Auxenfants
De prime abord et le plus souvent, le Dasein particulier, tout comme l’‘être-là-avec’ des autres, viennent à rencontre depuis le monde partagé dont ils se préoccupent tous deux comme de ce qui relève du monde ambiant. En faisant corps avec le monde dont il se préoccupe, c’est-à-dire également en ‘étant-avec’ en rapport aux autres, le Dasein n’est pas le Dasein lui-même. Qui est-ce donc qui a pris en charge l’Être en tant qu’‘être-l’un-avec-l’autre’ quotidien ?
Le résultat ontologiquement pertinent de l’analyse de l’‘être-avec’ qui précède réside en cette façon de voir suivant laquelle le « caractère de sujet », tant du Dasein particulier que du Dasein des autres, se détermine existentialement, c’est-à-dire à partir de certaines guises d’être. C’est dans ce dont il se préoccupe et qui relève du monde ambiant que le Dasein vient à rencontre des autres en tant que ce qu’ils sont ; ils sont l’activité qu’ils exercent.
Dans l’acte de se préoccuper de ce que l’on a entrepris avec, pour ou contre les autres, repose en permanence le souci d’une certaine différence vis-à-vis desdits autres. Ou bien il s’agit tout simplement d’aplanir cette différence vis-à-vis d’eux, ou bien le Dasein particulier – lorsqu’il reste en retrait de celui des autres – veut, dans son Rapport à eux, les rattraper (aufholen), ou bien le Dasein, dès lors qu’il a la primauté sur les autres, cherche à se les soumettre. L’‘être-l’un-avec-l’autre’ est troublé, et cela lui est caché, par le souci que lui cause ce différentiel (Abstand)1. Pour l’exprimer dans l’ordre existential, l’‘être-l’un-avec-l’autre’ a comme caractère le sens de la différence (Abständigkeit). Pour le Dasein quotidien lui-même, plus ce mode d’être passe inaperçu, plus l’influence que ce mode exerce est tenace et originelle.
Cependant, dans ce sens de la différence qui est inhérent à l’‘être-avec’, se trouve ceci : en tant qu’‘être-l’un-avec-l’autre’ quotidien, le Dasein se tient sous l’emprise [Botmäßigkeit] des autres. Ce n’est pas lui-même qui est ; l’Être, les autres l’en ont amputé. Le bon plaisir des autres dispose des possibilités d’être quotidiennes du Dasein. En l’occurrence, ces autres ne sont pas des autres bien définis. À contrario, tout autre peut les suppléer. Le facteur décisif, c’est uniquement la domination des autres, laquelle, sans que le Dasein y prête attention (unauffällig), a déjà été assumée par lui, et cela sans que, en tant qu’il est ‘être-avec’, il s’en rende compte. On fait soi-même partie des autres et on consolide leur ascendant. « Les autres », que l’on appelle ainsi afin de dissimuler sa propre appartenance à eux, laquelle est essentielle, sont ceux qui, de prime abord et le plus souvent, dans l’‘être-l’un-avec-l’autre’ quotidien, « sont là ». Le ‘Qui’ que nous recherchons, ce n’est ni celui-ci, ni celui-là, ni on lui-même, ni quelques-uns, ni l’addition de tous. Le « Qui », c’est le neutre 2, c’est le ‘On’. (ETJA:§§26-27]
Vezin
Le Dasein qui m’est propre, tout comme la coexistence des autres, se rencontre d’abord et le plus souvent à partir du monde-commun où règne la préoccupation du monde ambiant. En ne faisant qu’un avec le monde en préoccupation, c’est-à-dire en s’immergeant en même temps dans l’être-avec par rapport aux autres, le Dasein n’est pas lui-même. Qui est-ce donc qui en a assumé l’être en tant qu’être-en-compagnie quotidien?
Le résultat de la précédente analyse de l’être-avec revêt sa portée ontologique en ce qu’elle a fait voir que le « caractère de sujet » du Dasein qui m’est propre et de celui des autres se détermine existentialement, c’est-à-dire en partant de certaines manières d’être. Parmi ce qui préoccupe au sein du monde ambiant se rencontrent les autres en tant que ce qu’ils sont; ils sont l’activité qu’ils exercent.
Dans la préoccupation de ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, il y a constamment sous-jacent le souci d’une différence par rapport aux autres, soit qu’il s’agisse seulement d’une différence avec eux à aplanir, soit que le Dasein qui m’est propre – restant en arrière des autres – veuille les rattraper, soit que le Dasein ayant la primauté sur eux, il s’agisse pour lui de supplanter les autres. L’être-en-compagnie est – à son insu – tenaillé par le souci de cette distance. Pour l’exprimer par un terme existential, il a le caractère de la distantialité. Plus ce genre d’être passe inaperçu pour le Dasein quotidien, plus l’influence qu’il exerce est opiniâtre et vient de loin.
Mais cette distantialité inhérente à l’être-avec implique que le Dasein se tient, en tant qu’être-en-compagnie quotidien, sous l’emprise des autres. Il n’est pas lui-même; l’être, les autres le lui ont confisqué. Le bon plaisir des autres dispose des possibilités d’être quotidiennes du Dasein. Par là ces autres ne sont pas des autres déterminés. Au contraire, chaque autre peut en tenir lieu. La seule chose décisive en pareil cas est que la domination des autres se remarque si peu que, sans s’en rendre compte, le Dasein en tant qu’être-avec l’a déjà reprise à son compte. On fait soi-même partie des autres et on renforce leur puissance. « Les autres », comme on les appelle pour camoufler l’essentielle appartenance à eux qui nous est propre, sont ceux qui, dans l’être-en-compagnie quotidien, d’abord et le plus souvent « sont là ». Le qui, ce n’est ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le « qui » est le neutre, le on. [ETFV:168]
- NT: J’introduis cette traduction « libre » de Abstand (écart, distance) afin de rendre visible le lien que tisse Heidegger entre ce mot et celui d’Abständigkeit, qu’il crée pour l’occasion.[↩]
- Sur cette neutralité, en un sens second, du ‘On’, en tant que « personne et tout le monde », par rapport à la neutralité première du Dasein, on pourra se reporter à Didier Franck (DF, pages 33-34).[↩]