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Angelus Silesius

segunda-feira 5 de fevereiro de 2024

La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle même, ne désire être vue.

Ces vers se lisent au premier livre des poésies spirituelles d’Angelus Silesius  , publiées sous le titre Le Pèlerin chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières.

La première édition de l’ouvrage est de 1657. Le distique porte le n° 289, avec la suscription Sans pourquoi. Angelus Silesius (1624 1677), alias Johann Scheffler, doctor philosophiae et medicinae, était médecin de profession et vivait en Silésie.

[…]

Rappelons tout d’abord la formulation abrégée du principium reddendae rationis   de Leibniz  , à savoir : Rien n’est sans pourquoi. Les vers d’Angelus Silesius la contredisent brutalement : « La rose est sans pourquoi. » La rose est manifestement ici un exemple qui vaut pour tout ce qui fleurit, pousse, pour toute croissance. Dans ce domaine, suivant la parole du poète, le principe de raison n’a pas d’autorité. En revanche la botanique établira facilement une chaîne de causes et de conditions régissant la croissance des plantes. Nous n’avons même pas besoin de faire intervenir la science pour prouver, contrairement à la sentence d’Angelus Silesius, que la croissance des plantes a son pourquoi, c’est à dire ses raisons nécessaires. L’expérience quotidienne parle en faveur de la nécessité de causes pour la croissance et la floraison.

Seulement il est bien inutile de détailler expressément au poète les preuves établissant que des causes sont nécessaires, car lui même les confirme dans le même vers :
La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit.
« Parce que » ? Est-ce que cette conjonction ne désigne pas le rapport à une cause, est-ce que pour ainsi dire elle ne tire pas celle-ci au jour? La rose - sans pourquoi, mais non sans parce que. Ainsi le poète se contredit-il et parle-t-il obscurément. C’est en cela précisément qu’il est un mystique. Mais le poète parle clair. « Pourquoi » et « parce que » désignent des choses différentes. « Pourquoi » sert à demander la raison. « Parce que » répond et indique la raison. Le pourquoi cherche la raison. Le parce-que la fournit. La manière dont on se représente le rapport à la raison est donc différente. Dans le pourquoi, le rapport à la raison est celui de la recherche; dans le parce-que, il est celui de l’apport. Seulement, ce vers quoi tendent les deux rapports différents, la raison, reste le même, semble-t-il. Pour autant que la première moitié du premier vers nie l’existence de la raison et que la seconde moitié du même vers, dans le parce que, l’affirme expressément, on se trouve en présence d’une contradiction, c’est-à-dire d’une même chose, à savoir la raison, simultanément affirmée et niée. Mais la raison que cherche le « pourquoi » et celle qu’apporte le « parce que » sont-elles la même raison? La réponse nous est donnée par le second vers de la sentence qui contient l’explication du premier. Toute la sentence est construite d’une façon si étonnamment claire et concise qu’on en arriverait presque à admettre qu’il n’y a pas de grande et authentique mystique sans une extrême précision et profondeur de la pensée. Et telle est aussi la vérité. Maître Eckhart   en témoigne.

Dans la sentence d’Angelus Silesius, le second vers est le suivant :
N’a souci d’elle même, ne désire être vue.

La première moitié du second vers nous dit comment il faut entendre le « sans » de la première moitié du premier vers : La rose est rose sans qu’elle doive penser à elle-même. Point n’est besoin qu’elle ait spécialement souci d’elle même. La manière dont elle est rose n’exige pas qu’elle fasse spécialement attention à elle-même, ce qui veut dire à tout ce qui lui appartient : à tout ce qui la détermine, c’est-à-dire la fonde. Elle fleurit parce qu’elle fleurit. Entre sa floraison et les raisons de sa floraison ne vient pas se glisser une attention aux raisons, qui seule permettrait à celle-ci d’être en tant que raisons. Angelus Silesius ne veut pas nier que la floraison de la rose ait une raison. La rose fleurit parce que - elle fleurit. L’homme, au contraire, pour rester dans les possibilités essentielles de son existence, doit chaque fois considérer ce que sont pour lui les raisons déterminantes et comment elles le sont. Mais de cela la sentence d’Angelus Silesius ne parle pas, parce qu’il pense à des choses encore plus secrètes. Les raisons qui qualifient l’être de l’homme comme lié au destin [NT : Als geschicklichen wesenhaft be stimmen] proviennent de l’être de la raison. C’est pourquoi ces raisons sont abyssales [NT : Deshalb sind diese Gründe abgründig] (cf. ce qui est dit plus loin de l’autre façon d’accentuer le principe de raison). Mais la floraison de la rose a lieu lorsque la rose s’y donne tout entière et ne prête aucune attention à ce qui, comme chose différente d’elle, à savoir comme cause et condition de la floraison, pourrait d’abord opérer celle-ci. Nul besoin que la raison par laquelle elle fleurit lui soit d’abord et expressément fournie. Mais il en va tout autrement de l’homme. Comment l’homme se comporte envers la raison, le second vers de la sentence va nous l’apprendre.

Il y est dit que la rose:
N’a souci d’elle même, ne désire être vue.
L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’oeil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui. Mais, là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer les êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose. Et pourtant la rose n’est jamais sans raison. Le rapport de la rose à ce que dit le principe de raison demeure, semble-t-il, ambigu.

La rose est sans pourquoi, mais elle n’est pas sans raison. « Sans pourquoi » et « sans raison » ne disent pas la même chose. C’est seulement cela que la sentence en question devait d’abord rendre plus clair. La rose, pour autant qu’elle est quelque chose, ne sort pas du domaine où le très puissant principe exerce sa puissance. Et pourtant la façon dont elle appartient à ce domaine est particulière, différente par conséquent de la manière dont nous autres hommes y séjournons. Bien courte, à vrai dire, serait notre pensée, si nous admettions que la sentence d’Angelus Silesius n’a d’autre sens que d’indiquer la différence des manières dont la rose, dont l’homme, sont ce qu’ils sont. Ce que la sentence ne dit pas - et qui est tout l’essentiel -, c’est bien plutôt ceci qu’au fond le plus secret de son être l’homme n’est véritablement que s’il est à sa manière comme la rose - sans pourquoi. Nous ne pouvons ici suivre cette pensée plus loin. [GA10   103]