Página inicial > Fenomenologia > Kierkegaard: Les Soucis des Païens - PRÉAMBULE

Discours chrétiens

Kierkegaard: Les Soucis des Païens - PRÉAMBULE

Trad. P.-H. Tisseau

terça-feira 18 de novembro de 2008

Extrait de « Discours chrétiens », par Søren Kierkegaard  . Trad. P.-H. Tisseau. Delachaux & Niestlé, 1952.

C’est au sommet du Sinaï que, sous le tonnerre du ciel, la loi fut donnée; tout animal qui, hélas! par imprudence et bien innocemment s’approchait du mont sacré devait être mis à mort — suivant la loi. C’est au pied de la montagne que le sermon fut prononcé. Telle est la relation de la loi à l’Evangile qui est le ciel descendu sur la terre. Au pied de la montagne : tant l’Evangile montre de douceur, tant le divin qui s’abaisse est maintenant proche de la terre et est cependant plus céleste. Au pied de la montagne : et qui plus est, le lis et l’oiseau sont aussi venus ; et ne dirait-on pas une sorte de plaisante participation… au jeu ; car si le sérieux devient encore plus sacré par leur présence, il le devient grâce à cette sorte de plaisanterie qu’est pourtant cette présence. Ils sont de la partie; plus même, ils ont part à l’enseignement; car, sans nul doute, l’Evangile est bien le maître proprement dit; Christ est « le maître » — le chemin, la vérité et la vie dans l’enseignement; mais l’oiseau et le lis n’en sont pas moins là comme sortes de maîtres-adjoints.

Comment est-ce possible? La question n’est pas si difficile. En effet, ni le lis, ni l’oiseau ne sont païens; mais ils ne sont pas davantage chrétiens; et c’est justement pourquoi ils peuvent être de précieux collaborateurs dans l’enseignement du christianisme. Si tu les observes, tu découvres la manière de vivre des païens qui, en effet, ne vivent pas comme eux; et si tu vis comme ces maîtres, tu es alors un chrétien, ce qu’ils ne sont ni ne peuvent devenir. Le paganisme est en opposition avec le christianisme; mais le lis et l’oiseau ne s’opposent à aucun de ces antagonistes; ils jouent leur rôle, si j’ose dire, en dehors du débat et ils se tiennent sagement à l’écart de tout conflit. Et pour ne point juger ni condamner, l’Evangile les invoque pour faire éclater la nature du paganisme, mais par là aussi, les exigences adressées au chrétien. Le lis et l’oiseau s’interposent pour empêcher le jugement, car ils ne jugent personne ; et toi, tu ne dois pas juger le païen, mais t instruire auprès du lis et de l’oiseau. Tâche difficile, situation   délicate que la leur dans l’enseignement; nul non plus ne pourrait s’en acquitter; tout autre en viendrait vite à accuser et à juger le païen et à faire l’éloge du chrétien au lieu d’instruire ; ou encore, à juger en le raillant le soi-disant chrétien qui ne vivrait pas ainsi. Mais le lis et l’oiseau, tout à l’enseignement qui les absorbe, ne se font aucunement remarquer : ils ne regardent ni à droite, ni à gauche; ils ne distribuent ni éloges, ni blâmes comme fait d’ordinaire un maître; et comme « le Maître » dont il est écrit qu’il « ne s’inquiète de personne » (Marc XII, 14), ils n’ont soin que d’eux-mêmes. Et pourtant, vraiment, comment ne pas s’instruire à leur vue? Un maître, hélas! a beau faire tout son possible, on se demande parfois si l’élève profite de ses leçons; mais’ bien que le lis et l’oiseau ne fassent rien du tout, il est presque impossible de ne pas s’instruire auprès d’eux. Ne peuvent-ils déjà nous apprendre en quoi consiste l’enseignement, l’enseignement chrétien, le grand art de l’enseignement où l’on a l’air de ne rien faire, sinon de s’occuper de soi, mais de façon si vivante, saisissante et persuasive, si peu coûteuse encore et si touchante qu’il est impossible de ne pas en tirer profit! Certes, quand un maître humain a tout fait sans aucun résultat pour l’élève, il peut dire que ce n’est pas sa faute; mais quand tu as appris une foule de choses du lis et de l’oiseau, ne semblent-ils pas dire : « Ce n’est pas notre faute ». Tellement ils sont bienveillants et humains envers le disciple, et dignes de leur mission divine.

As-tu oublié quelque chose? Ils sont tout de suite prêts à recommencer pour toi, à répéter sans cesse, si bien qu’à la fin tu es obligé de savoir; si tu n’apprends rien d’eux, ils ne font point de reproches, mais ils poursuivent leur enseignement avec une inlassable persévérance, uniquement occupés de faire comprendre; et si tu apprends d’eux quelque chose, ils t’en attribuent tout le mérite, font comme s’ils n’y étaient pour rien et comme si tu ne leur en étais pas redevable; ils n’abandonnent personne, si rebelle soit-on à l’instruction et ils n’exigent aucune dépendance, pas même de celui qu’ils ont le plus instruit. O maîtres prestigieux! Si l’on n’apprenait de vous que l’art d’enseigner, quelle immense instruction l’on recevrait! Grande affaire déjà qu’un maître humain se conformant à ses paroles; car, le plus souvent, on se répand en discours qu’on ne met guère en pratique — mais, hélas! voilà une remarque sur autrui que le lis et l’oiseau n’ont jamais faite! Mais vous, vraiment, vous ne faites pas non plus ce que vous dites, en un sens, car vous faites sans rien dire. Mais quelle prodigieuse maîtrise dans l’art d’enseigner est la vôtre, vous qui faites toujours la même chose dans un silence à peine interrompu, toujours fidèles à vous-mêmes au cours des ans et du matin au soir, que l’on vous apprécie, vous comprenne, vous observe ou non!

Ainsi, le lis et l’oiseau nous apprennent quels sont les soucis des païens, ceux-là mêmes que ces maîtres ignorent, alors pourtant qu’ils ont des besoins analogues. Mais on pourrait encore s’instruire de ces soucis autrement, en allant en terre païenne pour voir comment les hommes y vivent et quelles sont leurs préoccupations. Et d’une troisième façon encore : en allant — mais que dis-je? nous y sommes, dans un pays-chrétien où ne vivent que des chrétiens, si bien qu’on doit pouvoir conclure : les soucis qu’on ne trouve pas chez nous, malgré nos nécessités et nos besoins correspondants, doivent être les soucis des païens. Ainsi pourrait-on conclure si, hélas! une autre manière de voir ne nous interdisait de conclure de la prémisse et ne nous obligeait à dire : ces soucis se rencontrent parmi les gens de ce pays, donc ce pays est païen. Ce qu’on dirait des soucis des païens aurait alors un son de raillerie. Mais nous ne saurions nous permettre une pareille rigueur de jugement sur la chrétienté ni nous livrer à cette plaisanterie presque cruelle qui, nous le voyons bien, retomberait aussi sur nous qui parlons et qui ne sommes pas non plus un chrétien si accompli. Mais n’oublions pas que notre discours pourrait avoir cette arrière-pensée : si un ange prenait la parole, il pourrait aussi nous railler, nous qui nous disons chrétiens; au lieu de blâmer la médiocrité de notre christianisme, il présenterait les soucis des païens et ajouterait chaque fois : « Mais dans ce pays-ci, qui est chrétien, on ne trouve naturellement pas pareil souci », lequel, en effet, est propre au païen; ou inversement, du fait que ce pays est chrétien, il pourrait conclure que ces soucis ont été attribués à tort aux païens; il pourrait encore se représenter un pays chrétien exclusivement peuplé de chrétiens, feindre d’y voir le nôtre et conclure : puisque ces soucis n’y paraissent pas, ils doivent être ceux des païens. N’oublions pas cela; et n’oublions pas non plus que les païens de la chrétienté sont les plus déchus : les païens de terre païenne n’ont pas encore été élevés jusqu’au christianisme; ceux des pays chrétiens sont tombés plus bas que le paganisme; les premiers appartiennent à la race déchue; les seconds, après avoir été relevés, sont de nouveau retombés, et plus bas encore.

Le discours religieux s’efforce donc de mainte façon de faire triompher en l’homme la vérité éternelle, mais il n’oublie pas que son premier devoir est de l’adoucir où il convient grâce au lis et à l’oiseau. Toi qui luttes, laisse-toi fléchir! On peut oublier de rire, mais Dieu nous garde de jamais oublier de sourire! On peut oublier bien des choses sans inconvénient, et il faut se résigner à perdre dans la vieillesse nombre de souvenirs que l’on voudrait garder; mais Dieu veuille que jusqu’à sa fin bienheureuse, l’homme n’oublie pas le lis et l’oiseau.