histoire

Geschichte [SZ]

Et pourtant, dans toutes les sciences quand nous suivons en chacune sa visée la plus propre, nous nous rapportons à l’étant lui-même. Du seul point de vue des sciences, aucun domaine n’a préséance sur l’autre, ni la nature sur l’histoire, ni inversement. Aucune manière de traiter un objet ne l’emporte sur l’autre. La connaissance mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’historique ou la philologique. Elle n’a que le caractère de l’”exactitude”, laquelle ne se confond pas avec la rigueur. Exiger de l’histoire l’exactitude serait trahir l’idée de la rigueur spécifique aux sciences de l’esprit. La relation au monde qui gouverne toutes les sciences comme telles les porte à rechercher l’étant lui-même, pour en faire à chaque fois, selon son contenu qualitatif et son mode d’être, l’objet d’une exploration et d’une détermination qui le fonde en raison. Dans les sciences s’accomplit — selon l’idée — un mouvement de venue en la proximité vers l’essentiel de toutes choses. QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique

L’être-là scientifique a sa simplicité et sa netteté tranchante en ceci que d’une manière signalée il se rapporte à l’étant lui-même et uniquement à lui. D’un geste supérieur, la science voudrait tenir le rien pour négligeable. Mais il devient à présent manifeste, dans l’interrogation portant sur le rien, que cet être-là scientifique n’est possible que s’il se tient, au préalable, instant dans le rien. Il ne se comprend, dès lors, en ce qu’il est, que s’il ne tient pas le rien pour négligeable. La prétendue sobriété et la supériorité affichée de la science tombent dans la facétie, si elle ne prend au sérieux le rien. Ce n’est que parce que le rien est manifeste [56] que la science peut faire de l’étant lui-même l’objet de son investigation. Ce n’est que si la science existe à partir de la métaphysique qu’elle est en mesure de mener toujours à neuf sa tâche essentielle, laquelle ne consiste pas à accumuler et mettre en ordre des connaissances, mais à soumettre à une ouverture qui est toujours à reprendre, l’espace entier de la vérité de la nature et de l’histoire. QQMETA: La réponse à la question


Parmi les significations de l’expression « histoire » qui ne visent ni la science de l’histoire, ni même cette dernière en tant qu’objet, mais qui visent cet étant lui-même, sans pour autant qu’il soit nécessairement objectivé, il en est une qui revendique un usage remarquable, c’est celle dans laquelle cet étant est compris comme étant ce qui est révolu. Cette signification s’annonce dans la façon suivante de parler : ceci, ou cela, fait déjà partie de l’histoire. En l’occurrence, « ce qui est révolu » veut d’abord dire : ce qui n’est plus subsistant, ou bien même veut dire : ce qui certes est encore subsistant, mais n’a aucune « influence » sur le « présent ». Il est vrai que ce qui est historial comme étant ce qui est révolu a également la signification opposée, lorsque nous disons : on ne peut échapper à l’histoire. Dans ce dernier cas, l’histoire désigne ce qui est révolu [Ce qui a précédé, auparavant, et qui désormais traîne en arrière.], mais continue néanmoins à être efficient. Comme toujours, ce qui est historial comme étant ce qui est révolu en vient à être compris en rapport à une influence, qu’elle soit positive ou qu’elle soit privative, sur le « présent », ce dernier étant pris au sens de ce qui est effectif « maintenant » et « aujourd’hui ». Le « ‘passé révolu’ » a dans ce cas encore un remarquable double sens. Ce qui est révolu appartient irrémédiablement au temps antérieur, il faisait partie des événements d’alors, et malgré cela, il peut encore être subsistant, « maintenant », comme le sont, par exemple, les restes d’un temple grec. Avec ce dernier, un « morceau du ‘passé révolu’ » est encore « présent ». (al. 3)

Ensuite, l’histoire ne désigne pas tant le « ‘passé révolu’ » au sens de ce qui est révolu, mais elle désigne ce qui provient de lui. Ce qui « a une histoire » s’enchaîne avec un devenir. L’« évolution » est alors tantôt un essor, tantôt un déclin. Ce qui, de la sorte, « a » une « histoire », peut également en « faire » une. « Faisant époque », il détermine « présentement » un « avenir ». L’histoire signifie ici un enchaînement d’événements et un « enchaînement d’influences », lesquels se prolongent à travers le « ‘passé révolu’ » [379] pour atteindre le « présent » et préfigurer l’« avenir ». En l’occurrence, le ‘passé révolu’ n’a pas de primauté particulière. (al. 4)

L’histoire signifie encore le tout de l’étant qui se transforme « dans le temps », et elle signifie même, à la différence de la nature qui, elle aussi, se meut « dans le temps », les vicissitudes et les destinées d’hommes, de groupements humains et de leur « culture ». Dans ce cas, ce que désigne l’histoire, ce n’est pas tant le mode d’être, le cours des événements ; c’est plutôt, étant donné que l’existence de l’homme est essentiellement déterminée par l’« esprit » et la « culture », la région de l’étant que l’on distingue de la nature, quand bien même cette dernière appartient également, d’une certaine façon, à l’histoire comprise de la sorte. (al. 5)

Et enfin, est considéré comme « historial » ce qui est traditionnel en tant que tel, que cela soit historiquement connu ou que cela soit repris comme allant de soi et caché quant à sa provenance. (al. 6)

Si nous rassemblons, dans une formulation ramassée, les quatre significations en question, il s’ensuit alors ceci : l’histoire est le ‘devenir-historial’ spécifique, se produisant dans le temps, du Dasein qui existe, et cela de telle sorte que ce ‘devenir-historial’, qui est « révolu » dans l’‘être-l’un-avec-l’autre’, qui en même temps est « transmis » et continue d’avoir de l’influence, ce ‘devenir-historial’ vaut comme étant l’histoire, au sens fort du mot. (al. 7)

Ce qui relie ces quatre significations les unes aux autres, c’est qu’elles se rapportent à l’homme comme étant le « sujet » des événements. Comment convient-il de déterminer le caractère de ‘devenir-historial’ qu’ont ces derniers ? Le ‘devenir-historial’ est-il une succession de processus, est-il le fait que surgissent et disparaissent tour à tour des incidents ? De quelle manière ce ‘devenir-historial’ de l’histoireN4 appartient-il au Dasein ? Le Dasein commence-t-il par être déjà de fait « subsistant », pour ensuite tomber occasionnellement « dans une histoire » ? Le Dasein ne devient-il historial qu’en étant étroitement mêlé à des circonstances et à des incidents ? Ou bien l’Être du Dasein est-il en premier lieu constitué par le ‘devenir-historial’, et cela au point que c’est uniquement parce que le Dasein, dans son Être, est historial, que sont ontologiquement possibles des choses telles que des circonstances, des incidents et des destinées ? Pour quelle raison, dans le Dasein qui advient « dans le temps », car telle est sa caractérisation « temporelle », est-ce précisément la fonction du ‘passé révolu’ sur laquelle on met l’accent ? (al. 8) [ETJA]


La science apparemment la plus rigoureuse et la plus solidement articulée, la mathématique, est entrée dans une « crise des fondements ». La lutte entre formalisme et intuitionnisme a pour enjeu de conquérir et d’assurer le mode primaire d’accès à ce qui doit être l’objet de cette science. La théorie de la relativité en physique doit sa naissance à la tendance à fixer le contexte propre de la nature, tel qu’il subsiste « en soi ». En tant que théorie des conditions d’accès à la nature elle-même, elle cherche à garantir par la [10] détermination de toutes les relativités l’immutabilité des lois du mouvement, et elle se convoque ainsi devant la question de la structure du domaine qui lui est prédonné, devant le problème de la matière. En biologie se manifeste la tendance à questionner en deçà des déterminations de l’organisme et de la vie fournies par le mécanisme et le vitalisme, et à déterminer à neuf le mode d’être du vivant comme tel. Dans les sciences historiques de l’esprit, la percée vers l’effectivité historique a été encore renforcée par la tradition elle-même, c’est-à-dire par sa formulation et sa transmission : l’histoire littéraire doit devenir histoire des problèmes. La théologie est en quête d’une interprétation plus originelle de l’être de l’homme par rapport à Dieu, qui soit pré-dessinée par le sens même de la foi et qui demeure en lui. Lentement, elle recommence à comprendre l’aperçu de Luther, suivant lequel sa systématique dogmatique repose sur un « fondement » qui n’est point issu d’un questionnement primairement croyant, et dont la conceptualité non seulement ne suffit pas à la problématique théologique, mais encore la recouvre et la dénature. ETMartineau3

Des concepts fondamentaux sont les déterminations où le domaine réal fondamental à tous les objets thématiques d’une science accède à une compréhension préalable et directrice pour toute recherche positive. Leur assignation et leur « légitimation » authentique, ces concepts ne la reçoivent donc que d’une exploration non moins préalable du domaine réal lui-même. Mais dans la mesure où chacun de ces domaines est conquis à partir de la région de l’étant lui-même, une telle recherche préalable et créatrice de concepts fondamentaux ne signifie rien d’autre que l’interprétation de cet étant quant à la constitution fondamentale de son être. Une telle recherche doit nécessairement devancer les sciences positives, et elle le peut. Le travail de Platon et d’Aristote en est la preuve. Une telle fondation des sciences se distingue fondamentalement de cette « logique » après coup qui examine un état fortuit de telle ou telle science du point de vue de sa « méthode ». Elle est logique productrice en ce sens qu’elle se jette pour ainsi dire en un domaine déterminé de l’être, qu’elle l’ouvre (erschliesst) pour la première fois en sa constitution d’être, et qu’elle met les structures obtenues à la disposition des sciences positives comme autant de règles transparentes pour leur questionnement. C’est ainsi par exemple que le travail philosophiquement premier n’est pas une théorie de la formation des concepts en histoire, pas davantage la théorie de la connaissance historique, ni même la théorie de l’histoire comme objet de la science historique, mais l’interprétation de l’étant proprement historique en son historicité. C’est ainsi encore que la contribution positive de la Critique de la raison pure de Kant consiste dans le [11] coup d’envoi qu’elle donne à l’élaboration de ce qui appartient en général à une nature, et non point dans une « théorie » de la connaissance. La logique transcendantale de Kant est une logique apriorique réale du domaine d’être « nature ». ETMartineau3

Toute recherche — à commencer par celle qui se meut dans l’orbe de la question centrale de l’être — est une possibilité ontique du Dasein. L’être de celui-ci trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci, toutefois, est en même temps la condition de possibilité de l’historialité en tant que mode d’être temporel du Dasein lui-même, abstraction faite de la question de savoir si et comment il est un étant « dans le temps ». La détermination de l’historialité est antérieure à ce que l’on appelle histoire (procès de l’histoire mondiale). L’historialité désigne la constitution d’être du « provenir » du Dasein comme tel, provenir sur [20] la base duquel seulement est possible quelque chose comme une « histoire du monde » et une appartenance historique à cette histoire. Le Dasein est à chaque fois en son être factice, comme et « quel » il était déjà. Expressément ou non, il est son passé, et il ne l’est pas seulement en ce sens que son passé se glisserait pour ainsi dire « derrière » lui, qu’il posséderait du passé comme une qualité encore sous-la-main qui parfois manifesterait ses effets en lui. Le Dasein « est » son passé sur le mode de son être, lequel, pour le dire grossièrement, « provient » à chaque fois à partir de son avenir. Dans toute guise d’être à lui propre, donc aussi dans la compréhension d’être qui lui appartient, le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein, il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même en un sens constamment. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être et les règle. Son passé propre — autant dire toujours celui de sa « génération » — ne suit pas le Dasein, il le précède au contraire toujours déjà. ETMartineau6

Si par ailleurs le Dasein a saisi la possibilité qui est en lui non seulement de se rendre transparente son existence, mais encore de questionner proprement le sens de l’existentialité, autrement dit et préalablement le sens de l’être, si, en un tel questionnement, son regard s’est ouvert pour l’historialité essentielle du Dasein, alors l’aperçu suivant ne peut pas ne pas s’imposer : le questionnement de l’être, tel qu’il a été déterminé du point de vue de sa nécessité ontico-ontologique, est lui-même caractérisé par l’historialité. L’élaboration de la question de l’être doit ainsi recueillir du sens d’être le plus propre du questionnement en tant [21] que questionnement historial l’assignation à se mettre en quête de sa propre histoire, c’est-à-dire à devenir historique, afin de se mettre par une appropriation positive du passé en pleine possession des possibilités les plus propres de questionnement. Conformément au mode d’accomplissement qui lui appartient, c’est-à-dire en tant qu’explication préalable du Dasein en sa temporalité et historialité, la question du sens de l’être est portée par elle-même à se comprendre comme historique. ETMartineau6

Dès le début (§ 1), il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas réglée, non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais encore que, malgré tout l’intérêt porté à la « métaphysique », elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui, à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd’hui encore la [22] conceptualité de la philosophie, est la preuve que le Dasein comprend lui-même et l’être en général à partir du « monde », et que l’ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l’évidence et la ravale au rang d’un matériau qui n’attendrait plus que d’être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel). Cette ontologie grecque déracinée devient au Moyen Âge un capital doctrinal fixe. Mais cette systématique est tout autre chose que l’assemblage de fragments transmis en un édifice : même à l’intérieur des limites d’une reprise dogmatique des conceptions fondamentales des Grecs sur l’être, une telle systématisation n’en inclut pas moins bien des acquisitions encore incomprises. Sous cette empreinte scolastique, c’est encore pour l’essentiel l’ontologie grecque qui, via les Disputationes metaphysicae de Suarez, passe dans la « métaphysique » et la philosophie transcendantale des temps modernes et détermine les fondations et les buts de la Logique de Hegel. Mais comme au cours de cette histoire, ce sont des régions d’être déterminées et privilégiées qui sont prises en vue, et même qui guident primairement la problématique (l’ego cogito de Descartes, le Moi, la raison, l’esprit, la personne), ces régions, conformément à l’omission complète de la question de l’être, demeurent non questionnées quant à l’être et à la structure de leur être. Bien plutôt le fonds catégorial de l’ontologie traditionnelle, au prix des formalisations correspondantes et de restrictions purement négatives, est-il transposé à cet étant, à moins que la dialectique ne soit appelée à l’aide en vue d’une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. ETMartineau6

Mais si la question de l’être requiert elle-même que soit reconquise la transparence de sa propre histoire, alors il est besoin de ranimer la tradition durcie et de débarrasser les alluvions déposées par elle. Cette tâche, nous la comprenons comme la destruction, s’accomplissant au fil conducteur de la question de l’être, du fonds traditionnel de l’ontologie antique, [qui reconduit celle-ci] aux expériences originelles où les premières déterminations de l’être, par la suite régissantes, furent conquises. ETMartineau6

Dans le cadre du présent essai, qui a pour but une élaboration fondamentale de la question de l’être, cette destruction de l’histoire de l’ontologie, qui appartient essentiellement à la problématique et n’est possible qu’en son sein, ne peut être accomplie qu’au sujet d’étapes absolument décisives de cette histoire. ETMartineau6

Avec la caractérisation provisoire de l’objet thématique de la recherche (être de l’étant, ou sens de l’être en général), il semble que sa méthode soit aussi et déjà pré-dessinée. La dissociation de l’être par rapport à l’étant et l’explication de l’être lui-même, c’est là la tâche de l’ontologie. Mais la méthode de l’ontologie demeure au plus haut degré problématique tant que l’on veut — par exemple — prendre conseil auprès d’ontologies historiquement transmises ou de tentatives de ce genre. Comme le terme d’ontologie n’est appliqué à la présente recherche qu’en un sens formellement vaste, la voie qui consisterait à clarifier sa méthode en étudiant son histoire s’interdit d’elle-même. ETMartineau7

Le comprendre, comme ouverture du Là, concerne toujours le tout de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. En tout comprendre du monde, l’existence est co-comprise, et inversement. En outre, toute explicitation se tient dans la structure de préalable qu’on a caractérisée. Toute explicitation qui doit contribuer à de la compréhension doit avoir déjà compris ce qui est à expliciter. On n’a jamais manqué de remarquer ce fait, ne serait-ce que dans le domaine des guises dérivées du comprendre et de l’explicitation, c’est-à-dire de l’interprétation philologique. Celle-ci appartient à la sphère de la connaissance scientifique. Une telle connaissance exige la rigueur de la légitimation fondatrice. La preuve scientifique n’a pas le droit de présupposer déjà ce que sa tâche est de fonder. Mais si l’explicitation doit à chaque fois déjà nécessairement se mouvoir dans le compris et se nourrir de lui, comment pourrait-elle produire des résultats scientifiques sans se mouvoir en cercle, surtout si la compréhension présupposée se meut de surcroît au sein de la connaissance commune des hommes et du monde ? Or le cercle, suivant les règles les plus élémentaires de la logique, est circulus vitiosus. Du coup, le travail de l’explicitation historique se trouvera a priori proscrit du domaine de la connaissance rigoureuse. Comme on n’arrive pas à se débarrasser de ce fait du cercle dans le comprendre, force est à la science historique de se contenter de possibilités de connaissance moins rigoureuses. On lui permet sans doute, dans une certaine mesure, de compenser ce défaut en invoquant la « signification spirituelle » de ses « objets ». Mais l’idéal serait naturellement, de l’avis même de l’historien, que le cercle pût être évité et que naquît l’espoir de créer une bonne fois une histoire aussi indépendante du point de vue de l’observateur que l’est — soi-disant — la connaissance de la nature. ETMartineau32

Pourtant, réfléchissons-y : dans ce témoignage, le Dasein s’exprime sur lui-même, et il le fait « originairement », sans être déterminé par des interprétations théoriques, et sans non plus les viser. Considérons en outre que l’être du Dasein est caractérisé par l’historialité, ce qui du reste reste à montrer ontologiquement. Or si le Dasein est « historial » dans le fond de son être, alors un énoncé qui vient de son histoire et y retourne, et qui de surcroît se tient en deçà de toute science, acquiert une importance particulière, quoique non purement ontologique. La compréhension d’être présente dans le Dasein lui-même s’exprime préontologiquement. Le témoignage que nous allons citer doit montrer clairement que l’interprétation existentiale n’est pas une invention, mais, en tant que « construction » ontologique, possède son sol et, avec lui, sa pré-esquisse élémentaire. ETMartineau42

Notre intention n’est pas ici de retracer une histoire du concept de vérité, qui d’ailleurs ne pourrait être exposée que sur la base d’une histoire de l’ontologie. Quelques références caractéristiques à des données bien connues suffiront à introduire nos élucidations analytiques. ETMartineau44

Les suggestions de Dilthey ont été reprises par R. UNGER dans son essai Herder, Novalis und Kleist. Studien über die Entwicklung des Todesproblem im Denken und Dichten von Sturm und Drang sur Romantik [H., N. et K., Études sur l’évolution du problème de la mort dans la pensée et la poésie du “Sturm und Drang” au romantisme], 1922. Unger livre sinon une méditation sur les principes de sa problématique dans sa conférence Literaturgeschichte als Problemgeschichte, Zur Frage geisteshistorischer Synthese, mit besonderer Beziehung auf W. Dilthey [L’histoire littéraire comme histoire des problèmes, Sur la question de la synthèse en histoire de l’esprit, en référence particulière à W. D.], dans « Schriften der Königsberger Gelehrten Gesellschaft, Geisteswiss. Klasse », I, 1, 1924 ; Unger aperçoit clairement la signification de la recherche phénoménologique pour une fondamentation radicale des « problèmes de la vie », p. 17 sq.]. ETMartineau49

La structure ontologique de l’étant que je suis à chaque fois moi-même trouve son centre dans l’autonomie de l’existence. Comme le Soi-même ne peut être conçu ni comme substance, ni comme sujet, mais se fonde dans l’existence, l’analyse du Soi-même inauthentique, du On, est restée entièrement remise à l’interprétation préparatoire du Dasein [NA: Cf. §§ 25 sq., p. [113] sq.]. Or maintenant que l’ipséité a été expressément reprise dans la structure du souci, donc de la temporalité, l’interprétation temporelle du maintien ou de l’absence de maintien du Soi-même obtient un poids propre. Elle requiert une exposition thématique séparée. Toutefois, elle n’apporte pas seulement la bonne garantie contre les paralogismes et les questions ontologiquement inadéquates concernant l’être du Moi en général, mais en même temps, conformément à sa fonction centrale, elle procure un aperçu plus originaire dans la structure de temporalisation de la temporalité. Celle-ci se dévoile comme l’historialité du Dasein. La proposition : le Dasein est historial, se confirme comme énoncé ontologico-existential fondamental. Elle est sans commune mesure avec la constatation simplement ontique du fait que le Dasein survient dans une « histoire du monde ». Néanmoins, l’historialité du Dasein est le fondement d’un comprendre historique possible, lequel à son tour implique la possibilité d’une configuration proprement assumée de l’histoire comme science. ETMartineau66

Si la question de l’historialité reconduit à ces « origines », il est par là du même coup décidé du lieu du problème de l’histoire. Ce lieu ne saurait être recherché dans l’histoire au sens de la science de l’histoire. Même lorsque le mode scientifico-théorique du problème de l’« histoire » ne vise pas simplement la clarification « gnoséologique » (Simmel) de la saisie historique ou la logique de la conceptualité de l’exposé historique (Rickert), mais s’oriente aussi sur sa « face objective », même dans une telle problématique, l’histoire, au fond, n’est jamais accessible que comme objet d’une science. Le phénomène fondamental de l’histoire, tel qu’il est préalable et radical à une thématisation possible par la science historique, se trouve alors irrémédiablement évacué. Comment l’histoire peut-elle devenir objet possible d’histoire — la réponse à cette question ne peut être dégagée qu’à partir du mode d’être de l’historial, à partir de l’historialité et de son enracinement dans la temporalité. ETMartineau72

Notre but prochain est de trouver le point d’amorçage pour la question originaire de l’essence de l’histoire, c’est-à-dire pour la construction existentiale de l’historialité. Ce point nous est marqué par ce qui est originairement historial. La méditation commencera donc par caractériser ce qui est désigné dans l’explicitation vulgaire du Dasein par les expressions « plurivoques » d’« histoire » et d’« historique ». ETMartineau73

Le terme d’« histoire » atteste son équivoque immédiate — souvent aperçue, mais non pas pour autant « approximative » — par le fait qu’il désigne aussi bien l’« effectivité historique » qu’également la science possible de cette effectivité. (Provisoirement, nous mettrons hors circuit l’« histoire » prise au sens restreint d’une science de l’esprit.) ETMartineau73

Parmi les significations du terme d’« histoire » qui ne visent pas la science de l’histoire, ni celle-ci même en tant qu’objet, mais cet étant lui-même en tant qu’il n’est pas nécessairement objectivé, il en est une qui revendique une éminente primauté : c’est celle où cet étant est compris comme passé. Cette signification s’annonce dans l’expression : ceci ou cela appartient déjà à l’histoire. « Passé », cela veut dire ici ou bien : plus sous-la-main, ou bien aussi : certes encore sous-la-main, mais sans « effet » sur le « présent ». Du reste, l’historique entendu au sens du passé présente également la signification opposée, lorsque nous disons : il est impossible d’échapper à l’histoire. Ici, l’histoire désigne le passé, mais un passé qui ne continue pas moins d’exercer ses effets. Quoi qu’il en soit, l’historique comme passé est compris du point de vue d’un rapport — positif ou privatif — d’influence sur le « présent » pris lui-même au sens de ce qui est effectif « maintenant » et « aujourd’hui ». Mais ce n’est pas tout, car le « passé » manifeste alors encore un double sens remarquable : le passé appartient irréversiblement au temps antérieur, il appartenait aux événements d’alors, et pourtant il peut encore être sous-la-main « maintenant », ainsi par exemple des restes d’un temple grec. Avec celui-ci, un « morceau de passé » est encore « présent ». ETMartineau73

Ensuite, l’histoire ne désigne pas tant le « passé » au sens de ce qui a passé que la provenance à partir de lui. Ce qui « a une histoire » se tient dans l’enchaînement d’un devenir. L’« évolution » est alors tantôt ascension, tantôt déclin. Ce qui « a » ainsi une « histoire » peut en même temps la « faire ». « Faisant époque », il détermine ETMartineau73

Si nous rassemblons unitairement les quatre significations distinguées, nous obtenons ce résultat : l’histoire est le provenir spécifique, se produisant dans le temps, du Dasein existant, et cela de telle manière que le provenir qui est « passé » dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] et qui en même temps se « transmet » et continue de produire son effet vaut comme histoire dans un sens accentué. ETMartineau73

Ce qui relie les quatre significations, c’est qu’elle se rapportent à l’homme comme « sujet » des événements. Comment le caractère de provenir de ceux-ci doit-il être déterminé ? Le provenir est-il une séquence [Abfolge] de processus, un apparaître et un disparaître changeant de faits ? Selon quelle guise ce provenir de l’histoire appartient-il au Dasein ? Le Dasein est-il déjà d’abord facticement « sous-la-main », pour ne s’engager qu’ensuite et occasionnellement « dans une histoire » ? Le Dasein ne devient-il historial qu’à cause d’une intrication avec des circonstances et des événements ? Ou bien l’être du Dasein est-il au contraire tout d’abord constitué par le provenir, de telle manière que ce soit seulement parce que le Dasein est historial dans son être que devienne ontologiquement possible quelque chose comme des circonstances, des événements et des destinées ? Mais pourquoi, dans la caractérisation « temporelle » du Dasein tel qu’il provient « dans le temps », est-ce alors précisément le passé qui possède une fonction accentuée ? ETMartineau73

Est primairement historial — avons-nous affirmé — le Dasein. Mais est secondairement historial l’étant qui fait encontre de manière intramondaine : non pas seulement l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main au sens le plus large, mais aussi la nature du monde ambiant en tant que « sol historial ». L’étant qui, sans être à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], est historial sur la base de son appartenance au monde, nous le nommons mondo-historial. Il est possible de montrer que le concept vulgaire de l’« histoire du monde » provient justement de l’orientation sur cet historial secondaire. Le mondo-historial n’est pas seulement historial, par exemple, sur la base d’une objectivation historique, il l’est comme l’étant que, faisant encontre à l’intérieur du monde, il est en lui-même. ETMartineau73

Facticement, le Dasein a à chaque fois son « histoire », et, s’il peut l’avoir, c’est parce que l’être de cet étant est constitué par l’historialité. Il nous faut maintenant justifier cette thèse, avec l’intention d’exposer le problème ontologique de l’histoire en tant que problème existential. L’être du Dasein a été délimité comme souci. Le souci se fonde dans la temporalité. Par suite, c’est dans l’orbe de celle-ci que nous devons nous mettre en quête d’un provenir qui détermine l’existence en tant qu’historiale. Dès lors, l’interprétation de l’historialité du Dasein se révèle n’être au fond qu’une élaboration plus concrète de la temporalité. Nous n’avions d’abord dévoilé celle-ci que par rapport à la guise de l’exister authentique, que nous caractérisions comme résolution devançante. Nous demandons maintenant : dans quelle mesure celle-ci implique-t-elle un provenir authentique du Dasein ? ETMartineau74

Nous caractérisons la répétition comme le mode de la résolution auto-délivrante par lequel le Dasein existe expressément comme destin. Mais si le destin constitue l’historialité originaire du Dasein, alors l’histoire n’a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui et dans son « enchaînement » avec le passé, mais dans le provenir authentique de l’existence, lequel jaillit de l’avenir du Dasein. L’histoire, en tant que guise d’être du Dasein, plonge si essentiellement sa racine dans l’avenir que la mort — en tant que possibilité caractérisée du Dasein — re-jette l’existence devançante vers son être-jeté factice et ne prête qu’ainsi à l’être-été sa primauté spécifique au sein de l’historial. L’être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude [Endlichkeit] de la temporalité, est le fondement retiré de l’historialité du Dasein. Le Dasein ne devient pas pour la première fois historial dans la répétition, mais c’est parce qu’il est historial en tant que temporel qu’il peut, en répétant, s’assumer dans son histoire. Et pour cela, il n’est encore besoin d’aucune science historique. ETMartineau74

L’auto-délivrance devançante, contenue dans la résolution, au Là de l’instant, nous la nommons le destin. En lui se fonde conjointement le co-destin, terme par lequel nous entendons le provenir du Dasein dans son être-avec [Mitsein] avec autrui. Le co-destin destinal peut, dans la répétition, être expressément ouvert quant à son attachement à l’héritage transmis. C’est la répétition qui seule rend sa propre histoire manifeste au Dasein. Le provenir lui-même et l’ouverture qui lui appartient, ou encore son appropriation, se fondent existentialement dans le fait que le Dasein comme temporel est ekstatiquement ouvert. ETMartineau74

De prime abord et le plus souvent, le Dasein se comprend à partir de ce qui lui fait encontre dans le monde ambiant et dont il se préoccupe circon-spectivement. Ce comprendre n’est pas une simple prise de connaissance de lui-même, qui se bornerait à accompagner tous les comportements du Dasein. Comprendre signifie se-projeter vers ce qui est à chaque fois la possibilité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], autrement dit exister en tant que cette possibilité. Ainsi, le comprendre comme entente constitue-t-il également l’existence inauthentique du On. Ce qui fait encontre à la préoccupation [Besorgen] quotidienne [alltäglich] dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] public, ce ne sont [388] pas seulement l’outil [Zeug] et l’ouvrage, mais aussi ce qui en « résulte » : les « affaires », les entreprises, les incidents et les accidents. Le « monde » en est à la fois le sol et le théâtre, et, comme tel, il appartient conjointement aux faits et gestes quotidien [alltäglich]s. Dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] public, les autres ne nous font encontre que dans une affaire où « l’on est soi-même plongé ». Et cette affaire, on la connaît, on la commente, on la promeut, on la combat, on la préserve et on l’oublie — mais toujours en n’ayant primairement d’yeux que pour ce qui se poursuit ainsi et ce qui en « sort ». Le progrès, la stagnation, le changement, le « bilan » du Dasein singulier, nous ne les évaluons de prime abord qu’à partir du cours, de l’état, du changement et de la disponibilité de l’étant offert à la préoccupation [Besorgen]. Si trivial que puisse être ce renvoi à la compréhension du Dasein qui caractérise l’entendement quotidien [alltäglich], il se trouve que, du point de vue ontologique, elle est rien moins que transparente. Car pourquoi, dans ces conditions, l’« enchaînement » du Dasein ne serait-il pas lui aussi déterminé à partir de ce dont on se préoccupe, de ce que l’on « vit » ? L’outil [Zeug], l’ouvrage, et tout ce auprès de quoi le Dasein se tient, tout cela ne co-appartient-il pas à son « histoire » ? Le provenir de l’histoire, dès lors, ne serait-il que le déroulement — considéré isolément — de « flux de vécus » dans les sujets singuliers ? ETMartineau75

En fait, l’histoire n’est ni le complexe dynamique des modifications des objets, ni la séquence [Abfolge] arbitraire des vécus des « sujets ». Le provenir de l’histoire concerne-t-il donc alors l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? Mais voudrait-on rapporter ce provenir à la relation sujet-objet qu’il n’en faudrait pas moins s’enquérir du mode d’être de cet enchaînement comme tel, si c’est bien lui qui fondamentalement « provient ». La thèse de l’historialité du Dasein ne dit pas que c’est le sujet sans-monde qui est historial, mais bien l’étant qui existe comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde. L’outil [Zeug] et l’ouvrage, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature elle aussi est historiale. Certes, elle ne l’est précisément pas lorsque nous parlons d’« histoire naturelle » [NA: Quant à la question de la délimitation ontologique du « devenir naturel » par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les réflexions de F. GOTTL, sur Die Grenzen der Geschichte [Les limites de l’histoire], 1904, qui, depuis longtemps, attendent d’être estimées à leur juste valeur.], mais elle l’est bel et bien en tant que paysage, que domaine d’installation et d’exploitation, comme champ de bataille ou comme lieu de culte. Cet étant [389] intramondain est comme tel historial, et son histoire ne représente pas un cadre « extérieur » qui accompagnerait purement et simplement l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Nous nommons cet étant le mondo-historial. Cependant, il faut ici prendre garde à l’équivoque de cette expression que nous venons de choisir, en lui donnant ici un sens ontologique : « histoire du monde ». Elle signifie d’une part le provenir du monde en son unité essentielle, existante avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où avec le monde existant facticement de l’étant intramondain est à chaque fois découvert, elle désigne le « provenir » intramondain de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Le monde historial n’est facticement que comme monde de l’étant intramondain. Ce qui « provient » avec l’outil [Zeug] et l’ouvrage comme tel a un caractère propre de mobilité, qui jusqu’à maintenant est resté dans une obscurité totale. Un anneau, par exemple, qui est transmis et porté, ne subit pas simplement, dans un tel être, des changements de lieu. La mobilité du provenir où quelque chose « advient de lui » ne saurait être saisie à partir du mouvement comme transport local. Et autant vaut de tous les « processus » et événements mondo-historaux, mais aussi, en un sens, de « catastrophes naturelles ». Cependant, indépendamment même des limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins poursuivre ici ce problème de la structure ontologique du provenir mondo-historial que l’intention de notre exposé est précisément de conduire devant l’énigme ontologique de la mobilité du provenir en général. ETMartineau75

Tout ce qui nous incombe ici est de délimiter l’orbe de phénomènes qui, lorsqu’on parle de l’historialité du Dasein, est nécessairement co-visé ontologiquement. Sur la base de la transcendance, temporellement fondée, du monde, du mondo-historial est à chaque fois déjà « objectivement » là dans le provenir de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] existant, sans être saisi historiquement. Et comme le Dasein factice s’identifie de manière échéante à sa préoccupation [Besorgen], il comprend de prime abord son histoire mondo-historialement. Et comme de surcroît la compréhension vulgaire de l’être comprend indifféremment l’« être » comme être-sous-la-main, l’être du mondo-historial est expérimenté et explicité au sens d’un sous-la-main qui arrive, est présent et disparaît. Et comme, enfin, le sens de l’être vaut en général pour ce qu’il y a de plus « évident », la question du mode d’être du mondo-historial et de la mobilité du provenir en général passe « quand même et à parler vrai » pour la sophistication stérile d’un verbalisme creux. ETMartineau75

Le Dasein quotidien [alltäglich] est dispersé dans la multiplicité de ce qui « se passe » chaque jour. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation [Besorgen] s’attend d’entrée de jeu [390] « tactiquement » produisent le « destin ». C’est seulement à partir de la préoccupation [Besorgen] que le Dasein existant inauthentiquement se forme une histoire. Et comme il doit alors, assiégé qu’il est par ses « affaires » se reprendre hors de la dispersion et de l’incohérence de ce qui «se passe » dans le moment même s’il veut advenir à lui-même, c’est seulement de l’horizon de compréhension de l’historialité inauthentique que naît en général la question de la formation possible d’un « enchaînement » du Dasein, celui-ci étant pris au sens des vécus « également » sous-la-main du sujet. La possibilité de la domination de cet horizon de questionnement se fonde dans l’ir-résolution qui constitue l’essence de l’in-stabilité du Soi-même. ETMartineau75

L’idée de l’enquête historique comme science implique qu’elle se soit saisie de l’ouverture de l’étant historial comme d’une tâche propre. Toute science se constitue primairement par la thématisation. Ce qui, dans le Dasein comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] ouvert, est connu préscientifiquement est projeté vers son être spécifique. Avec un tel projet se délimite la région de l’étant considéré. Les accès à lui reçoivent ainsi leur « direction » méthodique, la structure de la conceptualité de l’explicitation obtient ainsi sa pré-esquisse. Si, réservant la question de la possibilité d’une « histoire du présent », nous assignons pour tâche à l’enquête historique l’ouverture du « passé », la thématisation historique de l’histoire n’est alors possible que si en général du « passé » est à chaque fois déjà ouvert. Même abstraction faite de la question de savoir si sont disponibles des sources suffisantes pour une re-présentation du passé, il faut bel et bien qu’en général le chemin vers lui soit en général ouvert pour que le retour historique vers lui soit possible. Or le sens de telles requêtes et la possibilité d’y satisfaire sont rien moins qu’évidents. ETMartineau76

Mais qu’est-ce que cela veut dire : le Dasein est « factuel » ? Si le Dasein n’est « à proprement parler » effectif que dans l’existence, alors sa « factualité » se constitue justement dans le se-projeter résolu vers un pouvoir-être choisi. Par suite, ce qui a à proprement parler été-Là « en fait », c’est la possibilité existentielle en laquelle se déterminèrent facticement un destin, un co-destin et une histoire du monde. L’existence n’étant jamais que comme facticement jetée, l’enquête historique ouvrira de manière d’autant plus pénétrante la force tranquille du possible qu’elle comprendra plus simplement et concrètement l’être-été-au-monde à partir de sa possibilité et se « bornera » à le présenter comme tel. ETMartineau76

C’est seulement parce que le thème central de l’enquête historique est à chaque fois la possibilité de l’existence ayant-été-Là, c’est seulement parce que celle-ci, facticement, existe toujours de manière mondo-historiale, qu’elle peut exiger d’elle-même une orientation inexorable sur les « faits ». C’est pourquoi la recherche factice se ramifie, faisant de l’histoire des outils, des ouvrages, de la culture, de l’esprit, des idées, son objet. En même temps, l’histoire est en elle-même chaque fois, en tant qu’elle se délivre, incluse dans un être-explicité à elle propre, qui a lui-même son histoire, de telle sorte, que le plus souvent, l’enquête historique ne peut percer jusqu’à ce qui a-été-Là qu’en traversant l’histoire de la tradition. À cela tient le fait que la recherche historique concrète peut se rapporter à son thème [396] propre dans une proximité variable. L’historien qui se « lance » d’emblée dans la « conception du monde » d’une époque n’a point encore prouvé pour autant qu’il comprend son objet de manière authentiquement historiale, et pas seulement « esthétique » ; et à l’inverse, l’existence d’un historien qui « ne fait qu’ » éditer des sources peut être déterminée par une historialité authentique. ETMartineau76

Dans cette exigence de Yorck — à savoir, fondamentalement, celle d’une logique précédant et guidant les sciences, comme c’était le cas pour la logique platonicienne et aristotélicienne —, est renfermée la tâche d’élaborer positivement et radicalement la structure catégoriale différentielle de l’étant-nature et de l’étant qui est histoire (du Dasein). Yorck estime que les recherches de Dilthey « accentuent trop peu la différence générique entre ontique et historique » (p. 191 ; nous soulignons). « En particulier, le procédé comparatif est revendiqué comme méthode des sciences de l’esprit. Ici, je me sépare de vous… La comparaison est toujours esthétique, elle s’attache toujours à la figure. Windelband assigne à l’histoire des figures pour objets. Son concept de type est un concept résolument intérieur. Il [400] s’agit alors de caractères, non pas de figures. L’histoire, pour lui, est une série d’images, de figures individuelles, bref une exigence esthétique. Au physicien, il ne reste justement, à côté de la science, comme moyen humain d’apaisement, que la jouissance esthétique. Votre concept de l’histoire, au contraire, est celui d’une connexion de forces, d’unités de forces auxquelles la catégorie “figure” ne devrait être applicable que métaphoriquement » (p. 193). ETMartineau77

« Le vrai philologue, c’est celui qui a un concept de l’histoire comme boite à antiquités. Là où il n’y a pas de palpabilité, là où ne peut conduire qu’une transposition psychique vivante, là, ces messieurs ne s’aventurent pas. Ils ne sont justement, au fond d’eux-mêmes, que des savants de la nature, et le fait que l’expérimentation fasse défaut ne contribue qu’à les rendre plus sceptiques. De tout le bric-à-brac — combien de fois Platon, par exemple, a-t-il été en Grande Grèce et à Syracuse —, il faut se tenir absolument éloigné. Nulle vitalité làdedans. Cette manière extérieure, que j’ai scrutée critiquement, n’aboutit finalement qu’à un grand point d’interrogation, et elle a porté préjudice aux grandes réalités comme Homère, Platon, le Nouveau Testament. Toute réalité effective devient des schèmes si elle n’est pas considérée comme “chose en soi”, si elle n’est pas vécue » (p. 61). « Les “savants” se tiennent face aux puissances du temps comme jadis la société française raffinée face au mouvement révolutionnaire. Ici comme là, du formalisme, le culte de la forme. Les déterminations de rapports passent pour le dernier mot de la sagesse. Une telle orientation de pensée a [401] naturellement — je crois — son histoire non encore écrite. L’absence de sol de la pensée et de la croyance à une telle pensée — un comportement métaphysique, si on la considère du point de vue de la théorie de la connaissance — est un produit historique » (p. 39). « Les ondulations provoquées par le principe excentrique qui a produit depuis plus de quatre cents ans un temps nouveau me semblent être devenues aussi larges et plates que possible, la connaissance a progressé jusqu’à sa propre suppression, l’homme s’est à tel point éloigné de lui-même qu’il ne s’avise même plus de lui-même. L’”homme moderne”, c’est-à-dire l’homme depuis la Renaissance est prêt à aller en terre » (p. 83). Mais au contraire : « Toute histoire qui est vraiment vivante, et ne se borne pas à faire chatoyer la vie, est critique » (p. 19). « Mais la connaissance historique est pour la meilleure part connaissance des sources retirées » (p. 109). « Il en va ainsi avec l’histoire, que ce qui fait spectacle et frappe les yeux n’est pas la principale affaire. Les nerfs sont invisibles comme est en général invisible l’essentiel. Et de même qu’on dit : “Si vous étiez calme, vous seriez fort”, de même est également vraie la variante : “si vous êtes calme, vous percevrez, c’est-à-dire comprendrez” » ETMartineau77

Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence [Abfolge] ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience [Gewissen] de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie — spécialement si elle est critique — ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison — ne vous effrayez pas — qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire — qui pourrait l’écrire ! —, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée — ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience [Gewissen], alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250). ETMartineau77

Afin de manifester que et comment la temporalité constitue l’être du Dasein, nous avons montré que l’historialité comme constitution d’être de l’existence est « en son fond » temporalité. L’interprétation du caractère temporel de l’histoire s’est accomplie sans égard pour le « fait » que tout provenir se déroule « dans le temps ». À la compréhension quotidienne [alltäglich] du Dasein, qui ne connaît facticement toute histoire qu’en tant que devenir « intratemporel », notre analyse temporalo-existentiale de l’historialité a refusé la parole. Mais si l’analytique existentiale doit justement rendre le Dasein ontologiquement transparent en sa facticité, il faut aussi que son droit soit expressément restitué à l’explicitation « ontico-temporelle » factice de l’histoire. Le temps « où » de l’étant fait encontre requiert d’autant plus nécessairement une analyse fondamentale, que, en dehors de l’histoire, les processus naturels sont eux aussi déterminés « par le temps ». Néanmoins, plus élémentaire encore que cette circonstance : le « facteur temps » intervient dans les sciences de l’histoire et de la nature est le fait que le Dasein, avant même toute recherche thématique, « compte avec le temps » et s’oriente sur lui. Et ici, de nouveau, ce qui apparaît décisif, c’est ce « compte » du Dasein « avec son temps » qui est antérieur à tout usage d’un instrument spécialement destiné à la détermination du temps. Celui-là précède celui-ci, et c’est donc lui qui rend pour la première fois possible quelque chose comme un usage d’horloges. ETMartineau78

« subjectif » ou « objectif ». Même lorsqu’on le conçoit comme étant en soi, on ne laisse pas de l’assigner de manière privilégiée à l’« âme », et, au contraire, lorsqu’il est doué d’un caractère « conscient », il fonctionne pourtant « objectivement ». Dans l’interprétation du temps par Hegel, l’une et l’autre possibilités sont portées à une certaine assomption. Hegel s’efforce de déterminer la connexion entre « temps » et « esprit » afin de faire comprendre par là pourquoi l’esprit comme histoire « tombe dans le temps ». Dans son résultat, l’interprétation précédente de la temporalité du Dasein et de l’appartenance à elle du temps-du-monde parait converger avec celle de Hegel. Cependant, comme la présente analyse du temps se distingue fondamentalement de Hegel dès le point de départ, et comme elle est orientée par son but propre — à savoir son intention fondamental-ontologique — en sens contraire de la sienne, une brève exposition de la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit pourra n’être pas inutile pour clarifier — et conclure provisoirement — l’interprétation ontologico-existentiale de la temporalité du Dasein, du temps-du-monde et de l’origine du concept vulgaire de temps. [406] La question de savoir si et comment un « être » échoit au temps, pourquoi et en quel sens nous l’appelons « étant », ne peut recevoir réponse que s’il est montré en quelle mesure la temporalité elle-même, dans le tout de sa temporalisation, rend possible quelque chose comme une compréhension de l’être et une advocation de l’étant. Par suite, le plan de ce chapitre sera celui-ci : la temporalité du Dasein et la préoccupation [Besorgen] du temps (§ 79) ; le temps de la préoccupation [Besorgen] et l’intratemporalité (§ 80) ; l’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps (§ 81) ; dissociation de la connexion ontologico-existentiale de la temporalité, du Dasein et du temps-du-monde par rapport à la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit (§ 82) ; l’analytique temporalo-existentiale du Dasein et la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général (§ 83). ETMartineau78

Parce que la temporalité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] factice possibilise originairement l’ouverture de l’espace, et que le Dasein spatial s’est à chaque fois assigné un « ici » à sa mesure à partir d’un « là-bas » découvert, le temps dont le Dasein se préoccupe en sa temporalité est à chaque fois lié, du point de vue de sa databilité, à un lieu du Dasein. Non que le temps soit rattaché à un lieu : bien plutôt la temporalité est-elle la condition de possibilité qui permet que la datation puisse se lier au spatio-local, et cela de telle sorte que celui-ci soit obligeant, à titre de mesure, pour tout un chacun. Loin que le temps soit après coup accouplé à l’espace, cet « espace » soi disant accouplable à lui ne fait encontre que sur la base de la temporalité préoccupée du temps. Conformément à la fondation de l’horloge et du comput du temps dans la temporalité du Dasein qui constitue cet étant comme historial, il est possible de montrer dans quelle mesure l’usage des horloges est lui-même ontologiquement historial, et comment toute l’horloge « a » comme telle une « histoire » [NA: Nous ne pouvons ici nous engager dans le problème de la mesure du temps en théorie de la relativité. L’éclaircissement des fondements ontologiques de cette mesure présuppose déjà une clarification du temps du monde et de l’intratemporalité à partir de la temporalité du Dasein, et tout aussi bien la mise au jour de la constitution temporalo-existentiale de la découverte de la nature et du sens temporel de la mesure en général. Une axiomatique de la technique physique de la mesure repose sur ces recherches, et elle est par elle-même incapable de déployer le problème du temps comme tel.]. ETMartineau80

L’histoire, qui est essentiellement histoire de l’esprit, se déroule « dans le temps ». Donc, « le développement de l’histoire tombe dans le temps » [NA: HEGEL, Die Vernunft in der Geschichte. Einleitung in die Philosophie der Weltgeschichte (NT: La raison dans l’histoire, Introduction à la philosophie de l’histoire universelle), éd. G. Lasson, 1917, p. 133.]. Hegel, cependant, ne se contente point de poser l’intratemporalité de l’esprit comme un fait, mais il cherche à comprendre la possibilité que l’esprit tombe dans le temps, lequel est « le sensible non-sensible » [NA: Ibid.]. Le temps doit pour ainsi dire pouvoir accueillir l’esprit qui, à son tour, doit être apparenté au temps et à son essence. Par suite, il convient ici d’élucider les deux points suivants : 1. Comment Hegel délimite-t-il l’essence du temps ? 2. Qu’est-ce qui, dans l’essence de l’esprit, lui donne la possibilité « de tomber dans le temps » ? La réponse à ces deux questions servira simplement à préciser, par contraste avec celle de Hegel, l’interprétation précédente du Dasein comme temporalité. Elle n’élève aucune prétention à traiter, ne serait-ce qu’avec une complétude seulement relative, la multiplicité de problèmes qui, chez Hegel justement, leur sont liés, et cela d’autant moins que son intention n’est nullement de « critiquer » Hegel. Si une dissociation de l’idée de la temporalité qui a été exposée par rapport au concept hegélien du temps s’impose, c’est parce que ce concept représente l’élaboration conceptuelle la plus radicale — et qui plus est trop peu remarquée — de la compréhension vulgaire du temps. ETMartineau82

L’analytique existentiale qui précède s’installe au contraire d’emblée dans la « concrétion » de l’existence facticement jetée, afin de dévoiler la temporalité comme sa [436] possibilisation originaire. L’« esprit » ne tombe pas tout d’abord dans le temps, mais il existe comme temporalisation originaire de la temporalité. Celle-ci temporalise le temps du monde, dans l’horizon duquel l’« histoire » peut « apparaître » comme provenir intratemporel. Loin que l’« esprit » tombe dans le temps, c’est l’existence factice qui, en temps qu’échéance, « choit » de la temporalité originaire, authentique. Mais ce « choir » a lui-même sa possibilité existentiale dans un mode de temporalisation de la temporalité inhérent à celle-ci. ETMartineau82