monde de la préoccupation

Enfin, dans l’usage du monde de la préoccupation [Besorgen], le non-à-portée-de-la-main peut faire encontre [begegnen] non seulement au sens de ce qui est inemployable ou de qui manque purement et simplement, mais encore en tant que non-à-portée-de-la-main qui précisément ne fait pas défaut et n’est pas inutilisable, mais qui « fait obstacle » à la préoccupation [Besorgen]. Ce vers quoi la préoccupation [Besorgen] ne peut pas se tourner, ce pour quoi elle n’a « pas le temps », cela est du [74] non-à-portée-de-la-main selon la guise de ce qui ne convient pas, de ce qui n’est pas en place. Ce non-à-portée-de-la-main perturbe, et rend visible la saturation de l’objet premier et primaire de la préoccupation [Besorgen]. Avec cette saturation s’annonce d’une façon nouvelle l’être-sous-la-main de l’étant à-portée-de-la-main : c’est l’être de ce qui traîne encore, et demande à être liquidé. EtreTemps16

W. v. Humboldt [NA: Ueber die Verwandschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen, 1829, dans Gesammelte Schriften, éd. de l’Académie des Sciences de Prusse, t. VI, 1ère section, p. 304-330.] a attiré l’attention sur des langues qui expriment le « Je » par « ici », le « tu » par « là » et le « il » par « là-bas », c’est-à-dire, en terme grammaticaux, qui restituent les pronoms personnels par des adverbes de lieu. La signification originelle des expressions de lieu est-elle adverbiale ou pronominale ? La question est controversée. Néanmoins, la querelle perd tout fondement dès l’instant qu’on observe que les adverbes de lieu ont rapport au Moi en tant que Dasein. L’« ici », le « là », le « là-bas » ne sont pas primairement les déterminations locales de l’étant intramondain sous-la-main en des emplacements spatiaux, mais des caractères de la spatialité originaire du Dasein. Les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein, leur signification primaire n’est pas catégoriale, mais existentiale. Du reste, ils ne sont pas non plus des pronoms : leur signification est antérieure à la différence entre adverbes de lieu et pronoms personnels ; mais la signification proprement [120] spatiale qu’ont ces expressions par rapport au Dasein atteste que l’interprétation du Dasein encore indemne de toute déviation théorique aperçoit immédiatement celui-ci dans son « être » spatial, c’est-à-dire é-loignant-orientant, « auprès » du monde de la préoccupation [Besorgen]. Dans le « ici», le Dasein identifié à son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de soi vers le « là-bas » d’un étant à-portée-de-la-main pour la circon-spection, sans laisser pourtant de se viser dans la spatialité existentiale. EtreTemps26

La sollicitude [Fürsorge] apparaît ainsi comme une constitution d’être du Dasein qui, suivant ses possibilités diverses, est aussi bien solidaire de son être vis-à-vis du monde de la préoccupation [Besorgen] que de son être authentique vis-à-vis de lui-même. L’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] se fonde de prime abord, et même souvent exclusivement, dans ce qui fait l’objet d’une préoccupation [Besorgen] commune dans cet être. Un être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] provenant de ce que l’on fait la même chose se tient non seulement le plus souvent dans des limites extérieures, mais encore revêt le mode de la distance et de la réserve. L’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] de ceux qui sont attelés à la même affaire ne se nourrit souvent que de méfiance. Inversement, l’engagement commun pour la même chose est déterminé par le Dasein à chaque fois saisi de manière propre. C’est seulement cette solidarité authentique qui rend possible la « pragmaticité » vraie qui libère l’autre, sa liberté, vers [NT: Je construis : freigeben für, c’est-à-dire libérer à, ou plutôt : pour, au sens de : vers (cf. envers). Cet être-toujours-déjà-tourné-vers, donc cet être-envers-autrui est la dimension de la sollicitude [Fürsorge], du souci-envers. Dimension très différente, donc, de celle du « pour » caractéristique du rapport à l’outil [Zeug].] lui-même. EtreTemps26

Le Dasein propre aussi bien que l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui fait encontre de prime abord et le plus souvent à partir du monde commun [Mitwelt] tel qu’il est objet de préoccupation [Besorgen] dans le monde ambiant. Dans son identification au monde de la préoccupation [Besorgen], autrement dit en même temps à l’être-avec [Mitsein] pour les autres, le Dasein n’est pas lui-même. Qui est-ce alors qui a assumé l’être en tant qu’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] quotidien [alltäglich] ? EtreTemps26

Mais si la curiosité libérée se préoccupe de voir, ce n’est pas pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour accéder à un être pour lui, mais seulement pour voir. Elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau. Ce dont il y va pour le souci d’un tel voir, ce n’est pas de saisir et d’être dans la vérité en sachant, mais de possibilités de s’abandonner au monde. Aussi la curiosité est-elle caractérisée par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche. Aussi bien ne recherche-t-elle pas non plus le loisir du séjour considératif, mais l’inquiétude et l’excitation que donne le toujours nouveau et le changement incessant d’objet rencontré. En son non-séjour, la curiosité se préoccupe de la constante possibilité de la distraction. La curiosité n’a rien à voir avec la contemplation admirative de l’étant, avec le thaumazein, ce qui lui importe n’est point d’être frappée d’incompréhension par la stupeur, mais elle se préoccupe d’un savoir simplement pour avoir su. Les deux moments constitutifs de la curiosité : l’incapacité de séjourner dans le monde de la préoccupation [Besorgen] et la distraction vers de nouvelles possibilités, fondent le troisième [173] caractère d’essence de ce phénomène, ce que nous appelons l’agitation. La curiosité est partout et nulle part. Ce mode de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] dévoile un nouveau mode d’être du Dasein quotidien [alltäglich], où celui-ci ne cesse de se déraciner. EtreTemps36

La perfectio de l’homme, autrement dit le fait qu’il devienne ce qu’il peut être en son être-libre pour ses possibilités les plus propres (dans le projet), est un « achèvement » du « souci ». Mais celui-ci détermine cooriginairement le mode fondamental de cet étant, conformément auquel il est livré au monde de la préoccupation [Besorgen] (être-jeté). L’« équivoque » de cura vise une seule constitution fondamentale selon la structure essentiellement duelle du projet jeté. EtreTemps42

L’esquive recouvrante de la mort gouverne si tenacement la quotidienneté [Alltäglichkeit] que, dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein], les « proches » suggèrent encore souvent justement au « mourant » qu’il échappera à la mort et, par suite, qu’il retournera vers la quotidienneté [Alltäglichkeit] rassurée du monde de la préoccupation [Besorgen]. Une telle « sollicitude [Fürsorge] » s’imagine même « consoler » ainsi le « mourant ». Elle veut le ramener au Dasein en l’aidant à voiler encore totalement sa possibilité la plus propre, absolue, d’être. Le On se préoccupe ainsi d’un constant rassurement sur la mort – d’un rassurement qui, au fond, s’adresse non seulement au « mourant », mais [254] tout aussi bien aux « consolateurs ». Plus encore : même en cas de décès [Ableben] [Ableben], il convient que la publicité ne soit point perturbée et inquiétée en son in-curie préoccupée par l’événement : dans le mourir des autres, il n’est pas rare que l’on voie un désagrément social, quand ce n’est un manque de tact dont la publicité doit être préservée1. EtreTemps51