interprétation ontologique

Dès le début (§1), il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas réglée, non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais encore que, malgré tout l’intérêt porté à la « métaphysique », elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui, à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd’hui encore la [22] conceptualité de la philosophie, est la preuve que le Dasein comprend lui-même et l’être en général à partir du « monde », et que l’ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l’évidence et la ravale au rang d’un matériau qui n’attendrait plus que d’être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel). Cette ontologie grecque déracinée devient au Moyen Âge un capital doctrinal fixe. Mais cette systématique est tout autre chose que l’assemblage de fragments transmis en un édifice : même à l’intérieur des limites d’une reprise dogmatique des conceptions fondamentales des Grecs sur l’être, une telle systématisation n’en inclut pas moins bien des acquisitions encore incomprises. Sous cette empreinte scolastique, c’est encore pour l’essentiel l’ontologie grecque qui, via les Disputationes metaphysicae de Suarez, passe dans la « métaphysique » et la philosophie transcendantale des temps modernes et détermine les fondations et les buts de la Logique de Hegel. Mais comme au cours de cette histoire, ce sont des régions d’être déterminées et privilégiées qui sont prises en vue, et même qui guident primairement la problématique (l’ego cogito de Descartes, le Moi, la raison, l’esprit, la personne), ces régions, conformément à l’omission complète de la question de l’être, demeurent non questionnées quant à l’être et à la structure de leur être. Bien plutôt le fonds catégorial de l’ontologie traditionnelle, au prix des formalisations correspondantes et de restrictions purement négatives, est-il transposé à cet étant, à moins que la dialectique ne soit appelée à l’aide en vue d’une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. EtreTemps6

Le Dasein se détermine à chaque fois en tant qu’étant à partir d’une possibilité qu’il est et qu’en son être il comprend d’une manière ou d’une autre. Tel est le sens formel de la constitution d’existence du Dasein. Or il en résulte, pour l’interprétation ontologique de cet étant, la consigne de développer la problématique de son être à partir de l’existentialité de son existence. Ce qui toutefois ne peut pas signifier une construction du Dasein à partir d’une idée concrète possible de l’existence. Le Dasein ne doit justement pas, au départ de l’analyse, être interprété selon la différenciation caractéristique d’un exister déterminé, mais mis à découvert dans l’indifférence de son de-prime-abord-et-le-plus-souvent. Cette indifférence de la quotidienneté [Alltäglichkeit] du Dasein n’est pas rien, mais un caractère phénoménal positif de cet étant. C’est en provenance de ce mode d’être et en retournant à lui que tout exister est comme il est. Cette indifférence quotidienne [alltäglich] du Dasein, nous l’appelons médiocrité. EtreTemps9

Dans le Dasein lui-même, au Dasein lui-même cette constitution d’être est toujours déjà en quelque manière « bien connue ». Or à partir du moment où elle doit être effectivement [59] connue, la connaissance expresse – en tant que connaissance du monde – se prend justement elle-même pour relation exemplaire de l’« âme » au monde [NT: Phrase « lourde » dans l’original, et en même temps trop expressive pour qu’on ait cru devoir la « refaire ». Heidegger parle du phénomène de la « connaissance du monde » presque comme d’une personne qui se fait passer pour ou « pose à » (sich nehmen zu… ) – en l’occurrence au « modèle » de tout être-au-monde [In-der-Welt-sein] possible. Comme c’est ici – comme toujours – de la modalité propre du phénomène qu’il s’agit, il est impossible d’affaiblir ce genre d’énoncés dans un sens métaphorique, et, par conséquent, de les traduire de manière autre que littérale.]. La connaissance du monde (noein) ou l’advocation et la discussion du « monde » (logos) fonctionne par conséquent comme le mode primaire de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] sans que celui-ci soit conçu comme tel. Or comme cette structure d’être demeure ontologiquement inaccessible, mais qu’elle est expérimentée ontiquement comme « relation » entre un étant (monde) et un autre étant (âme), comme enfin l’être est de prime abord compris grâce au point d’appui ontologique de l’étant en tant qu’intramondain, l’on tentera de concevoir cette relation entre les étants cités sur la base de ces étants et conformément au sens de leur être, bref comme être-sous-la-main. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], bien qu’expérimenté et connu préphénoménologiquement, est rendu invisible par une interprétation ontologiquement inadéquate. On ne connaît plus maintenant cette constitution d’être – non sans la considérer comme quelque chose d’« évident » – que sous l’empreinte à elle imposée par l’interprétation inadéquate. Dès lors, elle deviendra ensuite le point de départ « évident » pour les problèmes de théorie de la connaissance ou de « métaphysique de la connaissance ». Car quoi de plus « évident » qu’un tel rapport d’un « sujet » à un « objet », et inversement ? Ce « rapport sujet-objet » doit nécessairement être présupposé. Néanmoins il demeure une présupposition parfaitement fatale, bien que, ou parce qu’inattaquable en sa facticité tant que sa nécessité ontologique et avant tout son sens ontologique sont laissés dans l’ombre. EtreTemps12

Ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant ne touchent, comme telles, au phénomène « monde ». Dans l’un et l’autre modes d’accès à l’« être objectif », le « monde » est déjà – et diversement – « présupposé ». EtreTemps14

Le monde prochain du Dasein quotidien [alltäglich] est le monde ambiant. La recherche emprunte la voie qui conduit de ce caractère existential de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] médiocre à l’idée de la mondanéité [Weltlichkeit] en général. Nous cherchons la mondanéité [Weltlichkeit] du monde ambiant (la mondanéité [Weltlichkeit] ambiante) en passant par une interprétation ontologique de l’étant intérieur-au-monde-ambiant [Umwelt] [Umwelt] qui nous fait de prime abord encontre. L’expression « monde ambiant » évoque, par son deuxième élément, la spatialité. Et pourtant, ce caractère « environnant » constitutif du monde ambiant n’a point de sens primairement « spatial ». Bien plutôt le caractère spatial qui appartient incontestablement à un monde ambiant ne peut-il être éclairci qu’à partir de la structure de la mondanéité [Weltlichkeit]. C’est à sa lumière que la spatialité du Dasein, à laquelle on a déjà fait allusion au §12 [EtreTemps12], deviendra visible. Mais il se trouve que l’ontologie a déjà justement essayé d’interpréter à partir de la spatialité l’être du « monde » en tant que res extensa. La tendance la plus extrême à une telle ontologie du « monde » – corrélative d’une orientation sur la res cogitans, qui ne coïncide ni ontiquement ni ontologiquement avec le Dasein – se manifeste chez Descartes. L’analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] ici tentée peut gagner en clarté en se démarquant de cette tendance. Elle s’accomplit en trois étapes : A. Analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] ambiante et de la mondanéité [Weltlichkeit] en général. B. Illustration de l’analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] par sa confrontation avec l’ontologie cartésienne du « monde ». C. L’ambiance du monde ambiant et la « spatialité » du Dasein. EtreTemps14

[72] Mais même si une interprétation ontologique plus poussée réussissait à confirmer que l’être-à-portée-de-la-main est bien le mode d’être de l’étant tel qu’il se découvre de prime abord à l’intérieur du monde, même si elle parvenait à établir son originarité par rapport à l’être-sous-la-main, résulterait-il de telles explications le moindre gain pour la compréhension ontologique du phénomène du monde ? Le monde, nous l’avons toujours déjà « présupposé » au cours de notre interprétation de cet étant intramondain. Or un assemblage de cet étant ne saurait produire pour somme quelque chose comme le « monde ». Reste-t-il alors possible, en partant de l’être de cet étant, de trouver une voie conduisant à la mise en lumière du phénomène du monde ? [NA: Qu’il soit permis à l’auteur de remarquer qu’il a communiqué à plusieurs reprises dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919-1920, l’analyse du monde ambiant et, en général, l’« herméneutique de la facticité ».] EtreTemps15

L’embarras qui ne cesse, aujourd’hui encore, d’affecter l’interprétation de l’être de l’espace ne se fonde pas tant dans une connaissance insuffisante de la teneur de réalité de l’espace lui-même que dans le manque d’une transparence fondamentale des possibilités de l’être comme tel et d’une interprétation ontologiquement conceptuelle de celles-ci. La condition décisive d’une compréhension du problème ontologique de l’espace est de libérer la question de son être de l’étroitesse de concepts de l’être disponibles au hasard – et de surcroît la plupart du temps grossiers – et d’orienter la problématique de l’être de l’espace, concernant tant le phénomène lui-même que les diverses spatialités phénoménales, sur la voie d’un éclaircissement des possibilités de l’être en général. EtreTemps24

L’« évidence » ontique de cet énoncé : c’est moi qui à chaque fois suis le Dasein, ne doit pas créer l’illusion que la voie d’une interprétation ontologique de cette « donnée » se trouverait du même coup univoquement tracée. Car la question demeure même entière de savoir si la seule teneur ontique de l’énoncé en question restitue adéquatement la réalité phénoménale du Dasein quotidien [alltäglich], et il se pourrait bien, au contraire, que je ne sois justement pas moi-même le qui du Dasein quotidien [alltäglich]. EtreTemps25

La « préoccupation [Besorgen] » pour la nourriture et le vêtement, les soins donnés au corps malade sont eux aussi sollicitude [Fürsorge]. Toutefois, nous comprenons cette expression, comme c’était le cas pour notre usage terminologique de la « préoccupation [Besorgen] », comme un existential. La sollicitude [Fürsorge] sous la forme factice et sociale de l’« assistance », par exemple, se fonde dans la constitution d’être du Dasein comme être-avec [Mitsein]. Son urgence factice est motivée par le fait que le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent dans les modes déficients de la sollicitude [Fürsorge]. Être pour, contre, sans… les uns les autres, passer indifféremment les uns à côté des autres, ce sont là des guises possibles de la sollicitude [Fürsorge]. Et précisément, les modes cités en dernier lieu de la déficience et de l’indifférence caractérisent l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] quotidien [alltäglich] et moyen. Ces modes d’être manifestent derechef le caractère de non-imposition et d’« évidence » qui échoit tout aussi bien à l’être-Là-avec [Mitdasein] quotidien [alltäglich] intramondain d’autrui qu’à l’être-à-portée-de-la-main de l’outil [Zeug] dont on se préoccupe chaque jour. Ces modes indifférents de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] peuvent aisément conduire l’interprétation ontologique à expliciter de prime abord cet être au sens du pur être-sous-la-main de plusieurs sujets. Apparemment, il ne s’agit que de variantes infimes de ce même mode d’être, et pourtant, entre la survenance ensemble « indifférente » de choses quelconques et l’indifférence propre à des étants qui sont l’un avec [122] l’autre, la différence est essentielle. EtreTemps26

Le Dasein quotidien [alltäglich] puise l’explicitation préontologique de son être dans le mode d’être [130] prochain du On. De prime abord, l’interprétation ontologique suit cette tendance explicitative, elle comprend le Dasein à partir du monde et le trouve comme un étant intramondain. Plus encore : l’ontologie « prochaine » va jusqu’à se laisser donner par le « monde » le sens de l’être par rapport auquel ces « sujets » étants sont compris. Mais comme le phénomène du monde passe lui-même inaperçu dans cette identification au monde, c’est le sous-la-main intramondain, ce sont les choses qui prennent sa place. L’être de l’étant qui est-Là-avec est conçu comme être-sous-la-main. Ainsi la mise en lumière du phénomène positif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] quotidien [alltäglich] prochain ouvre-t-elle un aperçu sur la racine de l’omission de cette constitution d’être par l’interprétation ontologique. C’est elle-même qui, en son mode d’être quotidien [alltäglich], se manque et se recouvre de prime abord. EtreTemps27

On connaît le développement ultérieur de l’interprétation des affects dans le stoïcisme, ainsi que la manière dont la philosophie patristique et scolastique l’a transmise aux temps modernes. On omet seulement de remarquer que l’interprétation ontologique fondamentale de l’affectif en général n’a pratiquement pas réussi à accomplir de progrès notable depuis Aristote. Au contraire : les affects et les sentiments sont intégrés à la catégorie des phénomènes psychiques, dont ils forment le plus souvent la troisième classe après le représenter et le vouloir. Ils sombrent au rang de phénomènes d’accompagnement. EtreTemps29

L’affection est un mode existential fondamental où le Dasein est son Là. Elle ne caractérise pas seulement ontologiquement le Dasein, mais en même temps elle présente, en raison de l’ouvrir qui lui est propre, une signification méthodique fondamentale pour l’analytique existentiale. Car celle-ci, comme toute interprétation ontologique en général, ne peut pour ainsi dire ausculter en son être que de l’étant auparavant ouvert. Elle s’en tiendra donc aux possibilités insignes et décisives d’ouverture du Dasein, afin de recueillir d’elles la [140] révélation de cet étant. L’interprétation phénoménologique doit nécessairement donner au Dasein lui-même la possibilité de l’ouvrir originaire, et le laisser pour ainsi dire s’expliciter lui-même. Cet ouvrir, elle ne fait que l’accompagner, afin de porter existentialement au concept la teneur phénoménale de ce qui est ouvert. EtreTemps29

Liaison et séparation peuvent d’autre part être formalisées à titre de « relations ». Logistiquement, le jugement est résolu en un système de « subsomptions », il devient l’objet d’un « calcul », mais non pas le thème d’une interprétation ontologique. La possibilité et l’impossibilité de la compréhension analytique de la synthesis et de la diairesis, de la « relation » dans le jugement en général est étroitement liée à l’état où se trouve à chaque fois la problématique ontologique fondamentale. EtreTemps33

Comme toute analyse ontologique, l’interprétation ontologique du Dasein comme souci et les résultats qu’elle conquiert se tiennent à cent lieues de ce qui est accessible à la compréhension préontologique de l’être ou même à la connaissance ontique de l’étant. Que le contenu de la connaissance ontologique, par comparaison avec les contenus exclusivement ontiques qui lui sont « bien connus », déconcerte le sens commun, cela ne saurait étonner. Néanmoins, il se pourrait à l’inverse que le point de départ ontique de l’interprétation [183] ontologique du Dasein comme souci qu’on va ici tenter paraisse déjà controuvé et théorique, pour ne rien dire de la violence que l’on pourrait reprocher à notre mise hors circuit de la définition traditionnelle et confirmée de l’homme. C’est pourquoi nous avons besoin, en fait de confirmation, d’une confirmation préontologique de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci. Elle consistera à montrer que le Dasein, sitôt qu’il s’est ex-primé sur lui-même, s’est explicité, bien que de manière seulement préontologique, comme souci (cura). EtreTemps39

Considérée par rapport à l’interprétation ontique, l’interprétation ontologique n’est pas une simple généralisation ontico-théorique. Car cela voudrait dire simplement : ontiquement, toutes les conduites de l’homme sont « soucieuses » et guidées par un « dévouement » à quelque chose. Si « généralisation » il y a, elle est ontologico-apriorique. Elle ne vise pas des propriétés ontiques constamment récurrentes, mais une constitution d’être qui à chaque fois est à leur fondement. Celle-ci rend seule ontologiquement possible que cet étant soit ontiquement advocable comme cura. La condition existentiale de possibilité de « soucis de la vie » et de « dévouement » doit être conçue dans un sens originaire, c’est-à-dire ontologique, comme souci. EtreTemps42

L’interprétation ontologique du Dasein a porté l’auto-explicitation préontologique de cet étant comme « souci » au concept existential du souci. Néanmoins, l’analytique existentiale ne vise point une fondation ontologique de l’anthropologie, son but est fondamental-ontologique. Ce but est ce qui a déterminé, certes tacitement, le cours des considérations antérieures, le choix des phénomènes et le degré de pénétration de l’analyse. EtreTemps42

Sans doute il est possible dans certaines limites de donner d’ores et déjà, sans une base ontologico-existentiale expresse, une caractérisation phénoménologique de la réalité du réel, et c’est ce que Dilthey a essayé de faire dans l’essai plus haut cité. Le réel, selon lui, est expérimenté dans l’impulsion et la volonté. La réalité est résistance, plus exactement résistivité. L’élaboration analytique du phénomène de la résistance constitue la partie positive de cet essai et offre la meilleure illustration concrète de l’idée d’une « psychologie descriptive et analytique ». Néanmoins, le déploiement adéquat de l’analyse du phénomène de la résistance est alors entravé par la problématique de la réalité propre à la théorie de la connaissance. Le « principe de phénoménalité » ne permet pas à Dilthey de parvenir à une interprétation ontologique de l’être de la conscience [Gewissen]. « La volonté et son inhibition apparaissent à l’intérieur de la même conscience [Gewissen] » [NA: Cf. Beiträge cités, p. 134.]. Le mode d’être de cet « apparaître », le sens d’être du « à l’intérieur », le rapport d’être de la conscience [Gewissen] au réel lui-même, tout cela attend sa détermination ontologique. Que celle-ci ne vienne pas, cela procède en dernière instance du fait que Dilthey laisse dans l’indifférence ontologique cette « vie », « en deçà » de laquelle il est bien sûr exclu de remonter. Toutefois, une interprétation ontologique du Dasein ne signifie pas la régression ontique vers un autre étant. Que Dilthey ait été réfuté en termes [210] de théorie de la connaissance ne doit pas nous décourager de faire fructifier l’apport positif de ses analyses, qui est précisément resté incompris des réfutations en question. EtreTemps43

Or pouvons-nous considérer que la caractérisation ontologique du Dasein comme souci constitue une interprétation originaire de cet étant ? Selon quel critère l’analytique existentiale du Dasein doit-elle être appréciée en son originarité ou sa non-originarité ? Que signifie en général l’originarité d’une interprétation ontologique ? EtreTemps45

Une recherche ontologique est un mode possible d’explicitation, laquelle a été [232] caractérisée comme élaboration et appropriation d’une compréhension [NA: Cf. supra, §32 [EtreTemps32], p. [148] sq.]. Toute explicitation a sa pré-acquisition, sa pré-vision [Vor-sicht] et son anti-cipation. Qu’elle devienne, en tant qu’interprétation, la tâche expresse d’une recherche, et alors le tout de ces « présuppositions », que nous appelons la situation herméneutique, exige d’être préalablement clarifié et assuré à partir de et dans une expérience fondamentale de l’« objet » à ouvrir. L’interprétation ontologique, qui doit libérer l’étant du point de vue de sa constitution propre d’être, est tenue de porter l’étant thématique, à l’aide d’une première caractérisation phénoménale, à la pré-acquisition à laquelle toutes les démarches ultérieures de l’analyse devront rester adéquates. Mais celles-ci ont en même temps besoin d’être guidées pas la pré-vision [Vor-sicht] possible du mode d’être de l’étant concerné. Pré-acquisition et pré-vision [Vor-sicht] pré-dessinent ensuite en même temps la conceptualité (anticipation) où toutes les structures d’être doivent être dégagées. EtreTemps45

Cependant, une interprétation ontologique originaire ne requiert pas seulement une situation herméneutique assurée en toute adéquation au phénomène : elle doit expressément s’assurer si elle a porté à la pré-acquisition le tout de l’étant thématique. De même, une première esquisse de l’être de cet étant, même si elle est phénoménalement fondée, ne suffit pas. La pré-vision [Vor-sicht] de l’être doit bien plutôt atteindre celui-ci du point de vue de l’unité des moments structurels qui lui appartiennent ou peuvent lui appartenir. C’est alors seulement que peut être posée et résolue avec sûreté phénoménale la question du sens de l’unité de la totalité d’être de l’étant en son tout. Or pouvons-nous dire que l’analyse existentiale du Dasein jusqu’ici accomplie provenait d’une situation herméneutique telle que par elle fût garantie l’originarité qui vient d’être réclamée du point de vue fondamental-ontologique ? Nous est-il possible, partant du résultat obtenu – l’être du Dasein est le souci -, de progresser jusqu’à la question de l’unité originaire de ce tout structurel ? EtreTemps45

Et qu’en est-il maintenant de la pré-acquisition de la situation herméneutique antérieure ? Quand et comment l’analyse existentiale s’est-elle assurée qu’en prenant son départ dans la quotidienneté [Alltäglichkeit], c’était tout le Dasein – cet étant depuis son « commencement » jusqu’à son « terme » – qu’elle pliait au regard phénoménologique thématisant ? Sans doute il a été affirmé que le souci est la totalité du tout structurel de la constitution du Dasein (NA: Cf. supra, §41 [EtreTemps41], p. [191] sq.). Mais l’amorçage de l’interprétation n’implique-t-il pas déjà le renoncement à la possibilité de porter au regard le Dasein en totalité ? La quotidienneté [Alltäglichkeit] est bien justement l’être « entre » naissance et mort. Si l’existence détermine l’être du Dasein et si l’essence de l’existence est co-constituée par le pouvoir-être, alors il faut que le Dasein, aussi longtemps qu’il existe, en pouvant-être, à chaque fois ne soit pas encore quelque chose. L’étant dont l’existence constitue l’essence répugne essentiellement à sa saisie possible comme étant total. Non seulement la situation herméneutique ne s’est pas jusqu’ici assurée de l’« acquisition » de tout cet étant, mais la question se pose même de savoir si cette acquisition peut en général être atteinte, et si au contraire une interprétation ontologique originaire du Dasein n’est pas condamnée à échouer – sur le mode d’être de l’étant thématique lui-même. EtreTemps45

Les considérations qui suivent consacreront donc l’essentiel de leur intérêt aux « modifications » de la fin et de la totalité qui doivent guider, à titre de déterminité [Bestimmtheit]s ontologiques du Dasein, une interprétation originaire de cet étant. Sans jamais perdre de vue la constitution existentiale du Dasein qui a déjà été dégagée, nous devons tenter de décider dans quelle mesure les concepts de fin et de totalité qui s’imposent de prime abord, si grande que demeure leur indétermination catégoriale, sont ontologiquement inadéquats au Dasein. La [242] récusation de tels concepts doit être prolongée en une assignation positive à leur région spécifique. Ainsi se consolidera la compréhension de la fin et de la totalité selon qu’elles se modifient en existentiaux, ce qui nous garantira la possibilité d’une interprétation ontologique de la mort. EtreTemps48

L’univocité de l’interprétation ontologique de la mort doit commencer par se consolider en prenant une conscience [Gewissen] expresse de ce dont cette interprétation ne peut pas s’enquérir et de ce sur quoi il serait vain d’attendre d’elle la moindre révélation ou initiation. EtreTemps49

D’autre part, l’analyse ontologique de l’être pour la fin n’anticipe aucune prise de position existentielle à l’égard de la mort. Que la mort soit déterminée comme « fin » du Dasein, c’est-à-dire de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], cela n’implique aucune décision sur la question de savoir si, « après la mort », un autre être, plus élevé ou plus bas, est encore possible, si le Dasein « survit », ou même si, se « perpétuant », il devient « immortel ». Sur l’« au-delà » et [248] sa possibilité, il est alors tout aussi peu décidé ontiquement que sur l’« en deçà », comme s’il s’agissait de proposer, à des fins d’« édification », des normes et des règles au comportement devant la mort. Si l’analyse de la mort reste purement « immanente », c’est dans la mesure où elle n’interprète le phénomène qu’en examinant comment, en tant que possibilité d’être de chaque Dasein, il se tient engagé en lui. Il n’est sensé et légitime, et surtout il n’est méthodiquement possible de se demander ce qui est après la mort qu’à partir du moment où celle-ci est conçue dans son essence ontologique pleine. Une telle question constitue-t-elle sinon en général une question théorique possible, nous pouvons nous abstenir d’en décider : l’interprétation ontologique immanente de la mort précède toute spéculation ontico-transcendante sur celle-ci – là est l’essentiel. EtreTemps49

Toutefois, nous n’aurons conquis une interprétation ontologiquement satisfaisante de la conscience [Gewissen] que s’il nous est possible de manifester non seulement qui est appelé par l’appel, mais encore qui appelle lui-même ; comment l’advoqué se comporte par rapport à l’appelant ; et comment ce « rapport » doit être adéquatement saisi en tant que connexion ontologique. EtreTemps56

On ne saurait contester la légitimité de ces scrupules. D’une interprétation de la conscience [Gewissen], il est permis d’exiger que l’« on » y reconnaisse le phénomène en question, tel qu’il est quotidienne [alltäglich]ment expérimenté. Cependant, satisfaire à cette requête n’implique pas, redisons-le, de reconnaître la compréhension ontique vulgaire de la conscience [Gewissen] pour l’instance première d’une interprétation ontologique. D’un autre côté, les réserves citées sont prématurées tant que l’analyse qu’elles visent n’a pas encore atteint son but. Or jusqu’à maintenant, tout ce qui a été tenté, c’est de reconduire la conscience [Gewissen], en tant que phénomène du DASEIN, à la constitution ontologique de cet étant. Ce qui était destiné à préparer notre tâche proprement dite : rendre intelligible la conscience [Gewissen] comme une attestation, située dans le Dasein lui-même, de son pouvoir-être le plus propre. EtreTemps57

Est-il cependant nécessaire que l’interprétation ontologique s’accorde en général avec l’explicitation vulgaire ? Ou bien celle-ci n’éveille-t-elle pas au contraire un soupçon ontologique fondamental ? S’il est vrai que le Dasein, de prime abord et le plus souvent, se comprend à partir de ce dont il est préoccupé et qu’il explicite toutes ses conduites comme autant de préoccupation [Besorgen]s, n’explicitera-t-il pas alors justement de manière échéante-recouvrante la guise de son être qui, en tant qu’appel, veut le ramener de la perte dans les préoccupation [Besorgen]s du On ? La quotidienneté [Alltäglichkeit] envisage le Dasein comme un étant à-portée-de-la-main offert à la préoccupation [Besorgen], c’est-à-dire administré et calculé. La « vie » est une « affaire », que celle-ci couvre ou non ses frais [NT: Formule de Schopenhauer que H. citera dans son Nietzsche, Pfullingen, 1961, t. II, p. 92.]. EtreTemps59

Et pourtant, dira-t-on, l’interprétation ontologique de l’existence du Dasein que nous venons de conduire ne repose-t-elle point sur une conception ontique déterminée de l’existence authentique, sur un idéal factice du Dasein ? Réponse : effectivement. Seulement, ce fait n’attend pas simplement que nous le reconnaissions et en fassions l’aveu sous la contrainte : il doit être conçu en sa nécessité positive à partir de l’objet thématique de la recherche. La philosophie ne contestera jamais ses « présupposés », mais jamais non plus elle n’aura le droit de se borner à les reconnaître. Les présuppositions, elle les porte au concept, et, du même coup, à un déploiement plus radical ce pour quoi elles sont présuppositions. Et cette fonction, c’est celle que s’assigne la méditation méthodique qui est maintenant requise. EtreTemps62

Par suite, le mode d’être du Dasein requiert d’une interprétation ontologique qui s’est donné pour but l’originarité de la mise en lumière phénoménale qu’elle conquière l’être de cet étant contre sa propre tendance au recouvrement. Selon les prétentions, ou plus précisément selon la suffisance de l’« évidence » rassurée de l’explicitation quotidienne [alltäglich], l’analyse existentiale a donc constamment un caractère de violence, caractère qui, s’il marque de façon privilégiée l’ontologie du Dasein, ne s’en attache pas moins à toute interprétation dans la [312] mesure où la compréhension qui se configure en elle a la structure du projeter. Seulement, celui-ci n’exige-t-il pas un guidage et une régulation propre ? Où donc les projets ontologiques prendront-ils l’évidence de l’adéquation phénoménale de leur « données » ? L’interprétation ontologique projette un étant prédonné vers l’être qui lui est propre, afin de le porter au concept en sa structure. Mais où se trouvent les indicateurs de la direction du projet, pourtant nécessaires pour qu’elle atteigne en général l’être ? Où sont-ils, si l’étant qui devient thématique pour l’analytique existentiale va même jusqu’à retirer, dans sa guise d’être, l’être qui lui appartient ? Le traitement de ces questions devra d’abord se restreindre à la clarification – par elles exigée – de l’analytique du Dasein. EtreTemps63

Certes, mais où faut-il aller chercher ce qui constitue l’existence « authentique » du Dasein ? Sans une compréhension existentielle, toute analyse de l’existentialité demeure bel et bien dépourvue de sol. N’y a-t-il pas, à la base de l’interprétation exposée de l’authenticité et de la totalité du Dasein, une conception ontique de l’existence, qui, en tout état de cause, ne saurait être obligatoire pour tout un chacun ? Jamais l’interprétation existentiale ne prétendra faire acte d’autorité sur des possibilités et des obligations existentielles – mais n’est-elle pas quand même tenue de se justifier quant aux possibilités existentielles qui lui servent à fournir à l’interprétation ontologique son sol ontique ? Si l’être du Dasein est essentiellement pouvoir-être et être-libre pour ses possibilités les plus propres, et s’il n’existe jamais que dans la liberté pour elles – ou dans la non-liberté vis-à-vis d’elles -, l’interprétation ontologique peut-elle faire autrement que de poser à son fondement des possibilités ontiques (des guises du pouvoir-être) et de projeter celles-ci vers leur possibilité ontologique ? Et s’il est vrai que le Dasein, le plus souvent, s’explicite à partir de sa perte dans la préoccupation [Besorgen] pour le « monde », la détermination des possibilités ontico-existentielles conquise à contre-courant de cette tendance et l’analyse existentiale fondée sur cette détermination n’est-elle pas la seule [313] manière d’ouvrir cet étant qui lui soit adéquate ? La violence du projet ne devient-elle pas alors libération de la réalité phénoménale non-déguisée du Dasein ? EtreTemps63

Certes Kant montre, en se conformant rigoureusement à la réalité phénoménale donnée dans le dire-Je, que les thèses ontiques sur la substance psychique déduites des caractères cités sont illégitimes. Toutefois, cela ne revient qu’à récuser une fausse explication ontique du Moi. Par là, l’interprétation ontologique de l’ipséité n’est nullement gagnée, ni même assurée et positivement préparée. Quand bien même il s’efforce, plus rigoureusement que ses devanciers, de maintenir la teneur phénoménale du dire-Je, Kant glisse de nouveau dans la [319] même ontologie inadéquate du substantiel dont pourtant il avait dénié, du point de vue théorique, les fondements ontiques au Moi. C’est ce qu’il nous faut montrer plus précisément, afin de fixer par là le sens ontologique de l’amorçage de l’analyse de l’ipséité dans le dire-Je. Bien sûr, nous n’aurons à citer, à titre d’illustration, l’analyse kantienne du « Je pense » qu’autant que le requiert la clarification de la problématique citée [NA: Pour l’analyse de l’aperception transcendantale, v. maintenant M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, 2ème éd. inchangée, 1951, IIIème section.]. EtreTemps64

Par quoi ce dire-Je « fugace » est-il motivé ? Par l’échéance du Dasein, où il fuit devant [322] lui-même dans le On [das Man]. Le dire-Je « naturel » accomplit le On [das Man]-même. Dans le « Je » s’exprime le Soi-même que, de prime abord et le plus souvent, je ne suis pas authentiquement. Pour l’identification à la diversité quotidienne [alltäglich] et la chasse à l’étant offert à la préoccupation [Besorgen], le Soi-même du Je-me-préoccupe oublieux de soi se montre comme le simple constamment même, mais indéterminé et vide. On est bel et bien ce dont on se préoccupe. Que le dire-Je ontique « naturel » manque la teneur phénoménale du Dasein visé dans le Je, cela ne donne à l’interprétation ontologique aucun droit d’accompagner ce manquement et d’imposer à la problématique du Soi-même un horizon « catégorial » inadéquat. EtreTemps64

Du reste, l’interprétation ontologique du « Je » ne saurait obtenir la solution du problème en se bornant à refuser de suivre le dire-Je quotidien [alltäglich] : bien plutôt doit-elle pré-dessiner tout d’abord la direction dans laquelle le questionnement doit se poursuivre. Le Je désigne l’étant que l’on est en « étant-au-monde ». Mais l’être-déjà-dans-un-monde en tant qu’être-auprès-de-l’à-portée-de-la-main intramondain signifie cooriginairement un en-avant-de-soi. « Je » désigne l’étant pour lequel il y va de l’être de l’étant qu’il est. Avec le « Je », c’est le souci qui s’exprime – de prime abord et le plus souvent dans le dire-Je « fugace » de la préoccupation [Besorgen]. Si le On [das Man]-même dit le plus bruyamment et le plus fréquemment Je-Je, c’est parce que fondamentalement il n’est pas authentiquement lui-même, et qu’il se dérobe au pouvoir-être authentique. Cependant, si la constitution ontologique du Soi-même ne se laisse reconduire ni à un Moi-substance, ni à un « sujet », et si c’est à l’inverse le dire-Je-Je quotidien [alltäglich]-fugace qui doit être compris à partir du pouvoir-être authentique, de là ne suit pas encore la thèse selon laquelle le Soi-même serait le fondement constamment sous-la-main du souci. L’ipséité ne peut être déchiffrée existentialement que sur le pouvoir-être-Soi-même authentique, c’est-à-dire sur l’authenticité de l’être du Dasein comme souci. C’est de celle-ci que la constance propre au Soi-même, en tant que prétendue permanence du sujet, reçoit son éclaircissement. Mais en même temps le phénomène du pouvoir-être authentique ouvre le regard au maintien du Soi-même au sens de l’avoir-conquis-sa-tenue. Le maintien du Soi-même au double sens de la solidité et de la « constance » est la contre-possibilité authentique de l’absence de maintien de l’échéance ir-résolue. Le maintien du Soi-même [autonomie] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante. La structure ontologique de celle-ci dévoile l’existentialité de l’ipséité du Soi-même. EtreTemps64