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Sein und Zeit

Être et temps : § 59. L’interprétation existentiale de la conscience et l’explicitation vulgaire de la conscience.

Ser e Tempo

segunda-feira 7 de janeiro de 2013, por Cardoso de Castro

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MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

La conscience est l’appel du souci, venu de l’étrang(èr)eté de l’être-au-monde, qui con-voque le Dasein   à son pouvoir-être-en-dette le plus propre. Le comprendre correspondant de l’ad-vocation est, ainsi qu’on l’a établi, le vouloir-avoir-conscience. Il est exclu de mettre sans autre forme de procès l’une et l’autre de ces déterminations en harmonie   avec l’explicitation vulgaire de la conscience. Bien plutôt semblent-elles y contredire directement. Nous qualifions l’explicitation de la conscience de vulgaire, parce qu’elle s’en tient, en caractérisant le phénomène et en assignant sa « fonction », à ce que l’on connaît au titre de conscience, à la manière dont on la suit ou ne la suit pas.

Est-il cependant nécessaire que l’interprétation ontologique s’accorde en général avec l’explicitation vulgaire ? Ou bien celle-ci n’éveille-t-elle pas au contraire un soupçon ontologique fondamental ? S’il est vrai que le Dasein, de prime abord et le plus souvent, se comprend à partir de ce dont il est préoccupé et qu’il explicite toutes ses conduites comme autant de préoccupations, n’explicitera-t-il pas alors justement de manière échéante-recouvrante la guise de son être qui, en tant qu’appel, veut le ramener de la perte dans les préoccupations du On ? La quotidienneté envisage le Dasein comme un étant à-portée-de-la-main offert à la préoccupation, c’est-à-dire administré et calculé. La « vie » est une « affaire », que celle-ci couvre ou non ses frais [1].

Dès lors, si l’on se tourne du côté du mode d’être vulgaire du Dasein lui-même, rien ne garantit que l’explicitation de la conscience issue de lui et les théories de la conscience orientées sur lui soient en possession de l’horizon   ontologique adéquat nécessaire à leur interprétation. Et pourtant, il faut aussi que l’expérience vulgaire de la conscience touche en quelque manière - préontologique - le phénomène. Or il résulte de là deux données : l’explicitation vulgaire de la conscience, d’un côté, ne saurait valoir comme critère ultime de l’« objectivité » d’une analyse ontologique ; mais celle-ci, d’un autre côté, n’a pas le droit de [290] s’élever au-dessus de la compréhension quotidienne de la conscience et de passer à côté des théories anthropologiques, psychologiques et théologiques de la conscience fondées sur elle. Si l’analyse existentiale a libéré le phénomène de la conscience en son enracinement ontologique, c’est alors justement que les explicitations vulgaires doivent devenir intelligibles à partir d’elle, y compris dans la mesure où elles manquent le phénomène, et dans les raisons qui le lui font recouvrir. Comme cependant l’analyse de la conscience, dans le cadre problématique du présent essai, ne se tient qu’au service de la question ontologique fondamentale, la caractérisation de la connexion entre interprétation existentiale de la conscience et explicitation vulgaire de la conscience devra se contenter d’une indication des problèmes essentiels.

Quadruple est l’objection que l’explicitation vulgaire de la conscience pourrait adresser à notre interprétation de la conscience comme con-vocation du souci à l’être-en-dette : 1. La conscience a essentiellement une fonction critique. 2. La conscience parle à chaque fois relativement à un acte déterminé, accompli ou voulu. 3. Sa « voix », d’après l’expérience, n’est jamais rapportée si radicalement à l’être du Dasein. 4. L’interprétation exposée ne tient aucun compte des formes fondamentales du phénomène, de la « mauvaise » et de la « bonne » conscience, de la conscience qui « réprimande » et qui « avertit ».

Commençons notre élucidation par la dernière des réserves citées. Dans toutes les explicitations de la conscience, c’est la « mauvaise » conscience qui a la primauté. La conscience est primairement « mauvaise ». Ce qui s’annonce   ici, c’est que toute expérience de la conscience commence par expérimenter quelque chose comme un « en-dette ». Mais comment, suivant cette idée de la mauvaise conscience, l’attestation de l’être-méchant est-elle comprise ? Le « vécu de conscience » surgit après l’acte - ou l’omission - qui a été commis. La voix de la conscience fait suite à l’exécution et elle renvoie à l’événement survenu par lequel le Dasein s’est chargé d’une dette. Si la conscience annonce une « dette », alors elle ne peut accomplir cela en tant que con-vocation à…, mais en tant que renvoi qui rappelle la dette contractée.

Cependant, ce « fait » de la postériorité de la voix de conscience exclut-il que l’appel soit pourtant, en son fond, un pro-voquer ? Que la voix soit saisie comme mouvement subséquent de la conscience, cela ne prouve pas encore une compréhension originaire du phénomène de la conscience. Et si l’endettement factice était seulement l’occasion de l’appeler factice de la conscience ? Si l’interprétation citée de la « mauvaise » conscience s’arrêtait à la moitié du chemin ? Qu’il en soit bien ainsi, cela appert de la préacquisition ontologique où le phénomène se trouve porté par l’interprétation en question. La voix est quelque chose qui surgit, qui a sa place dans la séquence des vécus sous-la-main et qui fait [291] suite au vécu de l’acte. Seulement, ni l’appel, ni l’acte accompli, ni la dette contractée ne sont des événements, munis du caractère d’un sous-la-main qui se déroule. L’appel a le mode d’être du souci. En lui, le Dasein « est » en-avant-de-soi, et cela de telle manière qu’il s’oriente en même temps en retour vers son être-jeté. Seule la position spontanée du Dasein comme enchaînement d’une succession de vécus peut permettre de prendre la voix pour quelque chose de subséquent, de postérieur, donc de nécessairement rétrospectif. Certes la voix rappelle, mais si elle rappelle, c’est, par delà l’acte accompli, à l’être-en-dette jeté, qui est « plus ancien » que tout endettement. Mais en même temps, le rappel pro-voque à l’être-en-dette en tant qu’il est à saisir dans l’existence propre, de telle sorte que l’être-en-dette existentiel authentique « succède » précisément à l’appel, et non pas l’inverse. La mauvaise conscience, au fond, se réduit si peu à une réprimande rétrospective qu’elle rappelle au contraire pro-spectivement à l’être-jeté. L’ordre de succession d’un déroulement de vécus est incapable de livrer la structure phénoménale de l’exister.

Si la caractérisation citée de la « mauvaise » conscience échoue déjà à atteindre le phénomène originaire, cela vaut encore davantage de celle de la « bonne » conscience, que l’on considère celle-ci comme une forme autonome de conscience ou comme une forme essentiellement fondée dans la « mauvaise ». Or cette « bonne » conscience devrait, tout comme la « mauvaise » annonce un « être-mauvais », annoncer l’« être-bon » du Dasein. Mais l’on constate aisément que la conscience auparavant déterminée comme une « émanation de la puissance divine », devient maintenant la servante du pharisaïsme. En effet, elle doit faire dire de lui-même à l’homme : « je suis bon » - mais qui peut dire cela, et qui justement moins que l’homme bon voudrait se le confirmer ? Tout ce que cette conséquence impossible de l’idée de bonne conscience contribue à montrer, c’est que la conscience appelle un être-en-dette.

Pour échapper à la conséquence citée, on a interprété la « bonne » conscience comme privation de la « mauvaise » et on l’a déterminée comme « le défaut vécu de la mauvaise conscience » [2]. Du coup, elle serait une expérience du non-surgissement de l’appel, c’est-à-dire du fait que l’appel n’a rien à me reprocher. Mais comment ce « défaut » est-il « vécu »? Ce prétendu vécu n’est absolument pas l’expérience d’un appel, mais une manière de s’assurer qu’un acte imputé au Dasein n’a pas été commis par lui et que pour cette raison il n’est pas [292] en-dette. Mais se rendre certain que l’on n’a pas fait quelque chose, c’est là une opération qui n’a absolument pas le caractère d’un phénomène de la conscience. Au contraire : cette certification peut signifier plutôt un oubli de la conscience, autrement dit la sortie hors de la possibilité de pouvoir être ad-voqué. La « certitude » en question abrite en soi le refoulement rassurant du vouloir-avoir-conscience, c’est-à-dire de la compréhension de l’être-en-dette le plus propre et constant. La « bonne » conscience n’est ni une forme autonome, ni une forme dérivée de conscience - elle n’est absolument pas un phénomène de la conscience.

Tout ce que révèle le fait que l’expression « bonne conscience » provienne de l’expérience de la conscience du Dasein quotidien, c’est que celui-ci, même lorsqu’il parle de « mauvaise » conscience, manque fondamentalement le phénomène. Car facticement, l’idée de « mauvaise » conscience s’oriente sur celle de « bonne » conscience. L’explicitation quotidienne se tient dans la dimension du calcul et du compromis préoccupé de la « faute » et de l’« innocence », et c’est dans cet horizon que la voix de la conscience est alors « vécue ».

Avec cette caractérisation du degré d’originarité des idées de « mauvaise » et de « bonne » conscience, il est déjà décidé du même coup de celle de la distinction entre une conscience qui avertit prospectivement et une conscience qui réprimande rétrospectivement. Sans doute, l’idée de conscience admonitrice semble se rapprocher autant qu’il est possible de la con-vocation à…, puisqu’elle partage avec celle-ci le caractère du signifier en avant… Et pourtant, cette concordance n’est qu’apparente. En effet, l’expérience d’une conscience admonitrice ne veut à nouveau envisager la voix que comme orientée sur l’acte voulu, acte dont elle veut préserver. L’admonition, en tant qu’elle réfrène ce qui est voulu, n’est cependant possible que parce que l’appel qui « avertit » vise le pouvoir-être du Dasein, autrement dit le se-comprendre dans l’être-en-dette, contre lequel seulement le « voulu » peut se briser. La conscience admonitrice a la fonction de la régulation momentanée de l’abstention de toute endettement. À nouveau, l’expérience de la conscience admonitrice n’aperçoit la tendance appelante de la conscience que dans la mesure où elle demeure accessible à l’entente du On.

Quant à la troisième des objections citées, elle se fonde sur le fait que l’expérience quotidienne de la conscience ne connaît rien de tel qu’un être-ad-voqué à l’être-en-dette. Ce que nous devons concéder. Seulement, l’expérience quotidienne de la conscience nous garantit-elle par là que la pleine teneur possible de l’appel de la voix de la conscience est entendue en elle ? De ce qu’elle invoque, suit-il que les théories de la conscience fondées sur elle se soient assurées de l’horizon ontologique adéquat requis par l’analyse du phénomène ? [293] Et ce mode d’être essentiel du Dasein qu’est l’échéance ne montre-t-il pas bien plutôt que cet étant, de prime abord et le plus souvent, se comprend à partir de l’horizon de la préoccupation, mais qu’il détermine ontologiquement l’être au sens de l’être-sous-la-main ? Or il résulte de là un double recouvrement du phénomène : d’une part la théorie prétend discerner une séquence de vécus ou de « processus   psychiques » pourtant le plus souvent totalement indéterminée en son mode d’être ; d’autre part, la conscience s’offre alors à l’expérience comme un juge et un moniteur, avec lequel le Dasein débat sous la forme d’une transaction.

Que Kant   place à la base de son interprétation de la conscience l’idée directrice du « tribunal », cela n’est nullement fortuit, mais au contraire imposé par l’idée de loi morale - et cela quand bien même le concept kantien de la moralité demeure fort éloigné de la morale de l’utilité et de l’eudémonisme. Même la théorie des valeurs, qu’elle soit amorcée formellement ou matérialement, a une « métaphysique des moeurs », c’est-à-dire une ontologie   du Dasein et de l’existence, pour présupposé ontologique implicite. Le Dasein passe pour un étant dont il y a à se préoccuper, d’une préoccupation qui reçoit le sens d’une « réalisation de valeurs » ou d’un remplissement de normes.

Invoquer la sphère de ce que l’expérience quotidienne de la conscience reconnaît comme instance unique de l’interprétation de la conscience ne peut être légitime qu’à condition que l’on se soit d’abord demandé si la conscience peut en général devenir en elle authentiquement accessible.

Du même coup, la deuxième objection, selon laquelle l’interprétation existentiale méconnaîtrait que l’appel de la conscience se rapporte toujours à un acte déterminé, « effectif » ou voulu, perd également toute force. Certes, que l’appel soit couramment expérimenté suivant cette tendance, on ne saurait derechef le nier. La question reste seulement de savoir si cette expérience de l’appel laisse l’appel complètement « retentir ». L’explicitation du simple entendement peut bien s’imaginer qu’elle s’en tient aux seuls « faits », finalement, de par son entente propre, elle a toujours déjà restreint la portée d’ouverture de l’appel. Aussi peu la « bonne » conscience se laisse mettre au service d’un « pharisaïsme », aussi peu la fonction de la « mauvaise » conscience peut être réduite à simplement indiquer des endettements sous-la-main ou à en refouler de possibles - un peu comme si le Dasein était un « ménage » dont il n’y aurait qu’à équilibrer les comptes pour que le Soi-même pût prendre place, spectateur non engagé, « à côté » de ces déroulements de vécus.

Mais si, dans l’appel, la relativité à une dette facticement « sous-la-main » ou à un acte « endettant » factuellement voulu n’a rien de primaire, et si par conséquent la conscience [294] « réprimandante » et « admonitrice » n’expriment point une fonction originaire de l’appel, cela revient également à soustraire tout fondement à la première objection, celle qui prétend que l’interprétation existentiale méconnaît la fonction « essentiellement » critique de la conscience. Cette première instance, comme les autres, procède elle aussi, dans une certaine mesure, d’une vue authentique sur le phénomène. En effet, rien, dans la teneur de l’appel, ne peut être mis en lumière à titre de recommandation ou d’interdiction « positive   » de la voix de la conscience. Mais comment cette positivité absente de la fonction de la conscience sera-t-elle comprise ? Suit-il de là que le caractère de la conscience soit au contraire « négatif » ?

À partir de quoi l’absence d’une teneur « positive » de ce qui est « crié » se laisse-t-elle regretter ? Réponse : à partir de l’attente de l’indication - à chaque fois utilisable - de sûres possibilités disponibles et calculables d’« action ». Cette attente se fonde dans l’horizon d’explicitation de la préoccupation d’entendement, horizon qui soumet l’exister du Dasein à l’idée d’une économie réglable. Mais la conscience s’empresse de décevoir de telles attentes, qui, pour partie, ne sont pas moins au fondement de l’exigence d’une éthique matériale des valeurs opposée à une éthique « seulement » formelle. Et si l’appel de la conscience ne donne point de telles consignes « pratiques », c’est uniquement parce qu’il con-voque le Dasein à l’existence, au pouvoir-être-Soi-même le plus propre. Du reste, si elle délivrait ces maximes attendues, univoquement calculables, la conscience ne refuserait rien de moins à l’existence que - la possibilité d’agir. Cependant, que la conscience ne puisse manifestement être « positive » de cette manière, ne signifie pas qu’elle « ne » fonctionne - de la même manière - « que négativement ». L’appel n’ouvre rien qui puisse être positif ou négatif pour la préoccupation, parce qu’il vise un être ontologiquement tout à fait autre, l’existence. Au sens existential, en revanche, l’appel bien compris livre « ce qu’il y a de plus positif », à savoir la possibilité la plus propre que le Dasein puisse se proposer, en tant que rappel pro-vocant à ce qui est à chaque fois le pouvoir-être-Soi-même factice. Entendre authentiquement l’appel, cela veut dire se transporter dans l’agir factice. Toutefois, nous ne pourrons conquérir une interprétation absolument satisfaisante de ce qui est crié dans l’appel que si nous dégageons la structure existentiale qui se trouve dans la compréhension où l’ad-vocation est authentiquement entendue.

Au préalable, il convenait de montrer comment les phénomènes qui sont seuls familiers à l’explicitation vulgaire de la conscience renvoient, à condition d’être compris de manière ontologiquement adéquate, au sens originaire de l’appel de la conscience ; puis, que l’explicitation vulgaire provient de la limitation propre à l’auto-explicitation échéante et - s’il est vrai que l’échéance appartient au souci lui-même - qu’en dépit de toute son « évidence » elle n’a rien d’accidentel.

[295] Ce serait pourtant interpréter à contresens la critique ontologique de l’explicitation vulgaire de la conscience que de croire qu’en montrant la non-originarité existentiale de l’expérience quotidienne de la conscience, elle veut porter un jugement sur la « qualité morale » existentielle du Dasein qui se tient au sein   de celle-ci. Aussi peu l’existence se trouve nécessairement et directement rabaissée par une compréhension ontologiquement insuffisante de la conscience, aussi peu une interprétation existentialement adéquate de la conscience garantit-elle la compréhension existentielle de l’appel. Le sérieux n’est pas moins possible dans l’expérience vulgaire de la conscience que l’absence de sérieux dans une compréhension plus originaire de la conscience. Néanmoins, l’interprétation existentialement plus originaire ouvre également des possibilités de comprendre existentiel plus originaire, aussi longtemps du moins que la conception ontologique ne se laisse par couper de l’expérience ontique.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: Formule de Schopenhauer que H. citera dans son Nietzsche, Pfullingen, 1961, t. II, p. 92.

[2Cf. M. SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, IIème partie, dans le présent Jahrbuch, t. II, 1916, p. 192. (NT: Cf. la trad. M. de Gandillac déjà citée.)