Et ailleurs, Scheler ajoute : « Une philosophie fondée sur l’intuition phénoménologique de l’essence doit affirmer que l’être absolu est connaissable, d’une façon évidente et adéquate, dans chaque sphère du monde extérieur et intérieur. » 8
Ainsi le désespoir, comme Scheler l’a noté avec force, se manifeste-t-il, partout où il se manifeste, où il y a lieu de parler d’un désespoir véritable, comme foncièrement indifférent aux circonstances qui l’entourent ou qui l’ont vu naître, en sorte qu’il ne saurait être modifié par elles, qu’on ne saurait agir sur lui, le provoquer ou le supprimer, en agissant sur elles, en cherchant par exemple à infléchir leur cours dans un sens favorable aux aspirations du sujet. 55
Il s’en faut de beaucoup cependant que la béatitude et le désespoir constituent les seules tonalités de l’existence susceptibles de surgir en elle et de la déterminer en l’absence de toute référence au monde de son affection, que, comme l’affirme Scheler, ces sentiments donc soient « les seuls dont on ne puisse même pas concevoir qu’ils soient produits ni mérités par notre comportement » non plus que par le simple cours des circonstances ou par leur nature. 55
C’est là ce qui fait, comme l’a noté Scheler, la profondeur de l’attitude chrétienne à l’égard de la souffrance, par opposition à l’attitude héroïque et orgueilleuse de l’antiquité qui vise à la surmonter, à la tenir pour rien, dans l’impassibilité par exemple ou dans l’indifférence, et, finalement, à la nier, la reconnaissance au contraire de la souffrance comme souffrance infinie parcourant le monde, et son aveu, une sorte de naïvisme et d’humilité qui tient la douleur pour ce qu’elle est, la souffrance pour la souffrance. 62
Aujourd’hui cependant une telle affirmation peut-elle être maintenue ? L’intérêt de la réflexion contemporaine ne se porte-t-il pas au contraire, d’une façon très remarquable, sur l’affectivité comprise justement comme un pouvoir de révélation original et fondamental ? Une telle tendance ne se manifeste-t-elle pas notamment, avec éclat, chez Scheler et chez Heidegger ? L’un des traits caractéristiques de la pensée de Scheler est son effort pour arracher l’affectivité au discrédit qui pèse traditionnellement sur elle, et cela justement en lui reconnaissant un pouvoir de révélation propre et, qui plus est, originaire et fondamental. 63
Aujourd’hui cependant une telle affirmation peut-elle être maintenue ? L’intérêt de la réflexion contemporaine ne se porte-t-il pas au contraire, d’une façon très remarquable, sur l’affectivité comprise justement comme un pouvoir de révélation original et fondamental ? Une telle tendance ne se manifeste-t-elle pas notamment, avec éclat, chez Scheler et chez Heidegger ? L’un des traits caractéristiques de la pensée de Scheler est son effort pour arracher l’affectivité au discrédit qui pèse traditionnellement sur elle, et cela justement en lui reconnaissant un pouvoir de révélation propre et, qui plus est, originaire et fondamental. 64
En celles-ci, bien au contraire, selon Scheler, dans les actes et les fonctions sur lesquelles elles reposent et, de la même manière, dans les objets avec lesquels elles nous mettent en rapport, se montrent des caractères éidétiques spécifiques et irréductibles, des caractères originels absolument comparables à ceux que manifestent les actes qui saisissent des objets logiques, différents d’eux sans doute, mais égaux en dignité, c’est-à-dire justement dans leur capacité de définir a priori et de régler un ordre de fonctions pures et d’objets purs, et leurs corrélations, les corrélations noético-noématiques de la vie émotionnelle et affective. 64
Aux perceptions de l’entendement s’opposent ainsi irréductiblement, à l’intérieur même de la sphère noétique à laquelle ils coappartiennent, des actes et des fonctions dont l’essence est comprise par Scheler et subsumée par lui sous le concept général de la « perception affective ». 64
Trois sortes d’objets, selon Scheler, se découvrent dans la perception affective et sont atteints par les diverses fonctions dans lesquelles elle se réalise : des qualités affectives, en premier lieu, des caractères d’atmosphère émotionnels et objectifs, tels que le caractère paisible d’un fleuve, serein d’un ciel, etc. ; 64
Les valeurs des choses, dit Scheler, sont données avant leurs représentations imaginatives et indépendamment de ces représentations. » 64
Et c’est ainsi que se constitue, comme le remarque Scheler, une « unité morale de l’humanité », un accord sur le noyau axiologique de l’ethos et par exemple de l’idée de Dieu, en dépit des différences qui se font jour parmi les individus et les groupes en fonction de leurs niveaux de culture, c’est-à-dire précisément des degrés divers du développement de la représentation et de la pensée. 64
Cette question cependant ne peut plus être différée : dans l’essence de cette fonction sui generis de saisie, irréductible à un acte de représentation et le précédant, que constitue la perception affective, sur quel élément se fonde le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre, sur son caractère affectif ou sur sa structure perceptive, à savoir la structure intentionnelle que Scheler lui reconnaît ? Celle-ci en réalité, l’intentionnalité constitue en tant que telle, dans le mouvement de transcendance qu’elle accomplit chaque fois, le pouvoir de révélation propre à la perception affective, pouvoir que Scheler comprend justement comme celui de l’affectivité. « 64
Mais là-dessus donnons la parole à Scheler lui-même : « la perception affective a le même rapport à son corrélatif axiologique que la « représentation » à son « objet », savoir un rapport intentionnel ». 64
Précisément parce que Scheler interprète le pouvoir de révélation de l’affectivité, identifiée à une perception affective, comme celui de l’intentionnalité, le contenu de ce pouvoir, ce qu’il révèle, se trouve déterminé, se propose nécessairement comme le corrélat d’une intentionnalité, comme un contenu transcendant. 64
La transcendance du corrélat intentionnel de la perception affective, constamment affirmée par Scheler, a été mise en évidence par lui de façon remarquable dans le cas de la sympathie dont l’objet, absolument étranger au sentiment de celui qui sympathise, se trouve constitué précisément par le sentiment de l’autre, vécu et saisi comme tel dans son altérité. 64
Ainsi s’accomplit la détermination ontologique du pouvoir de révélation de l’affectivité comprise comme une perception affective : se méprenant totalement sur la nature de ce pouvoir et le confondant avec celui de la transcendance, Scheler se méprend nécessairement sur son contenu et le confond avec le contenu de la transcendance elle-même. 64
Qu’en est-il de ce caractère affectif de la perception affective, c’est-à-dire de l’affectivité elle-même ? Considéré en lui-même, indépendamment de la structure intentionnelle de la perception, constitue-t-il, l’affectivité considérée en elle-même constitue-t-elle, en tant que telle, quelque chose comme un pouvoir de révélation ? La réponse de Scheler est négative. 64
Les sentiments sensoriels, dit Scheler, et par là il entend des tonalités de l’ordre du plaisir et de la douleur, sont « présents sans objecta ». 64
Ainsi voit-on Scheler être amené à dire d’un sentiment qui n’a rien de sensoriel, par exemple d’une tristesse, très exactement ce qu’il a dit du sentiment sensoriel lui-même. 64
Scheler ne pressent la détermination ontologique structurelle de l’essence de l’affectivité comme constituée par l’exclusion hors d’elle de toute transcendance que pour laisser déchoir cette essence et tous les phénomènes qu’elle fonde sur le plan des déterminations ontiques. 64
Tous les sentiments spécifiquement sensoriels, dit Scheler, sont par nature même des états. » 64
Tous les sentiments considérés en eux-mêmes, c’est-à-dire dans leur affectivité, ce que Scheler appelle des « qualités affectives », sont par essence des états, des « états affectifs », de « simples états affectifs ». 64
Il n’y a pas de différence à faire entre eux à cet égard, la distinction hiérarchique qu’institue Scheler entre les sentiments sensoriels, vitaux, psychologiques ou spirituels ne concerne pas leur affectivité et ne la met pas en cause. 64
La distinction instituée par Scheler est une distinction entre les « simples états affectifs », d’une part, et, d’autre part, des « visées intentionnelles affectives », des « perceptions affectives », c’est-à-dire des structures intentionnelles affectivement déterminées mais extérieures à l’essence même de l’affectivité, puisque les sentiments ne sont pas toujours intentionnels et que, réciproquement, les intentionnalités ne sont pas toujours affectives, comme on le voit, selon Scheler, dans les actes de la représentation et de la pensée, dans les actes simples de l’objectivation. 64
La distinction instituée par Scheler entre les états affectifs et les perceptions affectives est précisément une distinction entre l’affectivité par elle-même incapable d’accomplir la révélation et réduite ainsi au rang d’état, de simple contenu empirique ou ontique, et, d’autre part, l’élément ontologique de la manifestation pure identifié à la structure intentionnelle de la perception : « les états-affectifs et les perceptions affectives sont donc des réalités fondamentalement distinctes ; les uns appartiennent au domaine des contenus et des phénomènes, les autres aux fonctions chargées de saisir ces contenus et phénomènes ». 64
Les affirmations de Scheler sont explicites. 64
Le moment où elle se confronte avec cette détermination structurelle inhérente à l’être du sentiment est pour la pensée de Scheler comme pour toute problématique qui, méconnaissant l’essence de l’affectivité et le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre, prétend la soumettre au contraire au regard de l’intentionnalité et la saisir en cette dernière, celui de la contradiction. 64
L’hétérogénéité ontologique structurelle du sentiment et de la perception se montre en ceci que, ou bien le sentiment se produit dans son effectivité et dans la plénitude de sa réalité, ce que Scheler appelle improprement son intensité, et alors toute perception affective de ce sentiment devient impossible, ou bien cette perception a lieu, et le sentiment s’évanouit, perd toute réalité, de telle manière que le sujet qui le perçoit cesse précisément de l’éprouver. 64
Dans les cas d’émotion très forte il y a, note Scheler, d’accord sur ce point avec Jaspers, « une disparition presque totale de la capacité-affectivo-perceptive ». 64
Immédiatement après avoir considéré ce cas-limite de l’émotion Scheler ajoute : « nous n’avons affaire qu’à une forme plus marquée de ce qui se passe lorsque précisément l’intensité d’un sentiment et le fait qu’il nous « remplit » tout entiers, nous rendent momentanément « insensibles » à son égard et nous mettent par rapport à lui dans un état « d’indifférence » paralysante », c’est-à-dire en fait dans l’impossibilité de diriger sur lui une perception. 64
Ainsi se découvre l’incompatibilité de celle-ci et du sentiment considéré dans la réalité de son expérience subjective, c’est-à- dire dans sa passivité originelle à l’égard de soi dans le souffrir, ce que Scheler exprime à sa manière : « la perception affective nous « allège » et nous fait échapper à l’oppression qu’exerçait d’abord le sentiment », de même que « l’authentique co-sentir à la peine d’autrui », c’est-à-dire précisément sa perception, « nous libère de la contagion de cette peine ». 64
L’impossibilité de se présenter sous la forme d’un objet pour la perception est finalement reconnue par Scheler comme une loi valable pour tous les sentiments, à l’exception des sentiments sensoriels qu’il confond avec une unité constituée de sensations, c’est-à-dire avec un corrélat transcendant, lequel peut évidemment être saisi dans l’intentionnalité mais n’a justement plus rien à voir avec un sentiment réel. « 64
Les sentiments vitaux « sont à tout le moins troublés dans leur cours normal par l’attention qui s’attache à eux et ils ne fonctionnent avec leur plein sens et de façon normale qu’au-delà des sphères d’éclairement de l’attention… Ils ne prospèrent, dit encore Scheler, que dans une obscurité dont précisément l’attention détruit la force excitatrice et fructifiante ». « 64
En tant que l’état affectif se trouve soumis à un mode de saisie émotionnel extérieur et contingent par rapport à son être et lui conférant, par suite, une signification également extérieure et contingente, une signification « variable », la détermination ontologique du sentiment comme étant ce qu’il est, ce qui faisait selon Scheler la force du christianisme et en quelque sorte son naïvisme, ce qui faisait la vérité du sentiment, se trouve perdu, place est faite au contraire aux interprétations qui, sous prétexte d’instituer, au-delà du fait irréductible de la souffrance par exemple, « une sphère du sens et de la liberté », feront un « bien » de ce qui est un « mal » et réciproquement. 64
La question de la possibilité pour le sentiment de se rapporter intentionnellement à quelque chose, plus exactement de la possibilité pour lui d’être pris dans la structure d’ensemble où s’accomplit originairement la transcendance du monde et de lui appartenir à titre d’élément et, bien plus, comme son essence fondatrice, se ramène à la question, non posée par Scheler et chez lui insoluble, de la possibilité de la perception affective elle-même, à la question du fondement du caractère affectif de la perception affective. 64
Ici doit être rejetée la thèse de Scheler selon laquelle il existe une perception affective sui generis, c’est-à-dire une perception dont la spécificité consisterait dans son caractère affectif même. 64
C’est pourquoi une telle signification ne peut être reconnue dans son universalité et fondée que pour autant que cette essence est elle-même reconnue, pour autant que le pouvoir originaire de révélation de l’affectivité est saisi en lui-même et non pas confondu avec celui de la transcendance, comme on le voit chez Scheler et, de la même manière, chez Heidegger. 64
Comme celle de Scheler, la pensée de Heidegger se caractérise, à l’encontre de la philosophie classique, par l’importance qu’elle accorde au phénomène de l’affectivité ontologiquement saisi et interprété comme un pouvoir de révélation et par la signification fondamentale qu’elle lui reconnaît. 65
Tel est justement le cas du sentiment sensoriel selon Scheler. 66
Je le sens, dit Scheler, là où je vis par expérience vécue l’unité organique dont il est l’état. » 66
Parlant du pouvoir du sentiment sensoriel de révéler l’état axiologique, l’épanouissement ou l’inhibition de l’activité vitale, non dans l’organisme entier, comme le fait le sentiment vital, mais dans des organes déterminés, Scheler dit : « dans les organes où se trouve aussi le sentiment à titre de phénomène ». 66
En prétendant définir l’être de celui-ci et ce qui le détermine comme un sentiment à partir de l’extension d’une partie du corps organique et de son apparence étendue, Scheler confond deux choses, d’une part, la révélation originelle du sentiment à lui-même constitutive de son affectivité et qui consiste dans cette affectivité même, d’autre part, la représentation de ce sentiment, d’ores et déjà constitué en lui-même, sur le fond de son autorévélation originelle, comme affectif, comme sentiment, dans le milieu ontologique de la représentation et plus particulièrement, quand il s’agit du sentiment sensoriel, sa localisation dans l’espace spécifique du corps organique et dans une région particulière de cet espace. 66
Ici s’éclaire, en même temps que la nature de l’être-constitué du sentiment, celle du paralogisme accompli par Scheler lorsqu’il identifie purement et simplement à cet être-constitué l’être même du sentiment, l’être du sentiment sensoriel. 66
En identifiant l’être-constitué et l’être originel du sentiment sensoriel, Scheler confond deux sortes de caractères, les caractères appartenant au sentiment lui-même, en raison de ce qu’il est, en raison de son affectivité, et ceux qui sont relatifs au milieu dans lequel le sentiment se trouve représenté, bien plus il prend explicitement les seconds pour les premiers, les caractères éidétiques de l’espace spécifique du corps organique et de ses structures différenciées, les caractères de l’être transcendant en général, pour des caractères affectifs, pour les caractères du sentiment considéré en lui-même et dans son affectivité. 66
L’hétérogénéité ontologique irréductible des caractères éidétiques du sentiment, d’une part, du milieu dans lequel il est situé comme sentiment constitué, d’autre part, l’hétérogénéité ontologique de leurs essences, de l’essence de l’affectivité et de celle de l’être transcendant spatial du corps organique, devient visible à l’intérieur même de la problématique instituée par Scheler quand se pose la question de savoir si« l’extension et la localisation des sentiments sensoriels » ne se réduiraient pas à une « apparence », de telle manière « qu’en fait ces sentiments seraient aussi inétendus et sans lieu que les sentiments « de l’âme » et les sentiments spirituels, qu’ils ne seraient liés, par exemple, que par une « association née de l’expérience » aux images de tels ou tels organes ou qu’ils ne seraient que « projetés » dans ces organes ». 66
Qu’il n’en soit pas ainsi, que l’extension du sentiment sensoriel lui soit inhérente et le détermine originellement dans son être même, Scheler en donne pour preuve le fait qu’elle existe quand bien même nous n’avons aucune connaissance, par le moyen de la perception extérieure ou des images qui lui correspondent, des organes avec lesquels, par suite, le sentiment ne peut être associé pour tenir d’eux, de son association avec leurs images, une extension qui lui appartient au contraire par principe. « 66
Que le sentiment sensoriel soit seulement constitué, c’est-à-dire représenté dans l’être étendu du corps organique, on le voit dans l’illusion des amputés dont la signification, à cet égard, apparaît décisive : comment le sentiment sensoriel, s’il se trouvait réellement dans une partie du corps, si son être s’identifiait à l’être de celle-ci et à la portion d’étendue qui le délimite, pourrait-il subsister lorsque cette partie est détruite, comment pourrait-il exister quand elle n’existe pas ? C’est, dit Scheler, qu’à la partie détruite du corps organique, au membre amputé, se substitue son image mnémonique dans laquelle la douleur se trouve dès lors ressentie, au lieu de l’être au niveau du moignon. 66
Ici encore Scheler confond l’être originel et réel de la douleur avec son être constitué, avec sa représentation dans l’étendue imaginaire de l’image mnémonique du membre absent. 66
Que pour expliquer l’illusion de l’amputé, c’est-à-dire précisément cette extension de la douleur, et cela en l’absence de son substrat organique étendu habituel, Scheler fasse explicitement appel à l’image mnémonique de ce substrat, montre avec éclat que l’être originel de la douleur ne contient en lui-même aucune extension et ne revêt celle-ci que pour autant que se trouve donnée, indépendamment de la douleur elle-même et comme un milieu ontologique étranger à son affectivité, l’extension de l’être-étendu, l’extension d’une partie du corps organique et, en l’absence de cette partie, dans le cas de l’amputation, celle de son substitut imaginaire. 66
Ainsi est démentie, par l’analyse même de Scheler, l’affirmation précitée selon laquelle dans la douleur sensible nous nous trouverions en présence de l’extension et de la localisation, et cela sans avoir aucune connaissance des organes affectés, que ce soit par le moyen de la perception ou des images du souvenir correspondant à ces organes. 66
Comme le sentiment sensoriel, en effet, le sentiment vital, selon Scheler, est étendu, il est situé dans le corps organique et participe réellement à son extension. 66
Entre le sentiment sensoriel et le sentiment vital, toutefois, Scheler note une seconde différence : au lieu de se présenter sous la forme d’une simple fait, d’un « état brut » dont l’existence se réduit à celle d’un point, à « un contact immédiat dans l’espace et dans le temps », comme le fait le sentiment sensoriel, le sentiment vital tire sa signification de ce qu’il se propose comme un « sentiment-à-distance », comme la saisie intentionnelle des constituants axiologiques des processus vitaux qui se déroulent à l’intérieur ou à l’extérieur de notre corps propre. 66
Ici encore la confusion faite par Scheler entre l’être originel, entre l’être affectif du sentiment vital et le milieu ontologique qui sert de substrat à sa constitution, enferme la problématique dans une contradiction qui vaut comme une réfutation décisive de la thèse de la transcendance du sentiment, comme la mise en évidence de son immanence radicale. 66
Le fait que de tels sentiments demeurent distincts en dépit de leur simultanéité temporelle et ne se mêlent pas pour constituer un état unique, c’est là, dit Scheler, « la preuve qu’il ne s’agit pas de sentiments que seule distinguerait leur qualité, mais bien de sentiments qui appartiennent en outre à des degrés différents de profondeur ». 66
Il existe, selon Scheler, quatre niveaux affectifs « correspondant à la structure de notre existence humaine tout entière » et conformément auxquels se différencient quatre sortes de sentiments dont on saisit ici en quoi ils diffèrent « réellement », à savoir, comme on l’a vu, les sentiments « sensoriels », « vitaux », « de l’âme », « spirituels ». 66
La conception d’une pluralité de niveaux affectifs entendus comme des plans différents s’étageant selon des degrés de profondeur variable, depuis la profondeur la plus grande qui désigne l’intériorité de l’existence, ce que Scheler appelle l’être même de la personne, jusqu’au plan le plus extérieur où le sentiment « périphérique » se déploie dans l’être-étendu du corps organique et dans ce qui lui sert de substrat, dans l’extériorité elle-même et dans le milieu ontologique de sa transcendance, est vide de sens si les sentiments appartenant à ces différents niveaux et les constituant appartiennent d’abord, en ce qui concerne du moins leur être réel et ce qui fait d’eux chaque fois ce qu’ils sont, à la sphère d’immanence radicale définie par l’affectivité elle-même comme telle. 66
Le sentiment vital, parce qu’il s’étend à travers l’être-total du corps organique, présente une unité qui ne saurait résulter de la fusion des sentiments sensoriels, sinon, dit Scheler, « ces derniers devraient se trouver réunis en lui et ne pourraient en outre se trouver à côté de lui ». 66
Parce que l’extériorité réciproque de tous nos sentiments est celle de leur être-constitué et ne concerne en aucune façon leur être originel et réel, ce qui fait de chacun d’eux un sentiment, elle ne saurait instituer ni fonder leur partage entre différentes régions, une dissociation de leur être selon divers plans ou niveaux pourvus d’une signification ontologique et concernant ainsi chaque fois, comme l’affirme Scheler, l’être même du sentiment considéré dans son affectivité. 66
Que l’extériorité réciproque des sentiments n’ait pas cette signification ontologique de fonder une pluralité de régions affectives réellement étrangères les unes aux autres, on le voit à ceci qu’elle se produit à l’intérieur d’une même région, celle des sentiments sensoriels qui se caractérisent, selon Scheler lui-même, par « la forme de variété de l’extériorité mutuelle ». 66
C’est ainsi que les sentiments psychologiques eux-mêmes, les sentiments de l’âme ou du Je, selon la terminologie de Scheler, sont référés à un moi empirique, à un ego transcendant dont ils partagent le statut, auquel ils sont inhérents comme ses propres états, comme des états transcendants. 66
Avec la dissociation ontologique de l’être originel et de l’être constitué du sentiment se fait jour la possibilité pour les diverses modalités affectives de se trouver, pour reprendre les termes de Scheler, « réunies » dans l’unité d’une seule tonalité fondamentale et « en outre » de se situer les unes « à côté » des autres dans « la variété de l’extériorité mutuelle ». 66
Si nous pouvons nous sentir ternes et misérables tout en éprouvant un vif plaisir sensoriel, ce n’est pas, comme le pense Scheler, parce que ces deux tonalités se dérouleraient sur des plans affectifs extérieurs l’un à l’autre et réellement séparés. 66
Ici doit être rejetée radicalement la proposition de Scheler selon laquelle « la loi intérieure de la cohésion et de la succession des expériences affectives à un niveau déterminé demeure essentiellement indépendante par rapport à l’ordre d’un autre niveau, quelle que soit l’oscillation de l’attention d’un niveau à l’autre », proposition qui repose précisément sur la thèse de l’extériorité réciproque des niveaux affectifs et veut la rendre manifeste. 66
À l’appui de cette proposition, Scheler fait valoir le fait qu’une succession de douleurs sur le plan de la sensibilité et, d’une manière générale, de malheurs et de maux dans l’histoire d’une existence n’empêche pas celle-ci, la personne qui souffre ces douleurs et ces maux, d’éprouver en même temps qu’eux, au niveau affectif le plus profond, un sentiment de béatitude, — le fait encore qu’une suite de plaisirs peut être accompagnée, non comme par une conséquence, mais dans l’unité d’un même instant, d’un sentiment de désespoir qui subsiste en dépit de leur accumulation. 66
Il appartient précisément à l’essence de la béatitude et du désespoir, dit Scheler avec profondeur, que leur existence soit indépendante de l’alternance du bonheur et du malheur. » 66
Le fait que la couche profonde, comme le déclare encore Scheler, n’est en aucune façon conditionnée ou déterminée par la couche périphérique veut dire, de la même manière, qu’elle la conditionne et la détermine, n’implique aucune extériorité réelle de ces différentes « couches » mais, tout au contraire, l’unité ontologique du milieu où ce conditionnement et cette détermination sont possibles et s’accomplissent. 66
Pareille détermination constitue le contenu même de la loi, aperçue par Scheler et énoncée par lui, « de la tendance à des succédanés dans le cas de détermination négative des couches émotionnelles profondes du Je », elle est visible quand il est dit que cette détermination négative de la couche affective profonde « produit » la tendance à rechercher des compensations périphériques, que « l’insatisfaction à un niveau plus central… a pour conséquence de provoquer à un niveau de la zone sensible un sentiment de plaisir en compensation de l’absence de bonheur intérieur ». 66
La distinction de l’être originel et de l’être constitué du sentiment éclaire la question, posée par Scheler et discutée par lui dans une obscurité ontologique extrême, de la relation au Je inscrite en tout sentiment comme un de ses caractères les plus apparents. 66
La prise en considération d’un tel caractère constitue l’un des thèmes de réflexion qui ont conduit Scheler à sa distinction des différents niveaux affectifs et à l’attribution à celle-ci de la signification que l’on sait. 66
Après avoir déclaré que « tout sentiment quel qu’il soit possède une référence vécue au Je », Scheler introduit entre les modes selon lesquels celle-ci s’accomplit une différence telle qu’elle conduit précisément à une différenciation ontologique des divers sentiments qui sont concernés par elle. 66
C’est la relation au Je de l’être originel et réel du sentiment que considère au contraire Scheler dans le cas des sentiments de l’âme et des sentiments spirituels. 66
Je peux, comme l’a noté Scheler avec force, « post-sentir » un sentiment que j’ai vécu autrefois, de telle manière que, sans l’éprouver réellement à nouveau, je le perçois cependant comme identique à ce qu’il était et suis ainsi capable de me le représenter et de le reconnaître, capable également de « pré-sentir son retour » et éventuellement de « le vivre de nouveau ». 67
Je peux, comme le souligne encore Scheler, imaginer affectivement un sentiment que je n’ai jamais vécu et ne vivrai peut-être jamais, je peux sentir, et cela précisément dans les modes du pré-, du co-, ou du post-sentir, des sentiments qui ne sont pas les miens et me sont cependant donnés dans ces actes de saisie comme leur contenu intuitif manifeste et indubitable. 67
Ici tombe, comme le voulait Scheler, la barrière donnée comme infranchissable entre l’expérience que j’ai de ma propre existence et celle que j’ai d’autrui. 67
C’est pourquoi la possibilité de « vivre de nouveau » un sentiment, mise par Scheler sur le même plan que celle de le post-, co-, ou pré-sentir, apparaît au plus haut point équivoque. 67
C’est à la lumière de cette signification décisive d’une loi éidétique suprême qui divise l’élément pur de la phénoménalité en celui de la réalité où l’apparence est l’essence et, d’autre part, de l’idéalité et précisément de l’irréalité où elle n’est qu’une image, que doit être mise en question l’affirmation de Scheler selon laquelle « il y a dans la sphère du Fühlen une différence qui correspond à la différence de la perception et de la représentation (Vorstellen), c’est-à-dire d’une possession directe ou indirecte ». 67
Il faut, comme l’a justement noté Scheler, une modification fondamentale du regard, une attitude nouvelle et à vrai dire exceptionnelle comme celle de l’étudiant opérant une dissection, pour que ce qui se donne essentiellement et d’abord comme une structure signifiante n’apparaisse plus, dépouillé de sa signification, que comme un être-là mort dans l’étendue et comme une partie de celle-ci, pour que l’œil ou plutôt le regard ne soit plus rien d’autre précisément qu’un « globe oculaire ». 67
La joie perçue dans un sourire et qui fait de celui-ci, il est vrai, ce qu’il est, non un mouvement objectif dans l’étendue mais, comme le dit Scheler, une structure « représentative », n’est pas la joie réelle de l’autre mais quelque chose qui précisément la « représente », la désigne, y renvoie, la joie réelle de l’autre mais visée seulement à travers son corps et non pas réellement saisie dans la perception de celui-ci, bref une signification vide. 67
Comment une détermination spatiale réelle (il s’agit bien entendu de la spatialité sui generis du corps organique) peut, en se liant synthétiquement au contenu noématique affectif idéal visé dans la perception, en lui conférant sa réalité, créer l’illusion qu’un tel contenu est un contenu réel, que la perception atteint un sentiment réel, on le comprend ici, comme on comprend pourquoi le choix de Scheler se porta précisément sur le sentiment sensoriel et sur le sentiment vital lorsqu’il voulut montrer que la réalité du sentiment pouvait, dans certains cas, être une réalité étendue et se proposer comme telle. 67
Si l’on oppose par exemple, à la manière de Scheler, les sensations et les états affectifs aux actes intentionnels et, plus particulièrement, aux perceptions affectives qui les visent, il convient de faire chaque fois le partage dans le phénomène décrit, dans ce qui se donne comme affectif, entre ce qui est réel, entre l’être-vivant du sentiment réellement éprouvé et vécu, et ce qui n’a au contraire que la signification d’être tel, entre la tonalité de l’acte ou de la perception considérée et son corrélât noématique affectif irréel, qu’il s’agisse d’un « sentiment », d’une « qualité affective » ou d’une « sensation ». 67
Un tel caractère se trouve précisément interprété par Scheler comme susceptible de faire apparaître entre nos divers sentiments des différences radicales qui justifient leur répartition selon des régions étrangères les unes aux autres, comme un nouveau motif de scinder l’affectivité en différents plans ou niveaux. 67
À cette possibilité de ressentir la souffrance d’autrui on ne saurait donc opposer, comme le fait Scheler, l’impossibilité d’éprouver sa douleur. 67
C’est pourquoi lorsque Scheler affirme encore « je peux co-sentir de façon réelle la fatigue d’un oiseau, mais non point jamais ses états affectifs de caractère sensoriel qui me sont totalement impénétrables », le paralogisme qu’il commet est clair, car il n’oppose pas ici, malgré l’apparence et comme il croit le faire, le sentiment sensoriel et le sentiment vital mais, d’une part, un sentiment sensoriel réel auquel, il est vrai, ni Scheler ni l’oiseau lui-même ne peuvent co-sentir et, d’autre part, un sentiment vital irréel auquel il est possible, non point toutefois parce qu’il s’agit d’un sentiment vital mais en raison de son irréalité seulement, de co-sentir. 67
La relation de l’affectivité et de l’action aperçue par Kant mais dépourvue chez lui de tout caractère fondamental, rejetée bien plutôt hors de la sphère de l’action proprement dite, de l’action morale et libre, et abandonnée au domaine des simples consécutions empiriques de la sensibilité et à son déterminisme, fait au contraire chez Scheler l’objet d’une problématique dont le thème est justement la reconnaissance de sa signification universelle. 68
Une telle relation reconnue dans sa signification universelle se propose tout d’abord, il est vrai, comme indirecte, elle ne s’établit que par la médiation d’un troisième terme, le monde des valeurs auquel la pensée de Scheler confère une importance décisive et par rapport auquel elle s’organise et le plus souvent se définit. 68
La faim du nourrisson, par exemple, ne naît pas d’une association entre le sein maternel et les impressions de plaisir qui s’y attachent, c’est, dit Scheler « une impulsion instinctive ayant d’emblée une orientation déterminée » et impliquant à ce titre, « sinon une image de la nourriture…, du moins une intuition de la valeur de la nourriture », c’est-à-dire précisément une perception affective de cette valeur. 68
La détermination immédiate de l’action par une tonalité affective, par un état affectif donné, est reconnue par Scheler. 68
C’est pourquoi, ajoute Scheler, « un état qui joue un rôle de ce genre peut être appelé aussi la source ou le ressort de la tendance ». 68
La reconnaissance de la détermination immédiate de l’action par l’affectivité demeure cependant équivoque chez Scheler, et cela parce qu’elle ne peut recevoir sa pleine signification qu’à la lumière de l’interprétation ontologique fondamentale de l’affectivité comme immanence, interprétation qui rend seule possible une saisie adéquate du caractère affectif de la motivation, l’identification de l’état-source de l’action avec la réalité affective de la perception et non avec la perception elle-même considérée dans sa transcendance. 68
La relation extrinsèque de l’affectivité à ces valeurs, sa prétendue transcendance, ce que Scheler appelle la perception affective, se substitue à nouveau, comme source de l’action, à l’affectivité elle-même considérée dans son immanence, à l’ « état affectif », la détermination immédiate de la première par la seconde s’efface derrière la simple détermination médiate de l’action à partir des contenus axiologiques visés dans la perception. 68
Cette impuissance à saisir l’affectivité comme source immanente de l’action se fait jour notamment dans la critique dirigée par Scheler contre la théorie, introduite par Locke et donnée depuis comme allant de soi, selon laquelle le principe des diverses productions et réalisations auxquelles l’action donne lieu se trouve dans le besoin, dans le sentiment du manque, bref dans des « états affectifs négatifs ». 68
Il est remarquable en effet que pour établir au contraire le caractère positif de l’état affectif d’où procèdent ces productions et réalisations, d’où procède l’action, Scheler croit nécessaire et suffisant de montrer que la perception affective d’une valeur est présente à l’origine de cette action et comme sa condition. 68
Freud et, d’une manière générale, le sensualisme, bien qu’ils ne disposent d’aucun concept ontologique de l’affectivité, ont raison contre Scheler. 68
Que l’état affectif considéré en lui-même et non dans sa prétendue relation à un corrélat axiologique transcendant, relation qui ne peut que le vider de son contenu propre, détermine l’action, on le voit chez Scheler lui-même dans la critique qu’il dirige contre la théorie adlérienne de la surcompensation. 68
Il existe incontestablement, dit Scheler, une conscience spécifique de pouvoir positif, accompagnée de la joie de pouvoir en tant que pouvoir, et c’est cette conscience qui normalement produit dans un domaine déterminé un étalon (idéal) des réalisations effectives. » 68
Bien plus, l’« idéal » vers lequel ce projet est orienté, le contenu dont il poursuit la réalisation et qui sert d’étalon à celle-ci trouve lui aussi, de l’aveu même de Scheler, son origine dans l’immanence absolue de la vie affective. 68
Ainsi se renverse le rapport établi par Scheler entre les contenus axiologiques noématiques de la conscience et l’affectivité : ce ne sont plus les premiers qui déterminent la seconde et en règlent, selon des lois éidétiques, les tonalités, mais celle-ci au contraire, l’affectivité, qui détermine originellement et fonde l’être même des valeurs. 68
Car le sentiment de l’absence d’un pouvoir positif dans un domaine donné n’est pas quelque chose de négatif mais suppose, comme le remarque Scheler avec force, « une authentique conscience de pouvoir ou du moins… le pouvoir encore indifférencié de la personne elle-même » et le transfert de ce pouvoir authentique dans un domaine où il ne peut encore s’exercer, suppose en tout cas la réalité, à savoir l’être-donné dans l’affectivité, d’un pouvoir quelconque, différencié ou non, capable déjà ou non de s’exercer, l’être-donné de l’existence elle-même dans la réalité de son affectivité. 68
L’insuffisance de la détermination du « lien » de l’état affectif et du vouloir est identiquement celle de la critique dirigée par Scheler contre les concepts moraux traditionnels de « récompense » et de « punition ». 68
Où pourrait se trouver en effet le fondement d’un tel lien et de la synthèse qu’il prétend poser, sinon dans la spéculation ou encore dans une foi pratique, l’une et l’autre étrangères aux présuppositions de la philosophie qui s’en tient à ce qui est et se montre tel ? Scheler cependant ne maintient pas seulement l’idée d’une telle synthèse en ce qui concerne la relation de l’action à des biens ou à des maux de récompense ou de punition, se bornant à la dévaloriser en même temps que ce qu’elle synthétise, ces biens et ces maux considérés, conformément à la théorie des différents niveaux affectifs, comme des états « superficiels », il la conserve encore, on l’a vu, pour définir la relation de l’action et des sentiments centraux qui l’accompagnent dans la mesure où cette relation est comprise précisément comme une corrélation. 68
Il y a des choses, remarque justement Scheler, qui précisément ne s’obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient de l’activité. » 69
La fusion affective par exemple, l’émotion voluptueuse qui monte d’elle ne sauraient être visées, elles font précisément défaut, comme le note encore Scheler, « là où la volupté étant recherchée intentionnellement et pour elle-même, le partenaire est considéré comme un simple moyen de jouissance auto-érotique ». 69
Ici encore doit être rejetée la prétention émise par Scheler d’instituer à cet égard une distinction entre les différents sentiments ou entre leurs « niveaux », comme si seuls les sentiments les plus profonds, « les sentiments qui jaillissent… du tréfonds de notre personne », étaient indépendants de la volonté, tandis que celle-ci serait susceptible d’agir sur les autres, et cela de façon d’autant plus efficace qu’ils seraient plus proches du niveau périphérique ou sensoriel. 69
Scheler, toutefois, ne découvre ce caractère du sentiment, — encore ne le fait-il que d’une façon purement psychologique, comme un caractère du sentiment précisément, non comme son essence — qu’à propos des sentiments spirituels, « les plus profonds », et cela parce que, comme la problématique l’a montré, ce sont les seuls qu’il considère dans leur réalité, tandis qu’il confond toujours plus ou moins les autres avec leur être-constitué. 69
Scheler a bien vu que le rapport de la souffrance et de la joie n’est pas un simple rapport d’exclusion réciproque, comme si l’une de ces tonalités ne pouvait se produire dans l’existence qu’en l’absence de l’autre. 70
C’est pourquoi, comme l’a vu encore Scheler, il n’est plus question dans le christianisme de combattre la souffrance, soit en cherchant à éliminer ses causes extérieures, comme dans le monde occidental de la technique, soit en supprimant toute résistance intérieure contre elle, comme dans le bouddhisme, soit encore en émoussant progressivement la sensibilité de manière à parvenir à une insensibilité héroïque, comme dans le stoïcisme. 70
La souffrance innocente, écrit Scheler, acquiert par la qualité divine de celui qui souffre une nouvelle et merveilleuse noblesse. » 70
Ainsi la souffrance ne porte-t-elle plus en elle, inscrite dans son essence comme une possibilité pure et déjà effective, la béatitude, l’idée que le fait même de souffrir rapproche de Dieu n’est, selon Scheler, qu’une déformation de l’enseignement et du contenu véritables du christianisme, une conception « infiniment plus hellénique et néo-platonicienne » que seule l’église grecque orientale, exprimant en cela le besoin de souffrir propre à l’âme russe, a intégré dans son christianisme. 70
La souffrance est justement, selon Scheler, l’expérience de ce sacrifice, elle n’est jamais en elle-même joie et ne se change pas non plus en celle-ci, son acceptation, le renoncement sur un plan permet seulement le développement du bonheur sur un autre, le sens de la souffrance qui réside dans le sacrifice n’exprime qu’une relation extrinsèque à autre chose, les actes héroïques ne comportant un sens métaphysique que si le héros est bienheureux — non pas dans la sphère même de sa souffrance et par elle — mais, dit Scheler, « dans une sphère qui dépasse celle de ses souffrances ». 70
Ainsi en est-il de l’espérance chez les jeunes, du souvenir chez les vieux, de tous les modes de vie imaginaires dans lesquels le moi substitue au sien un autre moi avec lequel il s’identifie, de toutes les expériences, que devait décrire Scheler, de participation et de contagion affective par lesquelles le moi vise à se fondre dans un autre, à s’unir à lui de manière à devenir précisément cet autre moi qu’il n’est pas. 70