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ONTOLOGIE ET TEMPORALITÉ

Greisch: Une herméneutique de la facticité

Introduction historique

segunda-feira 29 de maio de 2017, por Cardoso de Castro

Extraits des pages 34-38, de l’édition PUF, 1994.

Nous venons de jeter un premier regard sur l’allure générale d’une approche phénoménologique, hérissée d’obstacles terminologiques, de la vie, qui se fixe pour but de « voir la chose principale de la philosophie  , la facticité » (GA61  , 99). L’analyse de la vie factuelle nous place devant l’alternative suivante : allons-nous créditer la vie d’une transparence parfaite, de cette pureté cristalline, dont la logique nous offre la meilleure idée, ou est-elle au contraire synonyme d’opacité absolue ? En parlant de « facticité » (Faktizität  ), il semblerait que nous choisissions le second terme de l’alternative. Et c’est précisément cela qui inquiétait les néo  -kantiens. Mais tout ce qui vient d’être dit plus haut présuppose qu’il doit y avoir une troisième possibilité entre ces deux extrêmes. En empruntant une image, nous dirions qu’entre la transparence cristalline et l’opacité absolue il peut y avoir une « translucidité » plus ou moins brumeuse. C’est précisément de cette image de la nébulosité ou de la brumosité (Diesigkeit, GA61, 88) que Heidegger se sert pour caractériser le rapport à soi de la vie.

VOIR: Le moi factuel du philosophe. Lettre à un doctorand

Ce n’est donc pas comme si, dans son autosuffisance élémentaire, le phénomène de la vie se présentait à nous comme une surface opaque et homogène. Au contraire, à regarder le phénomène de plus près, il est possible d’y discerner des « reliefs » et une grande multiplicité de modalités d’attestation (Bekundungsgestalten, GA58  , 43). Ce n’est pas comme si la vie facticielle était totalement opaque et de ce fait inaccessible. Au contraire, toute vie porte avec soi « un fonds de compréhensions et de possibilités d’accès » (ein Fonds von Verständlichkeiten und Zugänglichkeiten, GA58, 38).

La tâche de la philosophie est précisément de nous aider à voir clair dans cette brumosité même. Cela requiert un travail spécifique d’interprétation, c’est-à-dire un effort herméneutique. L’élucidation du phénomène de la vie recourt à des catégories. De nouveau nous croisons le problème des catégories que nous avions rencontré plus haut sous les espèces de la grammaire spéculative. Mais, s’agissant de la diversité des significations que revêt le phénomène de la vie, il est important de préciser le statut de ces catégories. Elles n’ont rien de formel. Elles ne sont pas non plus purement descriptives, mais interprétatives, on pourrait presque dire prospectives, dans la mesure où elles prospectent les possibilités de compréhension enfouies dans la vie même. En d’autres termes, ce sont des catégories herméneutiques. Chaque catégorie est « interprétante et seulement interprétante, à savoir la vie factuelle, appropriée dans la souciance existentielle » (GA61, 86-87).

Cette formule nous livre le secret du terme « herméneutique de la facticité » qui domine le travail philosophique de Heidegger au cours de la période qui nous intéresse ici. Notons cette nouvelle définition du terme « catégorie » : « quelque chose qui, conformément à son sens, interprète un phénomène selon une direction de sens d’une manière déterminée, principielle, qui amène le phénomène à la compréhension en tant qu’interprété » (GA61, 86). Toutes les catégories de la phénoménologie de la vie sont en ce sens des catégories herméneutiques, interprétatives, qui soumettent la vie factuelle à l’interprétation. C’est ici qu’on peut prendre la mesure de l’écart entre le regard phénoménologique de Heidegger et celui de Husserl  . Heidegger a beau jeu de déclarer qu’il voit avec les yeux de Husserl ; d’emblée il invente un autre regard, celui de la « phénoménologie herméneutique » qui lui permet de voir d’autres phénomènes, en particulier la facticité, que Husserl, estimant qu’elle était opaque et aveugle, opposait à la conscience pure.

Le terme d’interprétation s’oppose ici manifestement au terme de réflexion. L’autocompréhension de la vie, forme fondamentale de l’appropriation de soi, n’a pas le statut d’une réflexion sur soi. Ce n’est pas encore tout. Car on pourrait s’imaginer que les catégories interprétatives viennent se plaquer du dehors sur la vie au nom d’une théorie générale de l’interprétation. En réalité, elles ont leur origine dans la vie elle-même, elles « vivent au sein   de la vie elle-même » (GA61, 88).

Ce n’est que le travail de l’interprétation qui parvient à résoudre l’aporie constitutive d’une philosophie de la vie : comment décrire le mouvement de la vie sans la trahir ? En 1923, Heidegger illustre cette difficulté par une pensée de Biaise Pascal   : « Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe. » Commentant cette pensée, Heidegger précise que la simple participation à l’emportement connaturel de la vie empêche le travail de la compréhension, c’est-à-dire de l’interprétation catégoriale. Tout le problème est de trouver une attitude devant la vie qui ne trahisse pas aussitôt son sens d’être, la facticité (GA63  , 109).

Cette attitude, c’est l’attitude « herméneutique ». Mais justement, nous avons alors besoin d’un nouveau concept d’herméneutique qui rompt avec l’approche épistémologique, privilégiée en particulier par Wilhelm Dilthey  . Pour Heidegger, l’herméneutique n’est plus une discipline théorique, une « théorie générale de l’interprétation », mais une dimension interne de la facticité elle-même (GA63, 15). Cela veut dire que le « comprendre », qui est une dimension intrinsèque de la vie factuelle, n’est pas un comportement de type cognitif. C’est pourquoi Heidegger tourne le dos au problème, très discuté à l’époque, entre autres par Edith Stein  , Scheler   et Dilthey, de la compréhension d’autrui (problème de l’Einfühlung  ). Le comprendre ne se dirige pas vers autre chose, fût-ce autrui, mais est un mode d’être du Dasein   lui-même. L’herméneutique n’a donc rien d’une curiosité artificielle désireuse d’éplucher des états d’âmes - les nôtres ou ceux d’autrui - elle est simplement au service de l’éveil à soi du Dasein (Wachsein   des Daseinsfur sich selbst  , GA63,15).

Si donc l’herméneutique est à ce point inséparable de son « objet », elle ne peut pas être une science : factuellement et temporellement elle précède la mise en ouvre des sciences (GA63, 15). Pour la même raison, les « évidences » dont elle peut se réclamer sont fondamentalement fragiles et ne se laissent jamais réduire à une « évidence » ou une « intuition » de type eidétique (GA63, 16). En effet, l’objet de l’interprétation c’est le Dasein précisément pour autant qu’il est à la recherche de soi, en route et en chemin vers lui-même (GA63, 17). Cheminer, cela veut dire se poser des questions radicales, un questionnement qui se reflète dans une inquiétude et une angoisse indéracinables (Fraglichkeit   ontique GA63, 17).


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