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Sein und Zeit

Être et temps : §27. L’être-Soi-même quotidien et On.

Ser e Tempo

domingo 10 de julho de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

Le résultat ontologiquement pertinent de l’analyse précédente de l’être-avec consiste dans l’aperçu selon lequel le « caractère de sujet » du Dasein   propre et d’autrui se détermine existentialement, c’est-à-dire à partir de certaines guises d’être. C’est dans la préoccupation du monde ambiant que les autres font encontre comme ce qu’ils sont ; ils sont ce qu’ils font.

Dans la préoccupation pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le souci d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement d’aplanir cette différence même ; soit que le Dasein propre, restant en retrait par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper ; soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-avec-l’autre, à son insu, est tourmenté par le souci de cette distance. Pour le dire existentialement, il a le caractère du distancement. Moins ce mode d’être s’impose comme tel au Dasein quotidien lui-même, et plus tenacement et originairement il déploie son influence.

Or ce distancement inhérent à l’être-avec implique ceci : le Dasein, en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien, se tient sous l’emprise d’autrui. Ce n’est pas lui-même qui est, les autres lui ont ôté l’être. La discrétion des autres dispose des possibilités quotidiennes d’être du Dasein. Ces autres ne sont pas alors des autres déterminés. Au contraire, tout autre peut les représenter. L’essentiel, c’est seulement cette domination d’autrui, qui, sans s’imposer a toujours déjà été secrètement acquise par le Dasein comme être-avec. L’on appartient soi-même aux autres, et l’on consolide leur puissance. Ce sont « les autres », comme on les appelle pour masquer sa propre appartenance essentielle à eux, qui, de prime abord et le plus souvent, « sont-là » dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien. Le qui n’est alors ni celui-ci, ni celui-là, ni soi-même, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le « qui » est le neutre, le On.

On a déjà montré précédemment, comment, dans le monde ambiant prochain, le « monde ambiant » public, l’entourage est à chaque fois déjà à-portée-de-la-main et fait partie intégrante de la préoccupation. Dans l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information   (journal), tout autre ressemble à l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le Dasein propre dans le mode d’être « des autres », de telle sorte que les autres s’évanouissent encore davantage quant à leur différenciation et leur particularité expresse. C’est dans cette non-imposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge ; plus encore nous nous [127] séparons de la « masse » comme on s’en sépare ; nous nous « indignons » de ce dont on s’indigne. Le On, qui n’est rien de déterminé, le On que tous sont - non pas cependant en tant que somme - prescrit le mode d’être de la quotidienneté.

Le On a lui-même des guises d’être propres. La tendance de l’être-avec que nous avons nommée le distancement se fonde sur ceci que l’être-l’un-avec-l’autre comme tel se préoccupe de la médiocrité. Celle-ci est un caractère existential du On. C’est d’elle qu’il y va essentiellement pour le On en son être, et c’est pourquoi il se tient facticement dans la médiocrité de ce qui « va », de ce qui est reçu ou non, de ce à quoi on accorde le succès et de ce à quoi on le refuse. Cette médiocrité dans la pré-esquisse de ce qui peut et a le droit d’être risqué veille sur toute exception qui pourrait surgir. Toute primauté est silencieusement empêchée. Tout ce qui est original est aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a été conquis de haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa force. Le souci pour la médiocrité dévoile à nouveau une tendance essentielle du Dasein, que nous appelons le nivellement de toutes les possibilités d’être.

Distancement, médiocrité, nivellement constituent, en tant que guises d’être du On, ce que nous connaissons au titre de « la publicité » [1]. C’est elle qui de prime abord règle toute explicitation du monde et du Dasein, et qui y a toujours le dernier mot. Et s’il en va ainsi, ce n’est pas sur la base d’un rapport d’être insigne et primaire aux « choses », pas parce que la publicité dispose d’une translucidité expressément appropriée [2] du Dasein, mais bien parce qu’elle ne va pas « au fond des choses », parce qu’elle est insensible à l’égard de toutes les différences de niveau et d’authenticité. La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous.

Le On est partout là, mais de telle manière aussi qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le Dasein se presse vers une décision. Néanmoins, comme le On pré-donne tout jugement et toute décision, il ôte à chaque fois au Dasein la responsabilité. Le On ne court pour ainsi dire aucun risque à ce qu’« on » l’invoque constamment. S’il peut le plus aisément répondre de tout, c’est parce qu’il n’est personne qui ait besoin de répondre de quoi que ce soit. C’« était » toujours le On, et pourtant, on peut dire que « nul » n’était là. Dans la quotidienneté du Dasein, la plupart des choses adviennent par le fait de quelque chose dont on est obligé de dire que ce n’était personne.

Le On décharge ainsi à chaque fois le Dasein en sa quotidienneté. Mais il y a plus encore : avec cette décharge d’être, le On complaît au Dasein pour autant qu’il y a en lui la [128] tendance à la légèreté et à la facilité, et c’est précisément parce que le On complaît ainsi constamment au Dasein qu’il maintient et consolide sa domination têtue.

Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. Le On qui répond à la question du qui du Dasein est le personne auquel tout Dasein, dans son être-les-uns-parmi-les-autres, s’est à chaque fois déjà livré.

C’est dans les caractères d’être de l’être-les-uns-parmi-les-autres quotidien - distancement, médiocrité, nivellement, publicité, déchargement d’être et complaisance - que réside le « maintien » prochain du Dasein. Ce maintien ne concerne pas l’être-sous-la-main persistant de quelque chose, mais le mode d’être du Dasein comme être-avec. En étant selon les modes cités, le Soi-même du Dasein propre et le Soi-même des autres ne s’est pas encore trouvé, ou s’est perdu. On est selon la guise de la dépendance et de l’inauthenticité. Cette guise d’être ne signifie pas plus une diminution de la facticité du Dasein que le On en tant que personne n’est un rien. Tout au contraire, c’est dans ce mode d’être que le Dasein est ens realissimum, si tant est que la « réalité » puisse désigner l’être qui est à la mesure du Dasein.

D’ailleurs, le On est tout aussi peu sous-la-main que le Dasein en général. Plus manifestement se comporte le On, et plus il est insaisissable et caché - mais moins il n’est rien. À une « vue » ontico-ontologique non prévenue, il se dévoile comme le « sujet le plus réel » de la quotidienneté. Et qu’il ne soit pas accessible comme une pierre sous-la-main, cela ne décide pas le moins du monde sur son mode d’être. Il n’est permis ni de décréter précipitamment que ce « On » n’est « à proprement parler » rien, ni de céder à l’opinion   selon laquelle le phénomène ne demanderait, pour être ontologiquement interprété, que d’être par exemple « expliqué » comme le résultat obtenu après coup de l’être-ensemble-sous-la-main de divers sujets. Tout au contraire, l’élaboration des concepts d’être doit s’orienter sur ces phénomènes indéclinables.

Le On n’est pas davantage quelque chose comme un « sujet universel » flottant au-dessus d’une multiplicité de sujets. On ne peut en arriver à une telle conception que si l’on comprend l’être des « sujets » de manière étrangère au Dasein, et si on les pose comme autant de cas factuellement sous-la-main d’un genre survenant. Sur la base d’un tel amorçage, la seule possibilité ontologique qui subsistera sera de comprendre tout ce qui n’est pas cas particulier au sens de l’espèce et du genre. Mais le On n’est nullement le genre de chaque [129] Dasein, et il est tout aussi impossible de le trouver à même cet étant à titre de qualité permanente. Que même la logique traditionnelle échoue devant de tels phénomènes, cela ne peut étonner pour peu que l’on songe qu’elle a son fondement dans une ontologie   - qui plus est, encore grossière - du sous-la-main. Par suite, il est également hors de question de l’assouplir en lui apportant autant d’améliorations et de développements que l’on voudra. Tout ce que réussissent à faire ces réformes logiques inspirées par les « sciences de l’esprit », c’est à accroître la confusion ontologique.

Le On est un existential et il appartient, en tant que phénomène originaire, à la constitution positive   du Dasein. Lui-même possède derechef diverses possibilités de concrétion existentiale. La profondeur, la netteté de son pouvoir peuvent changer historiquement.

Le Soi-même du Dasein quotidien est le On-même, que nous distinguons du Soi-même authentique, c’est-à-dire proprement saisi. En tant que On-même, chaque Dasein est dispersé dans le On, et il doit commencer par se retrouver. Cette dispersion caractérise le « sujet » de ce mode d’être que nous connaissons sous le nom d’identification préoccupée avec le monde de prime abord rencontré. Mais que le Dasein soit familier de lui-même comme On-même, cela signifie en même temps que le On pré-dessine l’explicitation prochaine du monde et de l’être-au-monde. Le On-même, en-vue-de quoi le Dasein est quotidiennement, articule le complexe de renvois de la significativité. Le monde du Dasein libère l’étant qui fait encontre vers une totalité de tournure qui est familière au On, et cela dans les limites qui sont fixées avec la médiocrité du On. De prime abord, le Dasein factice est dans le monde commun médiocrement découvert. De prime abord, « je » ne « suis » pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise du On. C’est à partir de celui-ci et comme celui-ci que, de prime abord, je suis « donné » à moi-même ». Le Dasein est de prime abord On et le plus souvent il demeure tel. Lorsque le Dasein découvre et s’approche proprement le monde, lorsqu’il s’ouvre à lui-même son être authentique, alors cette découverte du « monde » et cette ouverture du Dasein s’accomplit toujours en tant qu’évacuation des recouvrements et des obscurcissements, et que rupture des dissimulations par lesquelles le Dasein se verrouille l’accès à lui-même.

Avec l’interprétation de l’être-avec et de l’être-Soi-même dans le On, la question du qui de la quotidienneté de l’être-l’un-avec-l’autre a reçu réponse. En même temps, ces considérations ont apporté une compréhension concrète de la constitution fondamentale du Dasein. L’être-au-monde a été rendu visible en sa quotidienneté et sa médiocrité.

Le Dasein quotidien puise l’explicitation préontologique de son être dans le mode d’être [130] prochain du On. De prime abord, l’interprétation ontologique suit cette tendance explicitative, elle comprend le Dasein à partir du monde et le trouve comme un étant intramondain. Plus encore : l’ontologie « prochaine » va jusqu’à se laisser donner par le « monde » le sens de l’être par rapport auquel ces « sujets » étants sont compris. Mais comme le phénomène du monde passe lui-même inaperçu dans cette identification au monde, c’est le sous-la-main intramondain, ce sont les choses qui prennent sa place. L’être de l’étant qui est-Là-avec est conçu comme être-sous-la-main. Ainsi la mise en lumière du phénomène positif de l’être-au-monde quotidien prochain ouvre-t-elle un aperçu sur la racine de l’omission de cette constitution d’être par l’interprétation ontologique. C’est elle-même qui, en son mode d’être quotidien, se manque et se recouvre de prime abord.

Si l’être de l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, qui apparemment se rapproche ontologiquement du pur être-sous-la-main, s’en distingue en réalité fondamentalement, il sera encore plus impossible de comprendre l’être du Soi-même authentique comme être-sous-la-main. L’être-Soi-même authentique ne repose pas sur un état d’exception du sujet dégagé du On, mais il est une modification existentielle du On comme existential essentiel.

Ce qui revient à dire aussi que la mêmeté propre au Soi-même existant authentiquement est séparée ontologiquement par un abîme de l’identité du Moi tel qu’il se maintient dans la multiplicité des vécus.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: Naturellement, il ne s’agit pas de la réclame (bien que la publicité prise en ce sens ait depuis bien longtemps dépassé sa fonction « primitive » de faire « connaître » et vendre), mais de l’espace ou du « domaine » public en général.

[2NT: Comprendre : la publicité n’est nullement l’organisatrice d’une clarté (cf. infra, p. [149]) que le Dasein se serait auparavant appropriée, qu’il aurait déjà conquise ; elle a beau le faire passer pour un metteur en scène « au service » d’un texte déjà écrit, en réalité c’est elle qui écrit - qui brouille - ce texte.