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Sein und Zeit

Être et temps : § 23. La spatialité de l’être-au-monde.

Ser e Tempo

domingo 10 de julho de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

Lorsque nous attribuons au Dasein   lui-même une spatialité, un tel « être dans l’espace » doit manifestement être compris à partir du mode d’être de cet étant. La spatialité du Dasein - lequel n’a essentiellement rien à voir avec l’être-sous-la-main - ne peut signifier ni quelque chose comme la survenance dans un emplacement de l’« espace du monde », ni l’être-à-portée-de-la-main à une place. Car l’une et l’autre sont des modes d’être de l’étant rencontré à l’intérieur du monde. Le Dasein, lui, est « au » monde au sens de l’usage préoccupé et familier de l’étant qui fait encontre de manière intramondaine. Si donc de la spatialité lui échoit en quelque façon, cela n’est possible que sur le fondement de cet être-à. [105] Or la spatialité de celui-ci manifeste les caractères de l’é-loignement et de l’orientation.

Par é-loignement - le mot désignant un mode d’être du Dasein considéré en son être-au-monde - nous n’entendons point quelque chose comme l’éloignement (proximité) ou même une distance, un écart. Ce terme d’é-loignement, nous l’employons dans un sens actif et transitif. Il désigne une constitution d’être du Dasein, par rapport à laquelle le fait d’éloigner ou d’écarter quelque chose ne représente qu’une modalité déterminée, factice. É-loigner veut dire faire disparaître le lointain, c’est-à-dire l’être-éloigné, de quelque chose - approcher. Le Dasein est essentiellement é-loignant, c’est-à-dire qu’il laisse à chaque fois, comme l’étant qu’il est, de l’étant venir à l’encontre dans la proximité. L’é-loignement découvre l’éloignement. Celui-ci, tout comme la distance, est une détermination catégoriale de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein. L’é-loignement, au contraire, doit être établi comme existential. C’est seulement dans la mesure où de l’étant est en général découvert pour le Dasein en son être-éloigné que deviennent accessibles dans l’étant intramondain lui-même des « éloignements » et des distances par rapport à autre chose. Sinon, deux points sont tout aussi peu éloignés l’un de l’autre que ne le sont en général deux choses, s’il est vrai qu’aucun de ces étants, de par son mode d’être, ne peut é-loigner. Tout au plus ont-ils une distance trouvable et mesurable dans l’é-loigner.

De prime abord et le plus souvent, l’é-loignement est un approchement circon-spect : il amène à la proximité en ce sens qu’il procure, qu’il prépare, qu’il a « à main ». Toutefois, certaines modalités déterminées de découverte purement cognitive de l’étant ont également le caractère de l’approchement. Il y a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximité. Tous les modes d’accroissement de la vitesse auxquels nous sommes aujourd’hui plus ou moins contraints de participer visent au dépassement de l’être-éloigné. Avec la « radiodiffusion », par exemple, le Dasein accomplit un é-loignement du « monde » encore malaisé à dominer du regard quant à son sens existential ; cet é-loignement revêt la forme d’une extension du monde ambiant quotidien.

L’é-loigner n’implique pas nécessairement une évaluation explicite du lointain d’un à-portée-de-la-main par rapport au Dasein. Surtout, l’être-éloigné n’est jamais saisi comme écart. Si le lointain doit être évalué, cela ne se produit jamais que relativement à des é-loignements où le Dasein quotidien se tient. Du point de vue de leur calcul, ces évaluations peuvent être imprécises et flottantes, elles n’en ont pas moins dans la quotidienneté du Dasein leur déterminité propre et de part en part compréhensible. Nous disons par exemple : jusque là-bas, il y a l’espace d’une promenade, un « saut de puce », un « jet de pierre ». Ce que ces mesures indiquent, c’est non seulement qu’elles ne prétendent pas « métrer », mais encore que [106] l’être-éloigné ainsi évalué, appartient en propre à un étant que l’on aborde avec la circon-spection propre à la préoccupation. Même lorsque nous nous servons d’une mesure précise, en disant : « il y a une demi-heure d’ici à la maison », cette mesure doit encore être considérée comme une évaluation. Une « demi-heure », cela ne veut pas dire trente minutes, mais une durée qui n’a absolument aucune « longueur » au sens d’une extension quantitative. Cette durée est à chaque fois explicitée à partir des « préoccupations » quotidiennes habituelles. De prime abord, et même lorsque sont en usage des mesures « officiellement » fixées, les éloignements sont évalués par une circon-spection. L’é-loigné, étant à-portée-de-la-main dans de telles évaluations, conserve son caractère spécifiquement intramondain. Et cela implique même que les chemins praticables conduisant à l’étant éloigné présentent chaque jour une longueur différente. L’à-portée-de-la-main du monde ambiant n’est nullement sous-la-main pour un observateur intemporel, dégagé du Dasein, mais il vient à l’encontre de la quotidienneté préoccupée et circon-specte du Dasein. Sur ses chemins propres, le Dasein ne prend pas la mesure d’une portion d’espace comme d’une chose corporelle sous-la-main, il ne « dévore » pas « des kilomètres », au contraire son approchement et son é-loignement est toujours un être préoccupé vis-à-vis de l’approché et de l’é-loigné. Un chemin « objectivement » long peut être plus court qu’un chemin « objectivement » très court, lequel est peut-être un « calvaire » qui paraîtra infiniment long à qui l’emprunte. Mais c’est en un tel « paraître », justement, que le monde est à chaque fois et pour la première fois proprement à-portée-de-la-main. Les distances objectives de choses sous-la-main ne coïncident pas avec l’éloignement et la proximité propres à l’a-portée-de-la-main intramondain. Celles-là peuvent bien être sues avec exactitude, un tel savoir cependant demeure aveugle, il n’a pas la fonction de l’approchement qui découvre le monde ambiant avec circon-spection ; de ce savoir, il peut sans doute être fait usage, mais il est alors au service d’un être préoccupé du monde le « concernant », qui ne se soucie point de mesurer des écarts.

Comme l’on s’oriente d’ordinaire primairement sur la « nature », et les distances « objectivement » mesurées entre les choses, on cède volontiers à la tentation de considérer comme « subjectives » cette explicitation et cette évaluation caractéristiques de l’éloignement. Cependant, si c’est ici d’une « subjectivité » qu’il s’agit, celle-ci découvre peut être dans le monde une « réalité » si réelle qu’elle n’a plus rien à voir avec un arbitraire « subjectif », et avec des « interprétations » subjectives d’un étant qui « en soi » serait autrement constitué. L’é-loignement circon-spect de la quotidienneté du Dasein découvre l’être-en-soi du « vrai monde », de l’étant auprès duquel le Dasein, en tant qu’existant, est à chaque fois déjà.

Une orientation primaire, voire exclusive, sur des éloignements conçus comme distances mesurées recouvre la spatialité originaire de l’être-à. Ce qui est « prochain », ce n’est absolument pas ce qui est à la plus petite distance « de nous ». Le « prochain » consiste bien plutôt dans ce qui est é-loigné de la portée d’une atteinte, d’une saisie, d’un regard. [107] Comme le Dasein est essentiellement spatial selon la guise de l’é-loignement, l’usage se tient toujours dans un « monde ambiant » à chaque fois é-loigné de lui à l’intérieur d’un certain espace de jeu - et c’est bien pourquoi nous entendons et voyons de prime abord en dépassant ce qui, selon la distance, est le « plus proche » de nous. Si la vue et l’ouïe portent au loin, ce n’est pas sur la base de leur « portée » naturelle, mais parce que le Dasein en tant qu’é-loi-gnant se tient en eux de manière prépondérante. Pour celui qui, par exemple, porte des lunettes, qui pourtant sont si proches de lui par la distance qu’elle sont « sur son nez » [1] , cet outil utilisé est plus éloigné, au sein   du monde ambiant, qu’un tableau accroché au mur d’en face. Cet outil a si peu de proximité que souvent il passe même de prime abord absolument inaperçu. L’outil pour voir, et de même l’outil pour entendre, l’écouteur téléphonique par exemple, se caractérise par la non-imposition de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main. Ce qui vaut aussi, par exemple, de la rue - de l’outil pour aller. Tandis que nous marchons, la rue est touchée à chaque pas, apparemment elle est ce qu’il y a de plus proche et de plus réel dans l’à-portée-de-la-main, elle glisse pour ainsi dire le long de parties déterminées du corps, au long des semelles de nos souliers. Et pourtant, elle est bien plus éloignée que l’ami qui, durant cette marche, nous fait encontre à une « distance » de vingt pas. De la proximité et du lointain de l’à-portée-de-la-main de prime abord rencontré dans le monde ambiant, seule la préoccupation circon-specte décide. Ce auprès de quoi celle-ci séjourne d’entrée de jeu, c’est cela qui est le « plus proche » et qui règle les é-loignements.

Si donc le Dasein préoccupé amène quelque chose à sa proximité, cela ne signifie point qu’il le fixe à un emplacement spatial qui serait séparé par la distance minimum d’un point quelconque de son corps. Dans la proximité, cela veut dire : dans l’orbe de ce qui est de prime abord à-portée-de-la-main pour la circon-spection. L’approchement n’est pas orienté vers la chose-Moi munie d’un corps, mais vers l’être-au-monde préoccupé, autrement dit vers ce qui y fait à chaque fois et de prime abord encontre. La spatialité du Dasein ne saurait donc pas non plus être déterminée par l’indication d’un emplacement où une chose corporelle est sous-la-main. Sans doute, nous disons également du Dasein qu’il occupe une place. Mais cette « occupation » doit être absolument dissociée de l’être-sous-la-main à une place issue d’une contrée. Cette occupation de place doit nécessairement être conçue comme l’é-loignement de l’à-portée-de-la-main du monde ambiant vers une contrée circon-spectivement prédécouverte. Son ici, le Dasein le comprend à partir du là-bas du monde ambiant. L’ici ne désigne pas le « où » d’un sous-la-main, mais le auprès-de-quoi d’un être-auprès… é-loignant, inséparable de cet é-loignement même. Conformément à sa spatialité propre, le Dasein n’est de prime abord jamais ici, mais là-bas, et c’est depuis ce là-bas qu’il revient vers son ici, et cela derechef seulement dans la mesure où il explicite son être-pour… préoccupé à partir de ce qui est [108] là-bas-à-portée de la main. C’est ce qui achèvera de nous apparaître en considérant une spécificité phénoménale de la structure d’é-loignement de l’être-à.

Le Dasein, en son être-au-monde, se tient essentiellement dans un é-loigner. Cet é-loi-gnement - le lointain de l’à-portée-de-la-main vis-à-vis de lui-même - le Dasein ne peut jamais le survoler. Certes l’« éloignement » d’un à-portée-de-la-main vis-à-vis du Dasein peut lui-même devenir trouvable par lui en tant que distance lorsqu’il est déterminé par rapport à une chose considérée comme sous-la-main à la place que le Dasein a auparavant occupée. Cet entre-deux de la distance, le Dasein peut après coup le traverser, mais seulement à condition que la distance en question soit elle-même é-loignée. Son é-loignement, cependant, le Dasein l’a alors si peu survolé qu’il l’a bien plutôt constamment emporté avec lui, et même l’emporte toujours puisqu’il est essentiellement é-loignement, autrement dit spatial. Le Dasein ne peut pas circuler dans l’orbe de chacun de ses é-loignements, il ne peut jamais que les modifier. Le Dasein est spatial selon la guise de la découverte circon-specte de l’espace, et cela de telle manière qu’il se comporte constamment de manière é-loignante vis-à-vis de l’étant qui lui fait ainsi spatialement encontre.

En tant qu’être-à é-loignant, le Dasein a en même temps le caractère de l’orientation. Tout approchement a déjà appréhendé d’avance une direction dans une contrée à partir de laquelle l’é-loigné s’approche de façon à devenir ainsi trouvable quant à sa place. La préoccupation circon-specte est é-loignement orientant. Dans cette préoccupation, c’est-à-dire dans l’être-au-monde du Dasein lui-même, le besoin de « signes » est prédonné ; cet outil assume la fonction d’une indication explicite et aisée de directions. Il tient expressément ouvertes les contrées utilisées par la circon-spection - le vers-où de la destination, de l’accès, de l’apport. En tant qu’il est, le Dasein est orientant-éloignant, il a à chaque fois déjà sa contrée découverte. L’orientation aussi bien que l’é-loignement, en tant que modes d’être de l’être-au-monde, sont d’emblée guidés par la circon-spection de la préoccupation.

De cette orientation naissent les directions fixes de la droite et de la gauche. Tout comme ses é-loignements, le Dasein emporte constamment avec soi ces orientations. La spatialisation du Dasein en sa « corporéité » propre - phénomène qui implique une problématique que nous n’avons pas à traiter ici - est conjointement prédessinée selon ces directions. C’est pourquoi l’étant à-portée-de-la-main dont il est fait usage pour le corps - par exemple le gant, qui doit accompagner les mouvements des mains - doit être orienté vers [109] la droite et la gauche. Au contraire un outil manuel, qui est tenu par la main et mû avec elle, n’accompagne pas le mouvement spécifiquement « manuel » de la main. Par suite, quand bien même ils sont maniés, il n’existe pas de marteaux pour la main droite ou pour la main gauche.

Il faut observer cependant que l’orientation qui appartient à l’é-loignement est fondée par l’être-au-monde. La gauche et la droite ne sont pas quelque chose de « subjectif », c’est-à-dire quelque chose dont le sujet aurait le sentiment, ce sont des directions de l’être-orienté dans et vers un monde à chaque fois déjà à-portée-de-la-main. « Par le simple sentiment d’une différence de mes deux côtés » [2], je ne pourrais aucunement m’y retrouver dans un monde. Le sujet, doué du « simple sentiment » de cette différence, n’est qu’une construction qui passe à côté de la véritable constitution du sujet lui-même, autrement dit du fait que le Dasein avec ce « simple sentiment » est et doit nécessairement à chaque fois déjà être dans un monde pour pouvoir s’orienter. C’est ce que peut montrer l’exemple même que Kant   invoque pour essayer de clarifier le phénomène de l’orientation.

Supposons que je pénètre dans une chambre familière, mais obscure, dont l’aménagement a été ainsi modifié pendant mon absence que tout ce qui était à droite se trouve désormais à gauche. Si je dois m’y orienter, le « simple sentiment de la différence » de mes deux côtés ne me sert alors absolument de rien tant que n’est pas saisi un objet déterminé, dont Kant dit d’ailleurs incidemment « que je me souviens de son emplacement ». Or qu’est-ce que cela signifie, sinon que je m’oriente nécessairement dans et depuis un être toujours déjà auprès d’un monde « familier ». Le complexe d’outils d’un monde doit déjà être prédonné au Dasein. Que je sois à chaque fois déjà dans un monde, cela n’est pas moins constitutif de la possibilité de l’orientation que le sentiment de la droite et de la gauche. Que cette constitution d’être du Dasein soit « évidente », cela ne justifie nullement de la diminuer en son rôle ontologiquement constitutif. Et du reste, Kant lui-même ne la néglige pas non plus, pas davantage que toute autre interprétation du Dasein. Cependant, qu’il soit fait un constant usage de cette constitution, cela ne dispense point, mais exige d’en donner une explication ontologique adéquate. L’interprétation psychologique selon laquelle le Moi a « en mémoire » quelque chose vise au fond la constitution existentiale de l’être-au-monde. Comme Kant n’aperçoit pas cette structure, il méconnaît également la pleine complexion de la constitution d’une orientation possible. L’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’orientation essentielle du Dasein en général, laquelle est quant à elle essentiellement [110] co-déterminée par l’être-au-monde. Du reste, la préoccupation de Kant n’est pas d’interpréter thématiquement l’orientation : tout ce qu’il veut montrer, c’est que toute orientation a besoin d’un « principe subjectif ». Mais « subjectif » voudra dire alors : a priori  . Néanmoins, l’a priori de l’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’a priori « subjectif » de l’être-au-monde, qui n’a rien à voir avec une déterminité d’emblée restreinte à un sujet sans monde.

É-loignement et orientation déterminent en tant que caractères constitutifs la spatialité du Dasein, laquelle consiste à être sur le mode de la préoccupation circon-specte dans l’espace découvert, intramondain. L’explication jusqu’ici donnée de la spatialité de l’à-portée-de-la-main intramondain et de la spatialité de l’être-au-monde nous livre pour la première fois les présupposés requis pour élaborer le phénomène de la spatialité du monde et pour poser le problème ontologique de l’espace.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: C’est-à-dire : « sous son nez ».

[2KANT, Was heisst : Sich im Denken orientieren ? 1786, dans Werke, éd. de l’Académie des Sciences de Prusse, t. VIII, p. 131-147. (NT: V. Qu’ est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. A. Philonenko, 1959.)