Mais si le monde peut luire d’une certaine manière, alors il faut qu’il soit en général ouvert. Tandis que de l’à-portée-de-la-main intramondain est accessible à la préoccupation [Besorgen] circon-specte, le monde est à chaque fois et déjà préalablement ouvert. Le monde est par conséquent quelque chose « où » le Dasein, en tant qu’étant, était à chaque fois déjà, ce vers quoi il ne peut toujours que faire retour tandis que, expressément, il se porte vers quoi que ce soit. EtreTemps16
Une orientation primaire, voire exclusive, sur des éloignements conçus comme distances mesurées recouvre la spatialité originaire de l’être-à. Ce qui est « prochain », ce n’est absolument pas ce qui est à la plus petite distance « de nous ». Le « prochain » consiste bien plutôt dans ce qui est é-loigné de la portée d’une atteinte, d’une saisie, d’un regard. [107] Comme le Dasein est essentiellement spatial selon la guise de l’é-loignement [Entfernung], l’usage se tient toujours dans un « monde ambiant » à chaque fois é-loigné de lui à l’intérieur d’un certain espace de jeu – et c’est bien pourquoi nous entendons et voyons de prime abord en dépassant ce qui, selon la distance, est le « plus proche » de nous. Si la vue et l’ouïe portent au loin, ce n’est pas sur la base de leur « portée » naturelle, mais parce que le Dasein en tant qu’é-loi-gnant se tient en eux de manière prépondérante. Pour celui qui, par exemple, porte des lunettes, qui pourtant sont si proches de lui par la distance qu’elle sont « sur son nez » [NT: C’est-à-dire : « sous son nez ».] , cet outil [Zeug] utilisé est plus éloigné, au sein du monde ambiant, qu’un tableau accroché au mur d’en face. Cet outil [Zeug] a si peu de proximité que souvent il passe même de prime abord absolument inaperçu. L’outil [Zeug] pour voir, et de même l’outil [Zeug] pour entendre, l’écouteur téléphonique par exemple, se caractérise par la non-imposition de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main. Ce qui vaut aussi, par exemple, de la rue – de l’outil [Zeug] pour aller. Tandis que nous marchons, la rue est touchée à chaque pas, apparemment elle est ce qu’il y a de plus proche et de plus réel dans l’à-portée-de-la-main, elle glisse pour ainsi dire le long de parties déterminées du corps, au long des semelles de nos souliers. Et pourtant, elle est bien plus éloignée que l’ami qui, durant cette marche, nous fait encontre à une « distance » de vingt pas. De la proximité et du lointain de l’à-portée-de-la-main de prime abord rencontré dans le monde ambiant, seule la préoccupation [Besorgen] circon-specte décide. Ce auprès de quoi celle-ci séjourne d’entrée de jeu, c’est cela qui est le « plus proche » et qui règle les é-loignement [Entfernung]s. EtreTemps23
En tant qu’être-à é-loignant, le Dasein a en même temps le caractère de l’orientation. Tout approchement a déjà appréhendé d’avance une direction dans une contrée à partir de laquelle l’é-loigné s’approche de façon à devenir ainsi trouvable quant à sa place. La préoccupation [Besorgen] circon-specte est é-loignement [Entfernung] orientant. Dans cette préoccupation [Besorgen], c’est-à-dire dans l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] du Dasein lui-même, le besoin de « signes » est prédonné ; cet outil [Zeug] assume la fonction d’une indication explicite et aisée de directions. Il tient expressément ouvertes les contrées utilisées par la circon-spection – le vers-où de la destination, de l’accès, de l’apport. En tant qu’il est, le Dasein est orientant-éloignant, il a à chaque fois déjà sa contrée découverte. L’orientation aussi bien que l’é-loignement [Entfernung], en tant que modes d’être de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], sont d’emblée guidés par la circon-spection de la préoccupation [Besorgen]. EtreTemps23
É-loignement et orientation déterminent en tant que caractères constitutifs la spatialité du Dasein, laquelle consiste à être sur le mode de la préoccupation [Besorgen] circon-specte dans l’espace découvert, intramondain. L’explication jusqu’ici donnée de la spatialité de l’à-portée-de-la-main intramondain et de la spatialité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] nous livre pour la première fois les présupposés requis pour élaborer le phénomène de la spatialité du monde et pour poser le problème ontologique de l’espace. EtreTemps23
Le laisser-faire-encontre de l’étant intramondain constitutif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est un « donner-espace ». Cette donation d’espace, que nous appelons aussi aménagement, est la libération de l’à-portée-de-la-main vers sa spatialité. En tant que prédonation d’une totalité possible de places déterminée par la tournure [Bewandtnis], cet aménager rend à chaque fois possible l’orientation factice. Si le Dasein, en tant que préoccupation [Besorgen] circon-specte pour le monde, peut déménager, débarrasser ou « réaménager » l’étant, c’est seulement parce qu’à son être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient l’aménagement compris comme existential. Seulement, ni la contrée à chaque fois d’emblée découverte, ni en général chaque spatialité ne se tiennent expressément sous le regard. En soi, elle se tient dans la non-imposition propre à l’à-portée-de-la-main à la préoccupation [Besorgen] duquel la circon-spection s’identifie, et elle ne fait face qu’à cette dernière. Avec l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], l’espace est de prime abord découvert en cette spatialité. C’est sur le sol de la spatialité ainsi découverte que l’espace devient lui-même accessible au connaître. EtreTemps24
Mais, en vertu de la présente analyse, appartient également à l’être du Dasein, dont il y va pour lui en son être même, l’être-avec [Mitsein] autrui. Comme être-avec [Mitsein], le Dasein « est » donc essentiellement en-vue-d’autrui. Cet énoncé doit être compris comme énoncé d’essence. Même lorsque le Dasein factice ne se tourne pas vers d’autres, qu’il croit pouvoir se passer d’eux ou s’en passe effectivement, il est selon la guise de l’être-avec [Mitsein]. Dans l’être-avec [Mitsein] en tant que en-vue-des-autres existential, ceux-ci sont déjà ouverts en leur Dasein. Cette ouverture des autres, d’emblée constituée avec l’être-avec [Mitsein], contribue donc à la constitution de la significativité [Bedeutsamkeit], c’est-à-dire de la mondanéité [Weltlichkeit] où celle-ci est ancrée dans le en-vue-de existential. C’est pourquoi la mondanéité [Weltlichkeit] du monde ainsi constituée, où le Dasein est essentiellement à chaque fois déjà, laisse l’à-portée-de-la-main intramondain faire encontre [begegnen] de telle manière que, en même temps que lui en tant qu’objet de préoccupation [Besorgen] circon-specte, l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui fait encontre. La structure de la mondanéité [Weltlichkeit] du monde implique que les autres ne soient pas de prime abord sous-la-main comme des sujets flottant en l’air juxtaposés à d’autres choses, mais qu’ils se manifestent, en leur être spécifique au sein du monde ambiant, dans le monde à partir de ce qui est à-portée-de-la-main en celui-ci. EtreTemps26
Que veut dire « présupposer » ? Comprendre quelque chose comme le fondement de l’être d’un autre étant. Une telle compréhension de l’étant en ses connexions d’être n’est possible que sur la base de l’ouverture, c’est-à-dire de l’être-découvrant du Dasein. Présupposer de la « vérité » signifie alors la comprendre comme quelque chose en-vue-de quoi le Dasein est. Mais le Dasein – ceci est impliqué dans la constitution d’être comme souci – est à chaque fois en avant de soi. Il est l’étant pour lequel, en son être, il y va de son pouvoir-être le plus propre. À l’être et au pouvoir-être du Dasein comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient essentiellement l’ouverture et le découvrir. Pour le Dasein, il y va de son pouvoir-être-au-monde [In-der-Welt-sein], et, conjointement, de la préoccupation [Besorgen] circon-specte découvrante de l’étant intramondain. Dans la constitution d’être du Dasein comme souci, dans l’être-en-avant-de-soi, est inclus le « présupposer » le plus originaire. C’est parce qu’à l’être du Dasein appartient une telle auto-présupposition que « nous » devons nécessairement aussi « nous » présupposer, en tant que déterminés par l’ouverture. Ce « présupposer » inhérent à l’être du Dasein ne se rapporte pas à de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], et qui est de surcroît, mais uniquement à lui-même. La vérité présupposée, ou le « il y a » par lequel son être doit être déterminé a le mode ou le sens d’être du Dasein lui-même. Si nous devons nécessairement « faire » la présupposition de la vérité, c’est parce qu’elle est déjà « faite » avec l’être du « nous ». EtreTemps44
L’interprétation temporelle de la quotidienneté [Alltäglichkeit] et de l’historialité fixe suffisamment le [333] regard sur le temps originaire pour mettre celui-ci même à découvert comme la condition de possibilité et de nécessité de l’expérience quotidienne [alltäglich] du temps. Le Dasein, en tant qu’étant pour lequel il y va de son être, s’emploie, expressément ou non, primairement pour lui-même. De prime abord et le plus souvent, le souci est préoccupation [Besorgen] circon-specte. S’employant en-vue-de lui-même, le Dasein se « consomme ». Se consommant, le Dasein use de lui-même, c’est-à-dire de son temps. Usant du temps, il compte avec lui. La préoccupation [Besorgen] circon-spectivement calculante découvre de prime abord le temps et conduit à la formation d’un comput du temps. Le compte avec le temps est constitutif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. La découverte préoccupée de la circon-spection laisse, en comptant avec son temps, l’à-portée-de-la-main et le sous-la-main découvert faire encontre [begegnen] dans le temps. L’étant intramondain devient ainsi accessible comme « étant dans le temps ». La déterminité [Bestimmtheit] temporelle de l’étant intramondain, nous l’appelons l’intratemporalité. Le « temps » d’abord trouvé ontiquement en elle devient la base de la formation du concept vulgaire et traditionnel du temps. Cependant, le temps comme intratemporalité provient d’un mode essentiel de temporalisation de la temporalité originaire. Cette origine indique que le temps « où » le sous-la-main naît et passe est un phénomène temporel véritable et non pas l’extériorisation d’un « temps qualitatif » en espace, ainsi que veut nous le faire croire l’interprétation totalement indéterminée et insuffisante ontologiquement du temps par Bergson. EtreTemps66
L’analyse de la temporalité de la préoccupation [Besorgen] s’en tient de prime abord au mode de l’avoir-à-faire circon-spect avec l’à-portée-de-la-main. Par suite, elle s’attache à la possibilité temporalo-existentiale de la modification de la préoccupation [Besorgen] circon-specte en découverte « sans plus » a-visante de l’étant intramondain au sens de certaines possibilités de la recherche scientifique. L’interprétation de la temporalité de l’être circon-spect, aussi bien que de l’être théoriquement préoccupé auprès de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main intramondain montre en même temps comment cette même temporalité est d’emblée déjà la condition de possibilité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] où se fonde en général l’être-auprès de l’étant intramondain. L’analyse thématique de la constitution temporelle de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] conduit aux questions suivantes : de quelle manière quelque chose comme le monde est-il en général possible, en quel sens le monde est-il, qu’est-ce que le monde transcende, et comment, comment l’étant intramondain « indépendant » est-il « lié » au monde transcendant ? L’exposition ontologique de ces questions n’équivaut pas encore à leur solution. En revanche, elle apporte la clarification d’emblée nécessaire des structures par rapport auxquelles le problème de la [352] transcendance demande d’être posé. L’interprétation temporalo-existentiale de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] considère les trois points suivants : a) la temporalité de la préoccupation [Besorgen] circon-specte ; b) le sens temporel de la modification de la préoccupation [Besorgen] circon-specte en connaissance théorique du sous-la-main intramondain ; c) le problème temporel de la transcendance du monde. EtreTemps69
a) La temporalité de la préoccupation [Besorgen] circon-specte. EtreTemps69
Le laisser-retourner de la préoccupation [Besorgen] fondé par la temporalité est une compréhension encore tout à fait préontologique, non-thématique de la tournure [Bewandtnis] et de l’être-à-portée-de-la-main. Dans quelle mesure finalement la temporalité fonde également la compréhension de ces déterminations d’être comme telles, cela sera montré dans la suite. Auparavant, il convient de mettre encore plus concrètement en évidence la temporalité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Dans cette intention, nous suivrons la « formation » de la conduite théorique vis-à-vis du « monde » à partir de la préoccupation [Besorgen] circon-specte pour l’à-portée-de-la-main. La découverte circon-specte, aussi bien que théorique, de l’étant intramondain est fondée sur l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’interprétation temporalo-existentiale de celle-là préparera donc la caractérisation temporelle de cette constitution fondamentale du Dasein. EtreTemps69
b) Le sens temporel de la modification de la préoccupation [Besorgen] circon-specte en découverte théorique du sous-la-main intramondain. EtreTemps69
Que nous nous interrogions dans le cours d’analyses ontologico-existentiales sur la « naissance » de la découverte théorique à partir de la préoccupation [Besorgen] circon-specte, cela suffit [357] déjà à indiquer que ce ne sont pas ici l’histoire et l’évolution ontiques de la science, ses conditions factices et ses finalités prochaines qui seront prises pour thème. Nous interrogeant au contraire sur la genèse ontologique du comportement théorique, nous demandons : quelles sont les conditions inhérentes à la constitution d’être du Dasein et existentialement nécessaires qui permettent que le Dasein puisse exister selon la guise de la recherche scientifique ? Ce questionnement vise un concept existential de la science. De lui se distingue le concept « logique », qui comprend la science du point de vue de son résultat et la détermine comme une « connexion de dérivation de propositions vraies, c’est-à-dire valides ». Le concept existential comprend la science comme une guise de l’existence et, du même coup, comme un mode de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], mode qui découvre, ou qui ouvre de l’étant, ou de l’être. Toutefois, l’interprétation existentiale exhaustive de la science ne peut être accomplie que si le sens de l’être et la « connexion » entre être et vérité [NA: Cf. supra, §44 [EtreTemps44], p. [212] sq.] sont éclaircis à partir de la temporalité de l’existence. Les réflexions qui suivent préparent la compréhension de cette problématique centrale, à l’intérieur de laquelle seulement l’idée de la phénoménologie est elle aussi développée, en opposition à son préconcept, indiqué dans notre introduction [NA: Cf. supra, §7 [EtreTemps7], p. [27] sq.]. EtreTemps69
Conformément à l’étape jusqu’ici atteinte par notre recherche, une autre restriction s’impose à l’interprétation du comportement théorique. Tout ce que nous examinons, c’est le virage de la préoccupation [Besorgen] circon-specte pour l’à-portée-de-la-main en recherche du sous-la-main trouvable à l’intérieur du monde, et cela avec l’intention directrice de percer jusqu’à la constitution temporelle de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] en général. EtreTemps69
Qu’est-ce que cette caractérisation temporelle de la réflexion circon-specte et de ses schèmes doit cependant apporter à la solution de notre question en cours, celle de la genèse du comportement théorique ? Sa contribution consiste simplement en ceci qu’elle précise la situation existentiale du virage de la préoccupation [Besorgen] circon-specte en découverte théorique. L’analyse du virage lui-même peut désormais être tentée au fil conducteur d’une détermination élémentaire de la réflexion circon-specte et de ses possibles modifications. EtreTemps69
Le comprendre, inclus dans la préoccupation [Besorgen] circon-specte, d’une totalité de tournure [Bewandtnis] se fonde en un comprendre préalable des rapports du pour…, du pour-quoi, du pour-cela, du en-vue-de… Le complexe de ces rapports a été dégagé plus haut comme significativité [Bedeutsamkeit] [NA: Cf. supra, §18 [EtreTemps18], p. [87] sq.]. L’unité de celle-ci constitue ce que nous appelons le monde. La question s’élève donc de savoir comment quelque chose comme le monde est ontologiquement possible en son unité avec le Dasein, et en quelle guise le monde doit être pour que le Dasein puisse exister comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. EtreTemps69
Toute élucidation postérieure du concept de temps s’en tiendra fondamentalement à la définition aristotélicienne, c’est-à-dire qu’elle ne prendra le temps pour thème que tel qu’il se montre dans la préoccupation [Besorgen] circon-specte. Le temps est le « décompté », autrement dit ce qui est ex-primé et, quoique non thématiquement, visé dans le présentifier de l’aiguille (ou de l’ombre) en mouvement. Et ce qui est dit dans la présentification du mû en son mouvement, c’est : « maintenant ici, maintenant ici, etc. » Le décompté, ce sont les maintenant. Et ceux-ci se montrent « en tout maintenant » comme « à l’instant ne plus » et « juste maintenant pas encore ». Le temps du monde « aperçu » de cette manière dans l’usage de l’horloge, nous le nommons le temps du maintenant. EtreTemps81