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De l’existentialisme à Heidegger

Beaufret (2000:18-21) – ser-no-mundo

Introduction aux philosophies de l’existence

sábado 18 de novembro de 2023, por Cardoso de Castro

Cette irruption du Dasein   en forme d’être-au-monde qui est le fondement même de l’homme en son humanité, Heidegger, pour la désigner, reprend un très vieux mot qu’il ranime en lui infusant un sens nouveau : le mot transcendance.

BEAUFRET  , J. De l’existentialisme à Heidegger: Introduction aux philosophies de l’existence et autres textes. Paris: J. Vrin, 1986.

Dans notre précédente étude, nous en sommes restés au point de départ. Nous avons vu comment le point de départ nécessaire de toute tentative de déterminer, dans sa rigueur, l’être de l’étant en général, était l’homme comme être-là ou Dasein  . Car, de tous les étants, l’homme est le seul en lequel soit fonctionnellement exigée une solution au problème de l’exister. Cette exigence d’une solution au problème [19] ontologique ne fait qu’un, d’autre part, avec l’entrée en jeu d’une possibilité fondamentale, de telle sorte qu’on peut définir l’homme comme l’étant dont l’être même est l’objet d’une constante mise en jeu. Mais ces divers aspects de l’homme étant ainsi identifiés, être philosophe, c’est essentiellement chercher à quelles conditions ils sont possibles. Là est la démarche essentielle de la philosophie  , héritée à travers Kant  , du platonisme le plus authentique. Comment, se demandait Kant, faut-il concevoir l’homme pour justifier a priori   qu’il soit effectivement capable de géométrie euclidienne, de physique newtonienne, de moralité universelle et d’émotion esthétique ? A quelle condition, se demandera Heidegger, peut-on justifier que soit a priori possible un existant c’est-à-dire un étant de type homme, autrement dit un étant à qui la lumière ontologique et la possibilité ou liberté soit si essentiellement radicales que son exister se définisse comme une constante mise en question ? Tout le ressort de la pensée philosophique va être dans cette pré-supposition d’une dimension en profondeur qui sera régressivement explorée par une analytique. Mais tandis que l’analytique kantienne, viciée à la base par le point de départ fictif qu’elle emprunte à Hume  , s’exténuera à donner corps à l’hypothèse créée pour les besoins de la cause d’un formalisme vide, Heidegger s’impose de ne pas lâcher le fil des données phénoménologiques. L’a priori auquel il s’élève, comme justificatif du point de départ, ne sera jamais déterminé_ comme une forme impuissante à sortir de sa virtualité si une matière ne lui est pas fournie, mais comme une essence au sens de l’éidétique husserlienne [1]. Mais quelle sera cette essence ? C’est tout simplement, lisons-nous dans Sein und Zeit  , l’être-dans-le-monde.

Arrêtons-nous à ce premier temps de l’analytique qui déjà nous engage si résolument. L’audace de Heidegger consiste ici à retrouver, dans l’axe d’une analytique régressive et comme simple condition de la possibilité même du Dasein, ce qui jusqu’à lui avait été communient interprété, non d’ailleurs sans naïveté, comme impliquant la présupposition d’un réceptable extérieur qui attendrait en lui la venue de l’homme. Par là, une opération radicale vient d’avoir lieu, qui déjà nous coupe à titre définitif de certaines formes de la spéculation philosophique ou de la nostalgie religieuse. Si, en effet, loin que l’homme, conçu d’abord comme un moi isolé et flottant (ein freischwebendes Ich  ) ait à venir en un monde pour y faire une carrière finie, l’être-au-monde est la condition qui fonde la possibilité même [20] de l’homme, c’est-à-dire la condition sans laquelle il n’y aurait plus rien qu’on puisse encore se représenter comme une existence d’homme, alors nous repoussons de ce fait tout mirage d’une autre vie dans un autre monde dont ce monde-ci ne serait que l’expression in speculo et œnigmate. Nul plus que Heidegger ne tient ferme sur ce point. C’est seulement sur la base de l’être au monde que l’homme peut être dit exister [2]. L’étude intitulée Vom Wesen   des Grundes confirme ici Sein   und Zeit   : « Ce n’est pas parce qu’il existe en fait, ni pour cette raison seule que le Dasein est un être-dans-le-monde, mais tout au contraire, il ne lui est possible d’être comme existence, c’est-à-dire comme Dasein, que parce que sa constitution essentielle consiste à être-dans-le-monde » [3]. En un mot, il n’y a de réalisation humaine de présence (DaseinJ que sous la forme de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein  ). Entre l’un et l’autre, par conséquent, pas la moindre fissure par où pourrait se glisser l’espérance d’une autre condition. Non moins irrévocablement que le matérialisme, bien que dans un cadre essentiellement différent puisqu’il s’agit ici d’une détermination phénoménologique et non d’une hypothèse métaphysique, l’analytique heideggérienne liquide tout ce qui peut bien faire de l’homme un «halluciné de l’arrière-monde ». Cette irruption du Dasein en forme d’être-au-monde qui est le fondement même de l’homme en son humanité, Heidegger, pour la désigner, reprend un très vieux mot qu’il ranime en lui infusant un sens nouveau : le mot transcendance. N’avons-nous pas, en effet, dans l’être-au-monde, émergence et dépassement, qui tranchent « avec l’éclat du feu » [4] sur l’obscurité fondamentale de l’étant brut ? C’est donc de la transcendance, au sens spécial du mot, que l’homme tient « comme une investiture » [5] sa possibilité la plus interne. Reste, maintenant, à soumettre cette notion, régressivement conquise, à l’épreuve de l’analytique [6].

La fonction de la transcendance, telle que nous venons d’en introduire la notion, est de faire éclater au grand jour quelque chose qui, sans cette condition, demeurerait fondamentalement en retrait (grundverborgen). Pour caractériser cette éclosion (Aufbruch), la [21] philosophie traditionnelle introduirait volontiers ici le mot de conscience. Heidegger, au contraire, de peur d’être victime de douteuses affinités favorisant dans la pensée certaines importations mal contrôlées, l’écarte soigneusement. Il ne veut garder en effet, de la conscience, que ce en quoi elle est lumière de part en part, abstraction faite de toute présupposition étrangère. Il lui paraît alors que le mot qui y convient le mieux à ce qu’il veut exprimer est le mot Erschlossenheit  . Littéralement cela veut dire état d’être-ouvert, par opposition à ce qui serait d’abord clos sur soi, claque-muré en soi, fermé comme une boîte (verkapselt). Il faut se libérer une fois pour toutes de la métaphore à laquelle ont trop souvent eu recours les philosophes « décrivant » la conscience comme un sujet d’abord voué au solipsisme, et dans la « sphère intérieure » duquel le monde ne tomberait qu’accidentellement. En réalité, comme Husserl   l’avait déjà très bien vu, la conscience ne fait qu’un avec sa propre ouverture au monde et aux autres hommes. C’est en cela qu’elle est lumière. Mais alors une telle lumière, un tel état d’illumination (Gelichtetsein) lui est radical.

S’il faut se débarrasser à tout prix de la métaphore de l’emboîtement, rien de plus valable au contraire que la vieille image de l’homme comme lumière naturelle. C’est de lui-même, non par l’intervention d’autre chose, que l’homme fait lumière de son être au monde. La conscience ne vient pas du dehors se poser sur le Dasein, mais tout au contraire, le Dasein est conscience de fond en comble et radicalement « Das Dasein ..ist, seine Erschlossenheit » [7].


Ver online : Jean Beaufret


[1Sein und Zeit, p. 50, note 1. — Rappelons qu’une essence au sens husserlien du mot est la détermination où s’éclaire a priori "la" possibilité de l’objet auquel la pensée s’applique. Elle relève donc plutôt de l’explicitation d’un savoir préalable que de la constitution d’une connaissance empirique.

[2Sein und Zeit, p. 53.

[3Traduction Corbin, p. 68.

[4Qu’est-ce que la métaphysique, Corbin, p. 24.

[5De l’être essentiel du fondement, Corbin, p. 65.

[6Heidegger, auparavant, soumet à l’analyse eidétique ce phénomène du monde qu’il vient de dégager à partir du Dasein. Il montre qu’il convient de le déterminer comme un « attirail d’usage » ou, comme il dit, par le caractère de Zuhandenheit. Mais, note-t-il lui-même dans Vom Wesen des Grundes (traduction Corbin, p. 86, note), une telle analyse « n’occupe qu’un rang subordonné ». On peut y voir, si l’on veut, une brillante digression. C’est pourquoi nous nous abstiendrons volontairement d’en faire état dans cette vue à vol d’oiseau de la philosophie de Heidegger.

[7Sein und Zeit, p. 133.