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La Crise de l’humanité européenne et la philosophie (1935)

Depraz (1992:8-13) – a crise das ciências europeias

Husserl

segunda-feira 5 de junho de 2023, por Cardoso de Castro

Qual o sentido desta "crise das ciências" conforme afirmado por Husserl  .

Cette expression « crise des sciences européennes » est la première partie du titre du dernier ouvrage de Husserl  , écrit entre 1934 et 1937 et non publié de son vivant [1]. La Conférence de Vienne, que nous avons choisi d’étudier, en est donc la première trace publique, les Conférences de Prague prononcées en novembre 1935 prolongent à leur tour et approfondissent cette cellule originaire qui aboutira à la Krisis.

Dans ce texte ultime de la Krisis, Husserl traite de la crise des sciences européennes. Nous tenterons de faire apparaître comment la crise des sciences que décrit Husserl exprime en profondeur la crise des valeurs qui déchire l’Europe dans les années trente. Loin de séparer crise des sciences et crise éthico-politique, Husserl décrit phénoménologiquement, en son unité, la crise que vit l’Europe. Selon lui en effet, la crise est une, et seul un retour réflexif sur l’état des sciences peut permettre d’élucider le sens de la crise qui s’est manifestée jusqu’au niveau politique.

Quel est le sens de cette « crise des sciences » ? Au début de la Krisis, Husserl commence par suspecter la pertinence d’une telle expression : « Est-il sérieux de parler purement et simplement d’une crise de nos sciences ? Cette expression, qu’on entend aujourd’hui partout, n’est-elle pas outrancière ? [8] Car la crise d’une science, cela ne signifie rien de moins que le fait que sa scientificité authentique — ou encore la façon même dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa méthodologie — est devenue douteuse (…). Comment pourrait-on parler d’une crise des sciences positives ? Car cela comprendrait une crise de la mathématique pure, une crise des sciences exactes de la nature, que nous ne pouvons cesser d’admirer comme étant les modèles d’une scientificité rigoureuse et au plus haut point féconde [2]. »

Et Husserl de louer l’idéal d’exactitude des sciences, qu’il s’agisse de la physique classique ou de la très récente physique des quanta à laquelle il fait d’ailleurs allusion, idéal qui est leur apanage et leur fécondité propres. L’idée d’une crise des sciences ne concerne par conséquent ni leur méthodologie bien établie, ni leur réussite constante.

En quel sens peut-on alors encore parler d’une crise des sciences ? Il convient pour ce faire de distinguer deux notions différentes de la « scientificité ». Pris en un premier sens, scientificité signifie rigueur méthodologique et il n’y a pas lieu là de dépister une quelconque crise des sciences. En un second sens cependant, scientificité acquiert une signification positiviste et veut dire dès lors, réduction de la science à la seule connaissance des faits. Cette compréhension réductrice de la science domine, comme leur tendance naturelle, toutes les sciences. Elle dénote une crise profonde du statut de la scientificité en Europe, c’est-à-dire, comme nous le verrons, de l’exigence philosophique elle-même : « le positivisme décapite la philosophie   », s’exclame en effet Husserl [3].

Ce risque positiviste que courent les sciences a une double conséquence : d’une part, l’attention du scientifique est polarisée sur l’étude du fait, qu’il s’agisse des corps matériels visibles à l’œil nu, des microparticules ou même, dans les sciences de l’esprit, du psychisme, de la société ou de la langue. D’autre part, ce privilège accordé à la pure observation des faits entraîne un aveuglement vis-à-vis de l’instance subjective elle-même. En fait, l’idée majeure de Husserl — et qui est pour lui responsable de cette crise que traversent actuellement les sciences — est celle du désintérêt des scientifiques [9] pour leur propre subjectivité à l’œuvre dans leur démarche, c’est-à-dire du défaut de réflexivité de leur recherche. L’obscurité dans laquelle se meuvent aujourd’hui les sciences provient donc de l’absence d’attention portée à « l’énigme de la subjectivité » qui travaille en elles : positivisme est ici synonyme pour Husserl d’objectivisme, objectivisme qui naît selon lui avec Galilée et la mathématisation de la nature. Quelle est cette révolution de la conception de la science, et donc aussi de l’esprit scientifique lui-même, qui naît avec la mathématisation de la nature ? Il importe avant tout de connaître le sens de cette mathématisation galiléenne de la nature.

Les géométries platonicienne et euclidienne conservent un lien étroit avec le sensible en ce qu’elles figurent de façon géométrique les nombres compris comme des idées, et s’appliquent par là-même à produire une copie sensible des idées intelligibles. Au contraire la géométrie du XVIIe siècle se constitue comme une discipline bien plus abstraite. Elle veut rompre délibérément avec le référent sensible. Se nommant « géométrie analytique », elle adopte lé langage abstrait de l’algèbre. Dès lors, la nature, idéalisée en formules algébriques, devient tout entière une multiplicité mathématique. Ayant rompu ses attaches avec la réalité sensible, cette nouvelle géométrie algébrisée s’élabore comme un domaine formel autonome, ayant ses règles et ses procédures propres. Mathématiser la nature, c’est donc en faire un « objet » abstrait régi par des lois universelles, et déconnecté du divers sensible et individuel. Ainsi naît ce que l’on appelle aujourd’hui la « physique mathématique ». La « nature » (phusis   en grec) reçoit alors le nom de physique. Avec la mathématisation de la nature, c’est-à-dire avec le début de la physique comme discipline scientifique naît aussi un type d’esprit focalisé sur son objet, la nature physique, aveugle par conséquent à lui-même en tant que sujet opérant.

Husserl date cependant de la deuxième moitié du XIXe siècle le devenir positiviste explicite des sciences et vise ici sans doute les scientifiques héritiers de la philosophie positive   d’Auguste Comte. Ce dernier, auteur du Cours de Philosophie positive, fonde une philosophie en rupture avec toute métaphysique. Il promeut en effet une attitude fondée exclusivement sur l’expérience et mue par une confiance sans bornes envers la science. Parmi les scientifiques qui vont [10] reprendre à leur compte cette rupture avec la métaphysique et cet enracinement dans l’expérience, on compte aussi bien Bernard, Pasteur, Berthelot ou Höckel en chimio-physiologie que Renan et Taine en histoire ou même Littré en philologie, que Lange, Wundt ou Fechner en psychologie   expérimentale et jusqu’à Durkheim en sociologie   un peu plus tard, dont le mot d’ordre est de « traiter les faits sociaux comme des choses ». Ce que critique Husserl sous le nom de positivisme correspond en fait à sa dérive possible en scientisme, c’est-à-dire à une attitude caricaturale qui réduit tout aux faits. Ceci est certainement l’image que Husserl, en homme du XXe siècle, a pu avoir du positivisme, et non ce que celui-ci a effectivement été comme philosophie propre au XIXe siècle.

Or, nous dit Husserl, « de pures sciences positives font des hommes purement positifs [4] », des hommes qui sont des fétichistes du fait et ne s’interrogent donc guère en retour sur le regard qu’ils portent sur ces faits, c’est-à-dire sur l’acte ou le vécu par lequel ils accèdent aux faits. « Un fait est un fait », telle est leur vérité. Mettant tout l’accent sur le fait comme tel, sur le quoi, ils ne questionnent nullement le mode d’accès au fait, le « comment de sa visée ». Ainsi, un homme positif est un homme qui, ne réfléchissant pas ses actes vécus eux-mêmes, a tendance à faire abstraction, et de sa subjectivité, et du sens inhérent à quelque fait que ce soit. N’étant pas attentif à ceci qu’un fait n’est jamais distinct de son sens pour moi, ou que l’objet n’est pas différent du regard que je porte sur lui, un tel esprit pense la visée scientifique comme séparée des problèmes vitaux que se pose l’humanité. En ce sens, « cette science n’a rien à nous dire (…). Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brulantes à notre époque malheureuse, pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine [5] ». Husserl lie donc ici inévitablement crise des sciences européennes, en tant qu’elles sont réduites à leur dimension positiviste, et crise des valeurs de l’humanité : la crise « réelle » n’est en aucune manière éludée au profit d’une crise prétendument plus véritable des sciences. Il n’y a dans cette optique aucune opposition entre crise des sciences et crise des valeurs, mais il s’agit bien d’une seule et même crise, dont Hussel s’attache à décrire phénoménologiquement l’unité.

Toutefois, l’état de crise dominant aujourd’hui et lié à ce mode positif de pensée qui sépare recherche scientifique objective et quête du sens de notre vie n’a pas toujours, selon Husserl, prévalu. D’où vient donc cette « altération positiviste de l’idée de la science [6] » ? Pour saisir le sens de la crise actuelle des sciences européennes, il s’avère nécessaire de retracer la genèse du processus   qui la rendit possible.

Au Moyen-Âge, l’unité est celle de la raison et de la foi et, même si la pensée discursive est bien, comme on l’affirme communément, au service de la théologie qui culmine dans la foi comme sa vérité dernière, on ne peut cependant oublier que la foi elle-même est « en quête de l’intelligence » : c’est ce que manifeste par exemple Saint Anselme au XIIIe siècle dans son ouvrage intitulé le Proslogion, portant précisément pour sous-titre Fides quaerens intellectum, « la foi en quête de l’intelligence ». Intelligence rationnelle et foi vive s’allient dans la recherche une du sens. Husserl témoigne clairement de sa nostalgie pour cette époque où régnait l’unité du sens.

La Renaissance  , époque où naît le principe de l’imitation de l’Antiquité sous la forme d’un nouveau platonisme, introduit l’idée que l’homme idéal est l’homme théorique: « L’homme antique est celui qui se forme lui-même grâce à la pénétration théorique de la libre raison [7]. » La Renaissance libère donc un espace pour la raison et son exercice. Les motifs profonds de la crise que connaît aujourd’hui l’Europe sont à dépister dans cet idéal de rationalité universelle qui se manifeste explicitement au XVIIe siècle. En effet, en un sens, cet idéal d’évidence rationnelle universelle recèle une fécondité : il avère sa réussite dans les sciences positives (physique mathématique naissante, astronomie conquérante). En un autre sens cependant, il a pour résultat un ébranlement de plus en plus net de la métaphysique, dont Kant   à la fin du XVIIIe siècle dressera dans la Préface à la Critique de la Raison pure un bilan sévère : alors que les mathématiques, dès [12] Thalès, et la physique plus récemment avec Galilée, sont toutes deux entrées dans la voie sure de la science en se constituant en disciplines rationnelles fondées sur l’expérience, la métaphysique, spéculation abstraite qui s’élève au-dessus des enseignements de l’expérience, n’a pu se constituer comme science. Elle est demeurée, comme le dit Kant, une arène où s’affrontent les thèses les plus opposées, sans qu’une vérité objective puisse en émerger, précisément parce que les principes que brandissent les métaphysiciens dépassent les limites de toute expérience, c’est-à-dire aussi le pouvoir de la raison humaine. C’est pourquoi, Kant limite la connaissance à ce qui est issu de l’expérience, aux phénomènes et rejette les idées métaphysiques du monde, de l’âme et de Dieu (les choses en soi) dans l’inconnaissable. En fait, le devenir positiviste de la science n’est pas à la hauteur de sa visée universelle, visée proprement métaphysique qui a pour rôle d’enraciner les diverses sciences positives spécialisées dans une unité supérieure qui soit leur fondement universel. La philosophie, dans sa visée métaphysique, a donc selon Husserl un rôle de re-fondation radicale des sciences, renouant ainsi avec l’idée aristotélicienne de la philosophie comme « science de l’Être en tant qu’être, pris universellement et non dans l’une de ses parties » (Métaphysique, K, 3), idéal de la philosophie première comme fondement unitaire et radical des sciences.

« Le concept positiviste de la science, écrit Husserl, est à notre époque par conséquent, historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique », question du sens de l’Histoire, de la raison, question de Dieu comme « source téléologique » de toute raison dans le monde, question du sens du monde ou de l’immortalité [8]. » Ceci est la raison pour laquelle la « crise des sciences européennes » est en fait tout entière le symptôme d’une crise plus profonde encore, et qui est celle de la philosophie elle-même.


Ver online : NATALIE DEPRAZ


[1Intitulé La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, trad. fr. et préface de G. Granel (abrégé Krisis dans la suite du texte et des notes).

[2Op. cit., pp. 7-8.

[3Op. cit., p. 14.

[4Op. cit., p. 10, trad. modifiée.

[5Op. cit., p. 10.

[6Op. cit., p. 10.

[7Op. cit., p. 12.

[8Op. cit, pp. 13-14.