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Beaufret (1985:9-11) – esquecimento do ser [Seinsvergessenheit]

sexta-feira 12 de janeiro de 2024, por Cardoso de Castro

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Platão  , Aristóteles  , São Tomás, Leibniz   nomearam de fato o ser e falaram dele sem de modo algum o confundirem com o ente. Se há uma confusão, é apenas no limite que ela ocorre e na medida em que aquilo que os gregos tinham designado por ὄν  τως ὄν ou ἀληθώς ὄν é, desde Platão, determinado, tanto quanto pelo ser, por aquilo que há no ente de mais verdadeiramente ente. Mas eles pensaram, no entanto, em termos de uma diferença entre o ser e o ente, tendo apenas alguma vez dito este último "através de um olhar passageiro sobre o ser" [Lettre sur l’humanisme, Aubier, 1957, p. 74]. Quererá isto dizer que estavam a par da "verdade do ser"?

original

« Certain philosophe d’aujourd’hui a reproché aux métaphysiciens d’autrefois de s’être attardés autour du problème de l’étant (das Seiende  ) sans aborder franchement celui de l’être (das Sein  )… Mais ce n’est pas une faute. L’erreur est seulement d’annoncer qu’à partir du lendemain on commencera sérieusement à parler du Sein autrement que pour dire qu’il serait grand temps d’en parler. » Ainsi parle M. Gilson [1].

On ne peut mieux dire que Heidegger, loin de montrer enfin à ses lecteurs ce que d’autres que lui auraient prétendument laissé sous le voile de l’oubli, n’a pourtant jamais fait plus que se vanter de faire mieux que les autres, tout en faisant exactement comme eux, son prétendu apport se ramenant à remplacer par une promesse artificieuse (demain on rasera gratis) la négligence qu’il « reproche » à tous ses devanciers.

Peut-être cependant parler ainsi est-il commettre innocemment le plus radical contresens sur la pensée de Heidegger.

Mais alors qu’entend-il donc par la locution d’« oubli de l’être » (Seinsvergessenheit   ) qui, dans son œuvre publiée, apparaît pour la première fois, vingt ans après Sein un Zeit  , à savoir dans la Lettre sur l’humanisme, où est dit rétrospectivement, à propos de Sein und Zeit  , que la contrée à partir de laquelle tout le livre a été éprouvé et pensé est celle de l’oubli de l’être ?

« Oubli de l’être » est une locution de nature à induire en erreur, comme elle n’a pas manqué de le faire aussi longtemps que, négligeant tout rapport avec Sein und Zeit, le lecteur ne l’entend pas comme « oubli de la vérité de l’être ». Heidegger ne veut pas dire [10] que Platon, Aristote et même saint Thomas auraient « oublié l’être », c’est-à-dire oublié d’en parler sinon, écrit aussi M. Gilson, « dans le langage de l’étant ». C’est tout le contraire qui est vrai.

Platon, Aristote, saint Thomas, Leibniz ont bel et bien nommé l’être et parlé de lui sans nullement le confondre avec l’étant. S’il y a une confusion, c’est seulement à la limite qu’elle se produit et dans la mesure où ce que les Grecs avaient nommé ὄντως ὄν ou ἀληθώς ὄν est depuis Platon déterminé, tout aussi bien que par l’être, par ce qu’il y a dans l’étant de plus véritablement étant. Mais ils n’en ont pas moins pensé à partir d’une différence de l’être et de l’étant, n’ayant jamais dit celui-ci qu’ « à la faveur d’un regard jeté au passage sur l’être » [2]. Ont-ils été pour autant de niveau avec la « vérité de l’être » ?

Nullement. Non sans doute que, montreurs de l’être, ils l’auraient mal ou incomplètement montré. Mais parce qu’ils n’ont pas éprouvé l’oubli comme trait fondamental de sa manifestation la plus propre. C’est vers une telle pensée de l’oubli que, sous le nom d’« oubli de l’être », le génitif étant ici beaucoup plus « subjectif » qu’ « objectif », fait signe Heidegger.

Montrer ce qui est, au plus secret de sa présence encore inapparente, est oeuvre du poète. Depuis toujours et aujourd’hui c’est seulement la poésie qui délivre l’étant à une éclosion jusqu’ici inconnue. « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets [3]. » Le poème produit ainsi à la croisée, dira Heidegger, des dimensions du monde où il ne cesse de dire comme à voix basse à travers le rassemblement du ciel et de la terre, celui de l’homme comme mortel et des signes qui sont depuis toujours la parole des dieux. C’est ce que Hölderlin   nomme « das ganze   Verhältnis  , samt der Mitt » [4]. D’un mot : « das Heilige   » [5]. Le sacré ? Il se pourrait que ce terme issu de la dévotion romaine dise mal que le monde devienne, à la parole du poète, un monde de l’éclosion universelle, un monde qui retourne à l’ouverture du monde, toute chose nommée retrouvant par là et en lui, dit Baudelaire, « l’éclatante vérité de son harmonie   native ». Si cependant nous entendons dans le mot sacré non le latin sacrum ou sacrosanctum mais l’écho du κεχωρισμένον d’Héraclite   (fr. 108 ), de l’excepté, tel qu’il fait surtout signe vers l’éclair qui, dit-il aussi, « pilote tout jusqu’à lui-même » (fr. 64), alors nous pouvons bien dire, avec Hölderlin, sacré ce qui advient « plus pur » (Mallarmé) à la parole du poète dont la parole [11] courante n’est que la retombée d’où « à peine nous parvient encore un appel » [6]. Parler ainsi n’est pas «sacraliser» la poésie, mais l’honorer à son niveau et comme ce « métier de pointe » [7], selon le mot de René Char, qui seul « sauve l’apparition ».

La philosophie  , dans sa nomination de l’être, sauve-t-elle l’apparition ? Ou au contraire n’est-elle, d’un bout à l’autre de son histoire, qu’un témoignage de plus en plus lointain de ce qui pourtant demeure apparition et continue, à la parole du poète, à se laisser « donner à voir » ?

S’il en était ainsi, la philosophie, ou métaphysique — car les deux termes sont synonymes —, serait le lieu le plus propre d’un oubli à son tour oublieux de lui-même et par là à l’abri de toute possibilité de se laisser penser par elle comme oubli, en quoi il diffère de ce qui n’est que simple distraction ou inadvertance.

Mais au profit de quoi l’être, si cependant il est partout visé dans toute l’histoire de la métaphysique, est-il essentiellement oublié ? La réponse de Heidegger est ici rigoureusement univoque : au profit de l’étant. Une telle univocité ne va pas cependant sans nuances. S’il est en effet assez clair que le τοῦ ὄντος ὀρέγεσθαι [8] de Platon comme aussi bien d’Aristote est ambigu et dit à la fois le souci de l’être et la préoccupation du souverainement étant tel que, mesuré à lui, le reste est moindrement étant, le Poème de Parménide   ne dénonce-t-il pas, pour ainsi dire d’avance, ce qui n’aura expressément lieu qu’avec Aristote et Platon ? Ne porte-t-il pas en effet le virage de l’étant à l’être jusqu’à la parole encore inouïe : ἔστι γαρ εἶναι ? Et ne dénonce-t-il pas précisément comme δόξα   la confusion trop humaine de l’être et de l’étant? Assurément. Mais l’être en lui-même est-il pour autant pris en garde ? La parole de Parménide n’est-elle pas déjà dans sa nomination de l’être l’amorce de ce que Sein und Zeit caractérisait en son temps comme Entweltlichung, que nous pouvons entendre comme appauvrissement ou retrait du monde ? Mais en quoi ? En ce que les choses de ce monde sont déjà déterminées comme τίχ δοκοῦντα. Non pas, bien sûr, au sens de Platon, comme des apparences sans fondement. Mais les dokounta de Parménide n’ont déjà plus d’autre arrière-plan, sous la dictée d’ἀλήθεια   que la permanence de l’être, sans qu’un plus haut secret de l’alétheia elle-même ne soit, nulle part encore, soupçonné.

Ceux qui s’en tiennent à la doxa ne pensent pas la coappartenance dans l’unité de l’être des aspects contrastants que partout présentent, « à juste titre », les dokounta. Mais ceux qui pensent cette coappartenance, pour avoir quitté le « chemin des mortels », ne la pensent pourtant que dans la lumière préexistante et présupposée fixe de l’alétheia.


Ver online : Jean Beaufret


BEAUFRET, Jean. Dialogue avec Heidegger IV. Paris: Minuit, 1985


[1Etienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, I960, p. 171-172.

[2Lettre sur l’humanisme, Aubier, 1957, p. 74.

[3S. Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1945, p. 368.

[4F. Hölderlin, der Vatikan, cf. Œuvres, gallimard, Pléiade, 1967, p. 916.

[5Id., Wie wenn am Feiertage, cf. Œuvres, p. 834.

[6M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, U. z. S., Neske, 1959, p. 31.

[7R. Char, La parole en archipel, Gallimard, 1962, p. 73.

[8Phédon, 65 c.