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La puissance du rationnel

Janicaud: O racional em Heidegger

terça-feira 30 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

En faisant maintenant état de l’ambiguïté de la pensée heideggérienne, nous ne nous référons ni à la Zweideutigkeit   au sens particulier qu’elle a dans Sein und Zeit   (§ 37) comme qualification de l’« être-jeté » ni, en un sens très général, à la surdétermination herméneutique telle qu’elle court très constamment à travers l’ouvre du maître de Fribourg (de l’ambiguïté du «cercle herméneutique» par lequel s’ouvre Sein   und Zeit   à celle de la Fragwurdigkeit des derniers écrits). Non seulement Heidegger a assumé l’« ambiguïté » en ce dernier sens, il en a fait le thème de sa méditation, que ce soit à propos de l’être, de la vérité, du temps, etc., dans la perspective d’un approfondissement toujours plus poussé de l’« impensé » de la métaphysique occidentale.

L’ambiguïté à laquelle nous allons nous référer est beaucoup plus balisable et cependant n’a pas été, semble-t-il, véritablement explicitée par Heidegger lui-même. Avant d’en préciser les contours, marquons que son enjeu porte bien au-delà d’une simple prise de position rationaliste, antirationaliste ou irrationaliste. Heidegger a toujours, à juste titre, rejeté de telles prises de parti. Ceux qui l’accusent d’irrationalisme ne l’ont, en général, guère lu. Sa manière la plus typique de réagir face à la rationalité se trouve dans ces quelques lignes de la conférence « Logos   » : « Mais que peut la raison si elle s’installe avec l’irraison (Unvernunft) et la déraison (Widervernunft) au niveau de cette même incurie qui oublie de méditer la provenance essentielle de la raison et de la faire advenir ? » Dans ce passage, comme dans tant d’autres, Heidegger s’insurge contre un recours à une rationalité qui prétendrait, au nom de la logique, se passer d’une méditation censée plus essentielle. Il y a, de la part de Heidegger, un refus net et constant de faire se recouvrir les domaines respectifs de la pensée logique et de la pensée tout court. La rationalité, comme la science, ne peut remonter à son propre fondement. Certes la métaphysique a tenté, dans l’idéalisme absolu, de se fonder elle-même; mais cette totalisation ne l’a pas empêchée de persister dans l’oubli proprement métaphysique de la différence ontologique. Notons, d’ailleurs, que dans le passage cité l’incurie de la raison n’est pas présentée comme une conséquence obligée de son essence, mais seulement comme une éventualité dangereuse qu’on ne saurait accepter comme allant de soi. Enfin, démarche également très typique de Heidegger, une raison qui se crispe sur ses propres règles se ravale elle-même au rang de ce qu’elle prétend flétrir : l’absence de rationalité et même la folie. D’où le renvoi dos à dos du rationalisme et de l’irrationalisme, le second n’étant que le revers du premier : « … l’irrationalisme comme refus de la ratio règne méconnu et incontesté dans la défense de la " Logique ". »

La raison se contentant d’appliquer ses règles ne pense pas encore. Si elle se voit renvoyée à l’irrationalisme par Heidegger, c’est que ce dernier prétend se situer aussi loin de l’irrationalisme que du rationalisme. Loin de l’irrationalisme, car il ne s’agit pour lui à aucun moment de parier sur les passions ou la subjectivité contre l’objectivité; et si l’on a pu croire que la remontée de Sein und Zeit à l’antéprédicatif ainsi que la quête d’une « décision résolue » éloignent de la maîtrise rationnelle, il faut bien reconnaître combien cette remontée et cette quête sont soigneusement articulées à la voie royale de la philosophie   (par exemple, au paragraphe 44, la fondation de l’adéquation à partir du dévoilement) ; il faut, en outre, souligner que la Kehre   ultérieure, si sobre et méditante, devrait lever tout soupçon restant quant à l’« irrationalisme » de Heidegger.

Nous affirmons cela, malgré la fameuse phrase des Holzwege   où la raison est qualifiée d’« adversaire la plus têtue de la pensée » Cette phrase assez provocatrice, que nous ne reprenons pas à notre compte (on devrait commencer à comprendre pourquoi, dès la fin de ce préambule), peut passer pour antirationaliste, certainement pas irrationaliste : s’y trouve répétée sous une forme plus aiguë que d’ordinaire la thèse — très cohérente — de Heidegger selon laquelle la pure et simple rationalité n’est pas une garantie suffisante de la pensée, avec, en outre, l’accent mis sur le danger d’« autosatisfaction » à quoi l’exercice de la rationalité peut conduire. Il faut donc savoir rompre avec la superbe de la raison, laisse entendre Heidegger; mais rien de scandaleux ni même de nouveau dans ce geste : Galilée, Descartes  , Pasteur se heurtèrent à des raisonnements impeccables : il y a, on sait combien Bachelard y a insisté, un antirationalisme salutaire au rationalisme même; de plus, Heidegger soutient que la pensée doit être capable de penser « contre elle-même ». Ce à quoi « s’oppose » ainsi Heidegger, ce n’est pas à la rationalité de la raison (dont il méconnaît peut-être, malgré tout, l’ampleur), c’est au caractère exclusif de cette rationalité et à la prétention qu’elle a d’être le nec plus ultra.

Il faut faire une concession de plus à Heidegger, avant d’en venir au cour même de la question. Ses scrupules ne l’honorent-ils pas? Se référer à la rationalité, est-ce suffisant et assez précis? Les contours de notre partage se trouvent-ils ainsi saisis au plus juste? Cette objection peut mettre en péril notre propre entreprise. Examinons-la avec tout le sérieux qu’elle mérite.

Si Heidegger ne développe pas le thème de la rationalité et répugne même à employer ce terme, c’est évidemment à dessein. Un début d’explication peut être trouvé dans le passage suivant où il indique que la différence entre rationnel et irrationnel n’est pas claire, « différence qui de son côté est posée à partir de l’instance d’une pensée rationnelle elle-même non clarifiée » Entendons-nous bien : Heidegger n’a pas évité d’approfondir la question de la raison comme fondement, surtout dans le remarquable Principe de raison. Mais la citation précédente rappelle d’une part qu’il n’a jamais considéré que la distinction rationnel-irrationnel fût cruciale ou centrale, d’autre part qu’il s’est toujours refusé à invoquer la rationalité comme une puissance suprême englobant ou régissant toute la pensée. En clair, c’est — bien entendu — un refus du rationalisme doctrinal, mais aussi de cette complaisance qui, laissant à l’abandon la méditation de l’essence de la pensée, la confie à cette « rationalité » rassurante par sa référence implicite aux principes et à l’argumentation logiques, à la scientificité en général, mais assez vague pour accueillir toutes les formes « non scandaleuses » de pensée. A ce moment, il répugnera certainement aux rationalistes trop sûrs d’eux de le reconnaître, Heidegger exerce une fonction critique, en nous mettant en demeure de porter plus de clarté sur la pensée dite rationnelle.

Heidegger, penseur de la différence, est réticent à laisser la pensée s’installer dans un espace de généralité ou de conformité où la question de l’origine (de la raison comme fond) est occultée par la mise en place et le déploiement du relationnel. La « destruction » de la tradition   sclérosée, c’est précisément la mise en question de ce qui paraît (indûment) évident à l’épistémè occidentale : le rationnel de sa raison. En retournant contre la rationalité la volonté de clarté qu’en principe elle devrait assumer jusqu’au bout, Heidegger manie l’arme de l’ironie; il a, ce faisant, recours à l’argument suivant : les sciences « objectivent » tout étant ; seule la question de leur essence échappe à leurs prises et se trouve mise à l’abri de tout questionnement. Le rationalisme ne fait que généraliser cette attitude : il installe une assurance indue en ce lieu fondamental où l’interrogation devrait advenir.

Il est temps d’en venir maintenant, une fois la « dignité » et la cohérence de la position heideggérienne rappelées, à l’ambiguïté que nous entendons isoler et dont une première analyse — menée à titre introductif — permettra de montrer dans quelle mesure notre propre projet tout à la fois s’inspire et se démarque de la méditation heideggérienne sur la rationalité.

L’ambiguïté, qui tend souvent à se durcir en dichotomie, peut être saisie soit dans l’approche de la rationalité, soit dans celle de la pensée à venir. Mais il vaut peut-être mieux la surprendre à sa naissance : dans la différenciation même entre raison et être. D’un côté, « être et raison (Grund  ) : le Même » de l’autre : « L’être… demeure sans raison, parce qu’il est lui-même la raison, le fond. » Ces deux côtés sont perceptibles à qui est capable d’accentuer le principe de raison, soit comme grand principe (le « rendre raison » de la pensée représentative), soit comme « petit principe » (la parole de l’être qui se donne comme raison). Il y a là, nous objectera-t-on, non ambiguïté, mais méditation explicite sur la différence : ne pas réduire le « petit principe » au grand principe, c’est refuser de « se représenter l’être comme étant ». Même mouvement de pensée dans Identité et différence où le recul heideggérien permet de faire apparaître l’être de la métaphysique dans sa double fondation et, en même temps, la constitution onto-théologique comme oubli de la différence. Il s’agit toujours de libérer la pensée du cercle d’une rationalité close sur elle-même : « Partout l’homme tourne, exclu de la vérité de l’être, autour de lui-même comme l’animal rationale  … » La pensée heideggérienne est différenciante par rapport au règne exclusif du rationnel. Où est l’ambiguïté?

Elle n’apparaît que lorsque l’on tente de sommer (au double sens d’additionner et de contraindre) la différenciation, pour en faire un bilan, constituer une « nouvelle pensée ». Ce que Heidegger se permet et s’interdit à la fois. Il s’était permis de tenter de refonder une philosophie plus originaire dans Sein und Zeit; mais la Kehre va méditer sur l’impossibilité de cette refondation — non sans « mettre de côté » une « pensée de l’être » dont l’autonomie   est à la fois affirmée et niée.

Penser une différence ontologique qui soit sans cesse différenciée, sans être durcie en différence identifiable, c’est la difficulté même de la Verwindung, la prouesse de ce « dépassement » de la métaphysique qui n’en est pas un.

Oublions-nous, ce faisant, le rapport à la rationalité? Non, car l’ambiguïté que nous tentons d’isoler, c’est bien toujours la même aporie, la même pensée par prétérition, mais tournée vers la rationalité.

La rationalité, est-ce simplement le « rendre raison » qui aboutit à l’exploitation technicienne de la terre et qui réduit toute chose à un objet calculable pour la pensée représentative? Ou la rationalité est-elle plus: l’envoi (Geschick  ) qui nous constitue et nous délimite en tant qu’Occidentaux et dont il n’est pas question que nous puissions faire abstraction sans retomber dans l’errance la plus oublieuse? Heidegger répond positivement aux deux questions : l’ambiguïté n’est pas à chercher ailleurs; Heidegger ne la nie pas, il l’assume : n’est-elle pas la suprême richesse de notre destin, offerte à la pensée? Sans nul doute. Qu’on ne se méprenne pas sur notre démarche : nous n’entendons pas « réfuter » Heidegger ni supprimer l’ambiguïté que nous venons de manifester. Nous entendons repartir de la même ambiguïté reformulée du point de vue de la rationalité, c’est-à-dire du Relationnel.

Le Relationnel s’est déjà ébauché à nous comme le champ où s’agence l’intelligibilité, s’opèrent les identifications, se marient et se combinent les articulations logiques et scientifiques. Dans un langage au second degré, celui de la linguistique, on dirait que le Relationnel est posé avec la diacriticité du signe. Le Relationnel désigne ce dont le « il y a » heideggérien se détourne d’avance, sans pouvoir le supprimer : l’étant, le ceci, le terme, et les autres étants avec lesquels ils vont, d’une manière ou d’une autre, « correspondre ». Heidegger remonte au Préalable, en faisant valoir qu’il n’y a pas d’étant sans être, pas de présence sans temporalisation originaire, pas non plus de dévoilement pur, etc.

On nous opposera peut-être que notre réponse est celle de la métaphysique, un retour à l’antériorité que Heidegger prétendait « détruire » et, par conséquent, une annulation de l’acquis herméneutique heideggérien. La gageure de notre tentative est de le nier et de prétendre ceci : la pensée de Heidegger n’a pu s’approprier la métaphysique et se faufiler en son intimité qu’en faisant preuve d’écoute, mais aussi d’intelligibilité. Si Heidegger ne disjoint jamais complètement sa pensée de la tradition, c’est qu’il partage avec celle-ci la rationalité elle-même, c’est qu’il lui est impossible de se passer du Relationnel. Quand, par exemple, il écrit : « L’être lui-même est la Relation… » il entend marquer que ce n’est pas l’homme qui constitue l’être, mais plutôt l’inverse. Cependant, cette petite phrase mérite attention : elle laisse affleurer l’ambiguïté que nous quêtions. Du côté de l’être: à la fois Lichtung  , « clairière » de tout dévoilement, et relation. Du côté de la relation : à la fois Relation par excellence (condition de possibilité de toutes les autres) et relation identifiable — qu’il faut bien référer analogiquement au Relationnel. Or, de même que Heidegger glisse sa grille de lecture sur la métaphysique en faisant appel à un « impensé » intérieur à celle-ci, c’est au sein même du langage heideggérien que nous nous faufilons pour relever une intelligibilité que son auteur laisse en friche. Qu’il s’agisse, en effet, de relation, de préalable ou surtout de différence, toujours est postulée la complicité d’un rapport maintenu avec le sens, bien que le regard prétende porter au-delà ou en deçà. De même, en invitant à « penser l’être sans l’étant », Heidegger ne peut pas ne pas rappeler que ce regard rétrospectif a jusqu’ici régné sur sa propre entreprise et ne cesse de réapparaître dans son refus même (c’est ce type de démarche que nous appelions plus haut : « pensée par prétérition »).

Penser, c’est entrer en relation (en un sens, bien entendu, plus large que les catégories de la relation). En avançant cela nous n’excluons pas la pensée heideggérienne comme Danken, connaissance reconnaissante qui accueille et recueille, alors que le concept tend à capter; mais nous refusons de laisser tomber une cloison étanche entre le concept et le recueil. Certes, une limite est à reconnaître en deçà du Relationnel : nous la nommons partage (en consonance avec le Geschick heideggérien) : la pensée de la « contiguïté » consiste à la fois à éprouver ce partage comme un « il y a » incontournable (l’antérelationnel) et à l’identifier comme la condition de toute relation. Mais la rationalité elle-même est Geschick pour Heidegger comme elle va le rester pour nous. Où est alors la différence? En se détournant du Relationnel pour ne penser que le Préalable impensé, Heidegger ne retient du partage rationnel actuel que la computation dominatrice (manipulée par une pensée uniquement représentative) et réserve toute virtualité d’avenir à la pensée autre : le présent de la rationalité est dépouillé de toute potentialisation. En revanche, la pensée de la « contiguïté » voit la différence inscrite dans le partage, traversant le rationnel; loin de confiner le Relationnel du côté de la techno-science, elle l’évoque guettant une habitation ontologique et cherchant, au plus proche, à entrer en intelligence avec le possible.

L’appréhension successive de ces points sensibles a permis, nous l’espérons, de saisir en quoi nous restons heideggérien et en quoi nous nous séparons de cette pensée inspiratrice (non par un congé donné au questionnement de Heidegger, mais par son retournement vers le côté dont il se détournait). Remonter de l’aval vers l’amont, de l’exercice pseudo  -évident de la rationalité à la question de son origine, considérer la raison comme un partage, sa fondation comme sans fond, c’est récuser avec Heidegger l’oubli de l’énigme ontologique, c’est refuser une identification implacable entre la rationalité et l’être, c’est laisser nu et irréconcilié l’envoi lui-même par quoi le logos s’est imposé et a, comme dit Husserl  , ouvert le champ indéfini de sa progression. Mais prendre au sérieux cette destination jusqu’à l’assumer dans son intégralité, reconnaître que ce qui nous est échu est l’exercice quotidien et massif de la rationalité (c’est-à-dire le recouvrement de son origine par l’homogénéisation du champ où le rationnel se développe), c’est regarder en face et dire tout haut ce qui résulte de la pensée même de Heidegger et qu’elle admet tacitement : vivant à l’époque de la technique planétaire, nous n’échappons ni à sa logique ni à sa pratique, même si nous préparons d’autres voies et sommes à l’écoute de son impensé. Le langage dominant (celui de la techno-science) ne s’arrête pas, du fait que ses limites ont été scrutées par quelques-uns; l’oubli de l’être deviendra sans doute plus extrême encore et la tâche des penseurs plus délicate.

Se retourner vers la rationalité comme partage, en épouser l’acuité pour mieux en marquer les limites (du côté du rationnel, mais aussi dans les termes des langages qu’il refoule), ce n’est pas revenir à l’oubli de l’être, à la pure et simple volonté de vérité, ni annuler l’acquis herméneutique (et les impondérables) du recul (Schritt   zurück) heideggérien. Bien sûr, le style, le ton, l’« attitude » seront différents, car l’entreprise sera poussée jusqu’à demander si le temps n’est pas venu où l’autoposition du rationnel conduisant à une exclusivité oublieuse et destructrice ne peut céder la place à une autolimitation de l’« espace de conformité » (sans laisser purement et simplement, comme Heidegger le fit de plus en plus, le langage dominant à lui-même). Malgré cette divergence, dont le cours de la recherche accentuera encore la tension, la pensée de la contiguïté se tient dans le champ de la différenciation critique, au sens où Heidegger la situe entre « ce qui exige une preuve pour sa justification » et « ce qui réclame pour son épreuve (Bewährung  ) le regard et l’appréhension simples » Mais cette pensée ne se contentera pas d’affirmer et d’affiner son originalité méthodologique; ce serait oublier que le monde de la Puissance — incapable de résoudre lui-même les immenses questions qu’il nous impose — est celui de l’urgence.