Aristote fait une distinction — à retenir — entre ktema (la possession, l’acquisition, le bien meuble ou immeuble), et khrema (l’argent, la richesse). Il distingue en conséquence la chrématistique (pratique et technique de l’argent, comme monnaie conventionnelle), et l’économie des biens naturels.
Il y a donc pour le chef de maison et pour le chef de la cité une sorte d’acquisition des richesses conforme à la nature. Mais il est un autre mode d’acquisition, précisément celui qu’on appelle d’ordinaire et avec raison, le chrématistique, qui ne met nulle borne à l’enrichissement. Beaucoup pensent qu’il se confond avec le précédent parce que ces deux modes sont voisins. Mais ils sont différents sans être fort éloignés. L’un est naturel; l’autre ne l’est pas; il relève d’une pratique et d’une technique spéciales (Pol. I, 3, 9).
La chrématistique a donc pour objet principal la monnaie et pour fonction de produire le plus d’argent possible pour les échanges. Elle n’est pas comme telle productrice de richesse. L’avoir est autre chose qu’une quantité de monnaie. La monnaie est une richesse « irréelle » fondée sur la « convention », non sur la « nature » de la chose.
Eh quel sens comprendre ces déclarations? En ce sens d’abord que l’argent n’est pas l’équipement (l’habitus) ; n’est pas davantage le travail ou l’action; n’est pas non plus l’existence. Il a pourtant rapport à tout cela. Comment? Quel rapport rationnel? L’argent n’aurait-il aucune signification?
L’explication suivante s’éclaircira de ce que nous apprend l’analyse de l’action, de la relation, du langage. Certains sigles notamment que nous allons employer, y sont devenus familiers (cf. p. 123).
L’argent est « signe » : un signe de la richesse. Comme tel, assurément, il n’est rien, qu’un signe; un signe justement ,dont la valeur repose sur une convention, elle-même fondée en raison par la valeur-travail (ratio-actio).
R (existence) => R S (travail-valeur) => S (argent) <= S R (valeur représentée et représentante) <= R (existence)
Double convergence, de la réalité vers son signe, et du signe vers la réalité, qui explique la position centrale de l'argent.
Émanant d'un capital existentiel (R) qu'il représente pour une part (SR), l'argent en est l'expression et comme le condensé ou le produit (S); il signifie, pour une existence (éventuellement autre) l'action même, le travail ou l'avoir réel (SR), qui permettent de vivre (R). Ainsi, peut-on comprendre que le « chrêma » n'est point le « ktêma » (l'avoir); il signifie du moins qu'on peut se le procurer en réalité.
Le pouvoir de l'argent est donc comme celui du langage, proportionné à ce qu'il représente, pour sa part, de réel. Mais de même qu'il ne faut pas prendre pour argent comptant des paroles dénuées de poids, de même arrive-t-il qu'on se méprenne sur la valeur de l'argent et qu'on oublie cette relation du signe à la chose signifiée, en dehors de quoi l’argent n’est que papier ou métal! Il paraît « absurde d’appeler avoir ce dont on peut regorger et pourtant mourir de faim, comme il arriva au Midas de la légende, lorsque sur sa prière, il vit se changer en or jusqu’aux mets qui lui étaient servis » (Polit. 1, 3, 9 et 10).
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En suite de cette distinction, Aristote professe une doctrine sur la stérilité de l’argent, et sur la condamnation du prêt à intérêt qui dominera pendant près de vingt siècles l’histoire économique (et dont en 1516 le Concile de Latran reprendra la formule essentielle : non parit pecunia pecuniam)1. Est-elle bien fondée en raison?
On a parfaitement raison de haïr le prêt à intérêts (obolostatique). Par là, en effet, l’argent devient lui-même productif et se trouve détourné de sa fin qui était de faciliter les échanges. Mais l’intérêt multiplie l’argent, de là, précisément, le nom qu’il a reçu en grec où on l’appelle rejeton (tokhos). De même en effet que les enfants sont de même nature que leurs parents, de même l’intérêt, c’est de l’argent, fils d’argent; mais de tous les moyens de s’enrichir, c’est aussi le plus contraire à la nature (Pol., I, 3, 23). Cf. Éthiq. Nic., IV, I, 37, 1.
Une vue plus exacte des choses ne doit-elle pas ici modifier la théorie, et engendrer une autre pratique universellement adoptée désormais? De même qu’il y a une fécondité du langage qui se donne libre cours dans le syllogisme, de même il y aurait un processus « logique » qu’on a vu se développer du prêt à intérêt. Celui-ci est admissible à condition justement que la mesure y soit gardée en proportion de ce que l’argent peut dire à juste titre et qu’il exprime en fait comme substitut du travail2.
Le juste titre d’un assignat, c’est sa valeur (SR). Mettons qu’une somme soit posée là comme une affirmation. On l’accouple à une autre, on la met en œuvre, on l’applique à quelque autre valeur; il s’ensuit un mouvement inédit, un dynamisme, une éloquence nouvelle, dont ni la première ni la seconde proposition n’étaient par elles-mêmes porteuses, mais que leur union a déterminés. L’une et l’autre ont à l’action terminale une participation, qu’il est juste de reconnaître. L’argent immobile reste infécond : mais enclenché, par le prêt, sur une autre valeur (d’opération, celle-là, de travail et d’ingéniosité) il devient productif. De lui-même, comme signe isolé, on n’aurait pu rien conclure, rien sortir. Mais accouplé, il enfante : c’est juste. Deux valeurs juxtaposées sont logiquement comme deux propositions sans lien. Mais que l’une ou l’autre vienne, par le biais du prêt, à rejoindre le réel, elles se prêtent mutuellement secours, les voilà greffées sur l’existence (au lieu de rester passives), les voilà en acte et par le médium de l’action-raison, génitrices, dans une certaine mesure, de l’effet recueilli, l’intér-est engage un signe dans le réel; ou plutôt il est le résultat enfanté par cet engagement, tandis que le solipsisme de l’argent le condamnerait à rester improductif. C’est de l’argent célibataire.
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L’argent n’est donc pas sans une signification rationnelle à laquelle il convient de prendre garde, pour un juste équilibre de la vie. Les pauvres nous donnent souvent l’exemple de cette sagesse, lorsque justement, sans jalouser personne, ils ont appris à ne rien mépriser : ni l’argent ni le pain. Ce qui a valeur de symbole — symbole de vie — ils ne le jetteront pas à la rue. L’argent, comme le pain, c’est pour eux de l’existence; et ils ont raison, dans une mesure qu’il convient justement de peser chaque fois. L’argent, c’est pour une part une existence déjà vécue; en ce qu’il représente d’effort, de capital, de coût réel dans la dépense existentielle d’où il émane. C’est d’autre part, une existence non encore vécue : une existence en espèces, dont il vous appartient, de choisir la réalisation en nature. Que ferez-vous de ce langage? L’argent parle, dans une vie, avec moins d’équivoque que ne le fait l’éloquence, ployable à tous usages. L’usage que vous faites de l’argent dit clairement, sans rhétorique, le sens de votre vie.
Le drame — l’action existentielle — est tel cependant que d’authentiques valeurs d’existence ne sont pas « réalisables » à partir de telles espèces. Que ne donnerait-on pas, si l’on pouvait, pour transformer au prix que l’on voudra, les billets en « existence », et demeurer en vie! Mais on n’achète pas cette valeur : quoi qu’il en coûte, finalement, on la perd. Le signe amassé reste inefficace. L’argent, ici, n’est pas une rançon suffisante.
Cela veut dire que si l’homme doit vivre un jour indéfiniment heureux, sa vie nouvelle aura été payée d’une autre façon qu’à prix d’argent. Mais comment penser, sous quelle forme représenter cette infiniment précieuse rédemption? Nous n’en avons aucune idée, tant du moins que nous ne savons pas « ce qu’est » l’homme, la profondeur de sa perte, et le prix donc de sa rançon.
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Signalons ici, pour terminer, dans cette perspective de l’homme, de sa perte, de. son avoir, de son rachat, qu’un certain « mépris des richesses » peut apparaître comme l’effet d’une philosophie un peu courte, pour ne pas dire d’un idéalisme ou d’une naïveté puérils.
La juste appréciation de l’argent est sagesse, à la mesure que nous avons dite. Car l’argent, encore une fois, c’est de l’existence : pour vivre, en faut, qui se monnaye en nécessités dont il serait outrageux de faire fi. L’apparence d’une sagesse sur ce plan-là, comme sur les autres, s’appelle « sophistique » : et l’illusion de l’héroïsme ne rachète point cette caricature. L’argent, la parole, sont les humbles signes où s’incarnent, pour être viables, la vérité et la vie. La philosophie ne se permet point de « méconnaître » ces réalités : elle enseigne seulement à en comprendre le sens. Il est bien certain, à travers de tels signes, que l’existence ne s’y confond point. Au risque d’un calembour dans l’assonance, la formule de sagesse pourrait donc être ici : ni mépris ni méprise. La juste appréciation nous tient à équidistance de deux extrêmes. Le pouvoir d’achat reste en deçà de la vie qu’on voudrait garder, exactement comme le pouvoir d’évocation des mots expire au seuil de notre esprit. De même à l’orée d’un Royaume Nouveau le Verbe remplacera nos paroles, de même un Rédempteur vient payer pour l’être perdu et racheter à grand prix. Les « signes » sont alors d’un autre Capital, d’une autre Arche : Sacrements du Verbe Crucifié, Source Riche et Vraie. La Vie qui est Vérité parle en faisant le geste, en joignant, comme on dit, le geste à la parole : les sacrements ainsi constitués (S) sont, aussi nécessaires à la vie nouvelle, que l’argent ou la parole aux communications élémentaires; et aussi méconnus d’ailleurs de ceux qu’un certain idéalisme en détourne. Idéalisme de pseudo-pauvres, illusoirement spirituels, qui ne savent pas apprécier à sa modeste mesure l’élémentaire nécessité de l’élément sensible, dont les humbles font l’expérience.
Laissons ici entrouverte à la philosophie (à la philosophie de la religion notamment et du sacrifice comme impôt) une perspective à inventorier sur la trame existentielle des signes. Le réseau en est d’une logique serrée, telle qu’on n’y échappe pas, même si on la méconnaît. La banqueroute d’une vie peut tenir à cette méprise. Cf. NIP. 2, Carrefour 23.