essencial, essentiel, normale, essential
Wesen est bien depuis le XVIIIe siècle en Allemagne le mot qui sert à rendre le latin essentia. Mais ce mot est en fait un verbe. Wesen a le sens d’être avec une nuance temporelle marquée : continuer d’être, durer, déployer son être. Soulignons que Heidegger prend un soin tout particulier à redonner au mot Wesen un sens plus riche que celui d’essence. Pour nous, qui cherchons à entrer dans ce qu’il écrit ici, l’important est de voir qu’il s’agit non pas de l’essence de l’agir, mais de ce qu’est en vérité agir quand a lieu une véritable action.
En français, curieusement, l’adjectif «essentiel» (et ses dérivés) est bien plus riche que le substantif «essence». Si nous disions « ce qu’il y a d’essentiel dans l’action », nous serions déjà plus près de ce que dit Heidegger. Ce qu’il y a d’essentiel dans l’action, c’est qu’elle est capable de porter à plénitude (v. voll-bringen). (FHQ:67)
N12 Deux adjectifs/adverbes ayant le même radical : wesen, apparaissent dans Sein und Zeit : wesentlich et wesenhaft. Le problème que pose leur traduction est lié au double sens qu’a l’adjectif « essentiel » en français, à savoir succinctement : 1°) ce qui appartient à l’essence, ou nature propre, d’une chose, ce qui lui est constitutif ; 2°) ce qui est nécessaire ou indispensable à l’existence de quelque chose. J’ai considéré que wesenhaft relevait de la première acception, et wesentlich de la seconde.
De fait, la traduction de wesentlich, qu’il s’agisse de l’adjectif ou de l’adverbe, ne nous posera aucun problème en général (exception faite du cas « bizarre » rencontré à l’alinéa 1 du § 65, page (323) et qui y fait l’objet de la note N2). Je n’ai pu cependant éviter complètement de traduire l’adjectif par « essentiel », mot qu’il faudra alors comprendre dans la seconde acception ci-dessus (pour faciliter la tâche du lecteur, j’ai alors indiqué, entre crochets, le mot wesentlich).
En revanche, la traduction de wesenhaft va poser un double problème, un problème de traduction et un problème de cohérence. Concernant le premier, je me suis résolu à un choix binaire simple, voire simpliste, mais qui laisse le lecteur dans la même position que le traducteur : toujours traduire l’adjectif par « essentiel » (dans la première acception ci-dessus), toujours traduire la forme adverbiale par « par essence », et ce afin de ne pas employer l’adverbe « essentiellement », dont la signification courante en français polluerait la compréhension spontanée du texte. Je me suis bien gardé de franchir le pas que franchit Michel Haar (HEH, page 88) en avançant le terme d’essential, tout en notant la précision que cet auteur apporte, selon laquelle « l’angoisse est appelée ‘essentiale’ (wesenhaft) parce qu’elle vient de l’être lui-même, parce qu’elle manifeste l’être au sens verbal (wesen) en sa pure différence avec l’étant. » Le second problème est issu de l’assertion fondamentale de l’alinéa 3 du § 9, page (42), selon laquelle : l’« essence » de l’homme repose dans son existence. Compte tenu de la place particulière, ainsi fixée, au terme « essence » dans Sein und Zeit, le lecteur devra donc prendre garde à l’ambiguïté à laquelle peut conduire une traduction respectueuse du texte et des conventions ici annoncées, mais qui, une fois encore, le place dans les mêmes conditions que le lecteur de la version allemande. Dans ce contexte, je ne suivrai pas toujours les traductions « classiques » du mot Wesen et privilégierai donc, si possible concernant le Dasein, les traductions qui ne font pas appel à cette notion d’essence. Comme le précise d’ailleurs Françoise Dastur (DHQL, page 156, note 2), « (…) le terme Wesen, tel que le comprend Heidegger, ne peut qu’imparfaitement être traduit par ‘essence’ et ne renvoie nullement à l’invariance d’une espèce, mais à la manière éminemment temporelle dont une chose déploie son Être, de sorte qu’il n’est plus possible d’opposer diamétralement l’Être au devenir. Comme il l’explique par la suite (…), ce terme doit être compris à partir du verbe wesan qui a le même sens que währen, durer. »
On gardera néanmoins la traduction « essence » pour toute application relevant du catégorial et pour les quelques utilisations, parfois étonnantes quand elles ne sont pas mises entre guillemets, du mot Wesen par Heidegger lui-même. (ETJA)
N2 Das Dasein wird « wesentlich » in der eigentlichen Existenz, die sich als vorlaufende Entschlossenheit konstituiert. Cette phrase pose problème. Je ne me résous pas à donner à wesentlich, en cette seule occurrence du traité, le sens adjectival premier retenu pour wesenhaft. Je peux encore moins opter pour la traduction de F. Vezin, laquelle franchit allègrement, comme d’habitude, les limites de la traduction littérale (celle que propose E. Martineau : le Dasein devient « essentiel », sans que l’on voit clairement ce qu’il faut entendre par là). Une préoccupation de ce type, Jean Greisch ne l’évoque-t-il pas quand il dit (OTGreisch, page 318) : « Avant d’examiner ces possibilités d’être, commençons par une remarque d’ordre lexical. C’est précisément dans le présent contexte que Heidegger se met à parler abondamment le langage de l’essence et de l’essentiel. (…) S’agissant de préciser la constitution temporelle du souci, tout se passe comme si ce langage devenait inévitable. Nous pouvons dès lors risquer une première thèse : L’essentiel du Dasein, c’est la temporalité originelle. »
Dans ces conditions, ce n’est pas forcément une pirouette que de conserver ma traduction « normale » de l’adjectif wesentlich et de considérer que le Dasein, en tant qu’‘être-résolu’ qui prend les devants, c’est-à-dire en tant qu’‘être’ qui renferme le ‘maintien-du-soi-même’ originel et la complétude originelle dudit Dasein (phrase suivante), est « fondamental » pour tout ce qui suit, et être fondamental, n’est-ce pas en quelque sorte exprimer son essence (existence) propre ? (ETJA:§65)