle-même pour se constituer en totalité. Elle ne cesse d’émerger à travers mais par-delà [7] son propre destin. L’hypothèque originelle que le Es a sur nous a pris dans la psychologie   des profondeurs la forme d’un système de pulsions. Freud   avait décelé en elles les puissances « mystérieuses et grandioses » d’une dramaturgie en quête d’acteurs-personnages. Et il est significatif que l’analyse la plus complète et la plus précise de la dynamique et de la dialectique pulsionnelles soit présentée par son auteur Leopold Szondi comme « Analyse du destin ». Or le système pulsionnel en fonctionnement comporte des seuils de rupture et d’émergence. Chaque vecteur pulsionnel signifie à son niveau « un entrelacement de besoins qui suivent une direction pulsionnelle homogène » [3]. Mais une situation   pulsionnelle de niveau déterminé (sexuelle, paroxysmale ou de contact) peut se trouver en porte-à-faux par rapport à son propre champ — comme un comportement en avance sur l’organe. Cet état critique est une mise en demeure de dépassement auquel répond l’émergence d’un autre vecteur. Ainsi la dramatique, sans autre issue que l’absence, des états paroxysmaux (facteurs épileptique et hystérique) témoigne d’une tentative d’intégration prématurée, dont l’inadéquation exprime, dans la surprise, une exigence qui ne s’éclaire qu’avec l’émergence — ici voilée (dans l’hystérie), là court-circuitée (dans l’épilepsie) — du vecteur Sch, celui du moi, qui seul répond de soi à travers lui-même et tous les autres. Mais l’événement-avènement du moi participe de l’ambiguïté destinale où s’entrelacent et se repoussent le « destin contrainte » et le « destin choix » [4]. Szondi rattache le circuit du moi à travers ses propres radicaux « aux péripéties du pouvoir-être heideggerien (Sein  -können) » [5]. Cependant la puissance (Macht  ) qui s’articule en elles éclate en deux sens différents, correspondant aux deux sens du destin. La relation du Moi au procès d’être est susceptible de deux diathèses : l’une passive, l’autre moyenne. L’existence schizophrénique correspond à la première : elle est selon l’exacte expression de Jacques Schotte un Gemachtwerden. Dépossédé de son pouvoir, le schizophrène est « pu » par autrui et subit son destin. L’autre diathèse existentielle exprime l’être sui-transitif d’un moi qui se peut lui-même et qui est présent à soi dans l’ouverture de sa transpossibilité.

Chaque vecteur pulsionnel est intérieurement articulé aux autres. Tous, par exemple, comportent des états critiques dont l’instabilité se transforme en vertige dans la pulsion paroxysmale où sentir et désir s’exaspèrent dans l’âpre contradiction du re-s-sentiment et [8] de la mise hors de soi. L’absence de tout là, l’incapacité d’y être, la contrainte à l’impossible — écran du transpossible — constitue une mise en demeure d’avoir à être quelque chose comme un Soi.

Si, au niveau de son vecteur spécifique, le Moi est aussi un être pulsionnel, inversement les autres vecteurs peuvent être assumés par le pouvoir-être d’une présence en personne. La notion de pouvoir (Können) s’inscrit — selon le discernement rigoureux de Jacques Schotte — dans la triade Kraft — Gewalt   — Macht; Force — Violence — Puissance, à quoi répond le ternaire szondien du contact (vecteur C), de la sexualité et des affects (groupe central S.P.) et du Moi (vecteur Sch.). Force et violence sont, comme la puissance, susceptibles d’être subies ou agies. L’homme peut être forcé ou s’efforcer au monde et il peut céder ou commander aux puissances démoniques [6] du désir et des affects. Dans la sphère du contact — de l’espace maternel à l’espace de l’Umwelt   — s’entretissent les besoins pulsionnels du prendre et du lâcher (d), de l’être enveloppé et de l’être séparé (m). Or, tandis que les existences maniaques et dépressives, en proie à l’excès ou au manque de force, sont des existences forcées, où la présence ici, délaissée, est fixée sur sa perte et là, immergée et errante, se volatilise dans l’amorphe, la dynamique du contact authentique suppose l’emprise d’une présence.

L’exemple le plus extrême en est l’art — et à ce niveau plus particulièrement la peinture. Sa force est immanente à son pouvoir [7] de ménager le lieu de sa propre émergence et de celle de l’Umwelt. La présence de Cézanne est le pouvoir d’y être, ouvrant le il y a dans l’ouverture duquel le fond ex-iste. Cézanne — c’est sa tâche axiale — essaie de surmonter la contradiction entre le modelé tactile des objets («il faut que ça tourne ») et la modulation optique des plans dans la lumière («la lumière où l’âme des plans fusionne »); entre la prise des choses (le monde du père, le salon de Bouguereau) et l’imprenable phénoménalité qui l’enveloppe (la mère, la nature sans cadre), entre la forme définie et l’espace infini. Engloutissant « la têtue géométrie », l’énergie radiante de la couleur, constitutive de la chose, diffuse dans l’espace qu’elle n’occupe pas mais habite. La forme est le lieu mobile de la rencontre du dedans et du dehors. Rencontre faite d’événements-avènements qui sont eux-mêmes des rencontres phénoménales (de deux tons, d’une lumière et d’une ombre…), la forme est genèse du présent en chacun des moments de la couleur. « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » L’art cézannien fonde un Aiôn. [9]

La Gewalt — sphère de la domination et de la servitude — offre une analogue double voie : dans les états névrotiques ou paroxystiques, le moi est ce sujet de service que les transports inter- et intra-projectifs contraignent à sa propre métaphore [8] et la présence n’y a — dans les crises extrêmes de l’épilepsie et de l’hystérie — d’autre éclosion que l’abîme où s’achève la violence du « maître absolu : la mort » [9].

Les états paroxystiques sont des courts-circuits dans le cycle pulsionnel. Suffit-il, pour rendre motrice la violence de ce feu, d’un « retard » adroitement combiné… qui « permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur » [10] ? Caïn se donne alors des gênes et des contraintes, Caïn tourne la meule. Mais il n’est pas encore Moïse, il n’a pas d’issue vers soi. Dans l’analyse que Szondi a faite de ces deux figures bibliques, l’infinie supériorité de la seconde sur la première est que Moïse a en lui tout ce que Caïn est. Il ex-iste en le dépassant tout son fond caïnique. Et en conclusion de son analyse, Szondi cite ce passage d’un texte hassidique : « On peut servir Dieu avec la pulsion mauvaise, si on dirige vers Dieu sa flamme   et son désir brûlant. Et sans pulsion mauvaise, il n’y a pas de service accompli. » [11]

La violence du fond n’est existence que par la présence du Moi qui se peut lui-même et qui remet en cause tout le système des prédestinations du champ pulsionnel en ouvrant le champ de sa trans-possibilité. Aussi est-ce avec lui, entendu comme le rapport à soi d’une présence originaire, distincte de l’originelle, que commence LE TEMPS.


Ver online : Henri Maldiney


[1Ni vide. Ni plein. Mais la plénitude du vide qu’est la lumière — comme dans le poème de Hölderlin : « Komm ins Offene ».

[2M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 384.

[3L. Szondi, Introduction à l’analyse du destin, Louvain, Paris, 1972, p. 137.

[4Ibid., p. 11.

[5L. Szondi, Clivages du moi, in : Revue de Psychologie et des sciences de l’éducation, Louvain, 1971, note 13, p. 482.

[6« Et il y a là-dedans la volonté qui ne meurt pas… L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. » (En épigraphe à Ligeia, d’Edgar Poe).

[7En allemand, art (Kunst) signifie pouvoir (können).

[8Métaphore : littéralement, transport.

[9Hegel, Phänomenologie des Geistes, Jub. Ausg., Stuttgart, 1964, t. II, p. 156 [trad. Hyppolite, t. I, p. 164].

[10Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, 1919, p. 14.

[11L. Szondi, L’homme Moïse et l’analyse du destin, in : Revue de Psychologie et des Sciences de l’Education, Louvain, 1971, vol. 6, n° 4, p. 444.